dimanche 16 septembre 2012

Les entretiens de la rentrée : Aurélien Bellanger

Le premier roman d'Aurélien Bellanger, La théorie de l'information, a été annoncé comme le phénomène de la rentrée littéraire. Un phénomène qui dure (bien qu'un peu moins bien vendu qu'on aurait pu le penser - et son éditeur, l'espérer) et sur lequel il n'est pas inutile de revenir avec son auteur, interrogé par messagerie électronique. Quelques extraits de cet entretien sont parus précédemment dans Le Soir.
Est-il nécessaire d’être un geek pour écrire La théorie de l’information ?
Je ne suis pas vraiment un geek : j’aime lire des encyclopédies, certes, mais je ne sais utiliser sérieusement aucun logiciel. J’ai cependant passé deux ans de ma vie à le devenir, et à m’enchanter pour des choses qui m’avait jusque-là semblé sans intérêt. Le jour où j’ai découvert le combiné Magico, permettant de transformer un Minitel en ordinateur portable, fut ainsi un grand jour pour moi ! La théorie de l’information fut peut-être une longue entreprise de conversion qui a fait de moi un geek. En fait, je pense, et on l’a beaucoup dit, que l’époque appartenait aux geeks. L’accès libre et illimité à la connaissance a permis de généraliser un type humain, plutôt marginalisé jusque-là. Mon roman raconte précisément ce basculement – et en filigrane, mon propre basculement sans doute.
D’où vous est venue l’idée de décrire l’évolution de notre monde à partir de ce point de vue particulier ?
Je cherchais un sujet mais je manquais d’ambition romanesque. Je lisais La comédie humaine de Balzac, et soudain j’ai eu l’idée d’écrire un roman balzacien.
Alors tout s’est coalisé en quelques jours : l’idée d’un personnage milliardaire au passé sulfureux, l’importance historique de la télématique, les aventures post-humaines de certains des acteurs clés des télécommunications, le désir de parler du monde économique et des artefacts qu’il génère, l’absence de livre de fiction sur l’histoire d’internet, l’envie d’évoquer une théorie peu connue mais aux implications gigantesques…
Comment avez-vous conçu l’imbrication de la fiction et de la masse importante des informations qu’il fallait bien fournir ?
En tant que lecteur, j’adore apprendre des choses en lisant. Un roman qui s’appelle La théorie de l’information devait comporter, presque contractuellement, une part théorique, et véhiculer un certains nombre d’informations !
Mais j’ai absolument voulu éviter de faire quelque chose que je n’aime pas beaucoup, qui sent trop le truc : la scène où un personnage explique quelque chose à un autre personnage, et en réalité au lecteur. Cette « naturalisation » de la partie informative d’un roman me semble en fait un peu artificielle. Sachant ce que je ne voulais pas faire, j’ai un peu radicalisé la position inverse, en me disant : alors pourquoi ne pas inclure carrément des passages théoriques ? Dans la mesure où ils sont liés à l’intrigue, et pas seulement par leurs thèmes (Mycenne a écrit l’article de la troisième partie, Ertanger les passages en italique), ils ressortaient malgré tout du genre romanesque, et pas du genre de l’essai. D’ailleurs, des éléments de faux, parfois indiscernables, interviennent souvent : j’ai toujours essayé de privilégier le vraisemblable, qui est la valeur romanesque suprême, plutôt que l’exactitude scientifique. Qu’importe qu’une théorie soit vraie : le but est de montrer comment elle parvient à ensorceler un personnage.
« Minitel », « Internet » et « 2.0 » constituent les divisions du livre en trois parties. Est-ce parce qu’il s’agit d’une manière commode de se situer sur l’échelle de l’évolution ?
L’évolution technique, on l’a beaucoup dit, est le seul domaine où le progrès est certain. Mes trois parties correspondent à des rencontres décisives. Pascal Ertanger va découvrir le Minitel, puis Internet, puis les réseaux sociaux. Il va parvenir à s’adapter à ces trois écosystèmes successifs.
Il y a aussi une montée à l’universel : d’abord quelque chose de franco-français, puis de mondial, et enfin une appellation un peu fourre-tout : si le terme 2.0 désigne d’abord une évolution du web, on utilise aussi le terme humanité 2.0 pour parler du transhumanisme, par exemple. 2.0, c’est l’idée d’une ouverture.
On a beaucoup évoqué déjà, à propos de votre roman, des éventuels modèles d’après lesquels vous avez bâti vos personnages. Et en particulier de Xavier Niel, dont le parcours présente des similitudes avec celui de Pascal Ertanger. Vous attendiez-vous à ces remarques ? Et, même, n’avez-vous pas choisi volontairement de les susciter ?
Je m’y attendais, mais pas à ce point : il faut dire que Xavier Niel est devenu, en trois ans, beaucoup plus incontournable qu’il ne l’était quand j’ai commencé à me documenter. C’était un entrepreneur aimé des geeks, c’est devenu l’incarnation de l’entrepreneur génial.
Le défi, par ailleurs, était plus d’intéresser le lecteur avec un sujet a priori repoussoir. Je me disais, naïvement, qu’on me créditerait de plus de qualités littéraires si j’arrivais à rendre littéraire un champ peu exploré dans le roman. Du coup, mon sujet ne m’apparaissait pas spécialement accrocheur en lui-même. Mais en fait, le monde entier est devenu geek ces trois dernières années.
Quelle est la qualité principale de Pascal Ertanger ? (Ne parlons plus de Xavier Niel.) Sentir avant tout le monde où va souffler le vent ? Être un génie du montage de sociétés ? Savoir comment gagner de l’argent ? Tout cela à la fois ? Autre chose ?
Pascal Ertanger a peur, fondamentalement peur ; le monde l’inquiète et il désire le comprendre. Les affaires vont faire écran et vont le protéger. Il est doué pour cela, et il va le faire à la perfection. D’autant que dans une large part, son caractère obsessionnel va le servir. Mais son véritable destin est sans doute ailleurs. C’est un contemplatif, un spéculatif. Il aurait aimé, sans doute, être un scientifique de génie. Il lui en est resté le goût des prophéties rationnelles.
Vous avez choisi, pour votre premier roman, un titre très peu romanesque. Comme Alexis Jenni l’avait fait l’an dernier avec L’art français de la guerre. S’agit-il, d’après vous, d’une tendance actuelle ? Et cela vous donne-t-il l’espoir d’un destin similaire ?
Je me méfie je crois du lyrisme, que je trouve très dangereux, passé une certaine dose. Je préfère faire croire que je suis sec, pour bien réussir mes moments pathétiques. J’aurais peur, sinon, de trop ressasser certains trucs que je n’aime pas – ce ton mielleux, neutre et compassionnel qui a connu une grande fortune dans les voix off des séries américaines, par exemple. J’avais un autre titre en réserve, mais qui sonnait mal : Le mouvement brownien. C’était peut-être encore pire, et puis ce n’était pas vraiment le sujet du livre.
Après, est-ce une tendance ? Je ne sais pas.
Vous avez écrit un essai consacré à Michel Houellebecq, que vous qualifiez d’écrivain romantique. Où vous situez-vous par rapport à son travail ? Quels sont les points communs, s’il y en a, ou les grandes différences ?
Il y a dans son recueil Renaissance ces vers que j’aime beaucoup, dont mon roman pourrait être un long développement : « L’enfant technologique guide le corps des hommes, / Des sociétés aveugles /  Jusqu’au bord de la mort ».
Houellebecq, au-delà de l’adjectif « houellebecquien », devenu générique, c’est avant tout un style. Or, je n’ai pas du tout sa manière stylistique, enfin je ne crois pas – j’ai pu peut-être laisser passer des tournures qui sont proches des siennes, par imprégnation.
Houellebecq, plus généralement, comme Balzac, est une inspiration évidente, en tant que grand maître du réalisme, mais d’un réalisme un peu truqué, qui sert d’alibi à un fond romantique comme à l’exercice discret de quelques thèmes fantastiques.

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