dimanche 2 septembre 2012

Richard Millet, après

La première partie de ce texte est parue hier.

II. Après

Richard Millet ne doit pas être surpris de ce qui lui arrive : une volée de bois vert, une de plus pour cet écrivain qui se dit objet de haine, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, à propos d’un texte qu’il vient de publier sous le titre éloquent d’Eloge littéraire d’Anders Breivik. Il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’un livre, mais d’une petite vingtaine de pages posées négligemment après un essai intitulé Langue fantôme : Essai sur la paupérisation de la littérature. En même temps que deux autres ouvrages, De l’antiracisme comme terreur littéraire et Intérieur avec deux femmes.
Considérons donc l’objet du scandale, non pour lui-même, détaché de l’ensemble, mais au contraire dans le contexte qu’on suppose voulu par l’auteur : la publication simultanée de trois petits livres.

Langue fantôme : Essai sur la paupérisation de la littérature, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik

En ouvrant quand même d’abord, pas au hasard mais en raison de la curiosité suscitée par les premiers commentaires, Langue fantôme. Prêt à courir le risque de se noyer dans l’encre si l’on ne se reconnaît pas dans ce qu’écrit Richard Millet, ainsi qu’il prévient.
Une ouverture en fanfare n’empêche pas qu’on la trouve un peu éloignée du sujet qu’il entend traiter (la paupérisation de la littérature, rappelons-le) : « Nul, dans ce qu’on appelait naguère le monde littéraire et que le Spectacle a rebaptisé scène littéraire, nul n’a, semble-t-il, souligné l’événement que constitue le fait qu’Umberto Eco s’est rasé la barbe. » Ah ! Nous nous disions bien qu’Umberto Eco avait changé – il a dû subir le phénomène qu’Emmanuel Carrère (celui-ci est vilipendé ailleurs par Richard Millet pour son Limonov) décrivait dans La moustache, où un homme qui l’a rasée s’étonne de ce que personne ne voit rien. De là à affirmer que cela le fait ressembler à un notaire de province…
La modification capillaire n’est cependant pour Richard Millet que la face visible d’une autre modification, bien plus essentielle (surtout pour la démonstration qui va suivre) : « En vérité ce rasage ne serait pas un événement si Eco n’avait également rasé son roman le plus célèbre (et nonobstant rasoir), le Nom de la Rose, vendu à trente millions d’exemplaires dans plus de quarante langues, et dont il vient de donner une version modernisée, “plus fluide et accessible”, débarrassée des citations latines, avec des descriptions “allégées”, mais sans toucher à l’“intrigue”. » Umberto Eco a expliqué que cette interprétation répandue dans la presse ne correspondait pas aux quelques rectifications effectuées. Mais faut-il croire un sémiologue qui s’est rasé la barbe ? Richard Millet ne tient en tout cas aucun compte de ses protestations et préfère, parce que cela l’arrange, en rester à ce qu’a rapporté la rumeur. Car il prend Le nom de la rose comme exemple de ce que sont les innombrables défauts du roman contemporain. Et on ne va quand même pas chicaner parce que son exemple est faux, au moins pour la partie concernant la « version modernisée » ! Si ? Si, quand même. Sans fondations, la construction branle d’autant plus aisément que les murs ne seront pas, ensuite, montés dans les règles…
Au passage, Richard Millet met quand même le doigt sur une véritable faiblesse du roman contemporain qui, dans la plupart des cas, ne se préoccupe que de raconter une histoire, de monter une intrigue, au détriment de l’écriture – ce qu’on appelle communément le style. (Encore faudrait-il analyser comment le roman du 19e siècle pratiquait, hors les quelques grands exemples qui nous sont restés. Peu importe pour Richard Millet, c’est au monde d’aujourd’hui qu’il s’en prend.) Le défaut de langue est certes une caractéristique assez fréquente de ce qui se publie (et se publiait ? je ne vais pas lâcher l’affaire ainsi) dans le domaine romanesque. Nous nous en désolons autant que l’auteur de Langue fantôme. De la même manière, c’est à juste titre qu’il se désole de la manière dont le divertissement (l’entertainment) occupe de plus en plus l’espace dévolu à la culture, et le glissement de celle-ci vers celui-là s’est fait de manière si insidieuse qu’il a semblé, somme toute, très naturel. Donc, oui, nous sommes parfois du même avis que Richard Millet. Sur ce qui apparaîtra très vite comme des points de détail.
Car il enchaîne sur « la disparition de l’homme sur la pierre de la mondialisation », prouvant au passage qu’il est tout à fait capable d’opérer lui aussi des glissements. Celui-là, on ne l’avait pas vu venir, avec le cortège de maux qui l’accompagnent. Les « menées révisionnistes contre la langue, en France, réclamant par exemple la suppression de “mademoiselle” et de “race” », omettant soigneusement de préciser qu’il n’a été question de ces suppressions que dans les formulaires administratifs pour « mademoiselle » et dans la constitution pour « race » – cela aurait réduit l’effet de son affirmation. Il redoute aussi (il n’est pas le seul, mais ce n’est pas notre cas) les effets pervers de la numérisation des œuvres littéraires, qui conduirait à ne plus lire que par fragments, à créer des « logos littéraires » (ah !?) et qui va, au fond, « dans le sens d’une non-lecture ». On se demande bien pourquoi. Puisqu’il le dit… Continuons à le suivre dans son militantisme en faveur d’une littérature « non dégénérée dans le relativisme romanesque mondialisé ».
Continuons à le suivre, certes, mais avec prudence. Et non sans nous poser quelques questions, surgies dès les premières pages. Richard Millet parle donc de littérature (il ne le proclamera jamais assez). S’agit-il bien de littérature, de langue, de style, dans son démontage mécanique et acharné d’une situation qu’il déplore ? N’est-ce pas là un jargon de technocrate ? Franchement, le « relativisme romanesque mondialisé », on n’en redemande pas. On ne demandait pas non plus la profusion de « dégénérescence » et de « décadence » (ainsi que des mots de leurs familles) qui alourdissent le propos…
Fustigeant une fois encore Umberto Eco dans la réécriture de son roman « à l’usage des quasi-analphabètes » (nous sommes à la page 21 !), Richard Millet continue à scier la branche déjà fragile sur laquelle il était assis – après les fondations creuses et les murs branlants, son affaire n’est pas très bien engagée. Il doit d’ailleurs se dire que tout cela ne tourne pas rond, car le voici sur la pente du néologisme barbare : « narratique », appelons donc ainsi, et tant pis si c’est moche, les romans moches qui de toute manière l’ont bien mérité ! Ajoutons le « concept » (aïe !) d’« Eco-logie littéraire », il n’en faut pas davantage pour comprendre dans quel désarroi Richard Millet se trouve à ce point d’une démonstration qui, décidément, ne prend pas. Bon, il arrive qu’on rate une mayonnaise. On recommence. Lui aussi. Ou plutôt, il continue…
Après le notaire de province qu’est devenu Umberto Eco (car enfin, il faut cesser d’en parler comme d’un romancier), voici la « tête épaisse et rase de garçon boucher » portée par Isak Gerson, que Richard Millet ne porte pas non plus dans son cœur. Il dirige le mouvement suédois qui croit aux vertus du copiage et du piratage. Avec, si nous comprenons bien, le physique de l’emploi… Les arguments sont de plus en plus convaincants, non ?
Alors, dans un (probable) mouvement de panique devant ce qu’il faut bien considérer comme un désastre, Richard Millet se sent obligé de frapper un grand coup : le laisser-aller de la langue correspond à l’absence de « sentiment de la langue », ce qui n’est pas rien puisqu’il est « la conscience perpétuelle que celle-ci touche à la loi et au sacré ». Et voilà ! Le tour est joué, les échafaudages sont à nouveau droits. En vertu de quelle logique ? C’est une autre histoire, qui n’a pas besoin d’être racontée – et nous le prouverons tout à l’heure en sa compagnie.
D’ailleurs, les affirmations se succèdent. « Il existe, en France et dans le monde, au nom même du patrimoine littéraire mondial, une haine de la littérature qui montre qu’on préfère la pauvreté de l’illusion à la richesse du réel. » Ou bien : « il n’y a qu’un recours à la nouveauté extraordinaire de la tradition comme réponse au nihilisme à l’œuvre dans le roman contemporain. » Et encore : « la culture […] ne relève plus aujourd’hui que de l’idéologie du métissage global  ou du placebo politique ». Ou, à propos de Françoise Sagan et Romain Gary, écrivains « médiocres » : « La sagano-garyfication de la littérature française est, elle aussi, un signe de tiers-mondisation. »
N’en jetons plus. Reconnaissons que Richard Millet ne produit pas des slogans pauvres, de ceux qu’on pourrait scander dans un meeting politique. Mais la récurrence de certains mots – ajoutons, à ceux que nous avons déjà cité, le surgissement du « métissage », du « multiculturalisme », de la « créolisation » pour désigner les responsables de l’état du monde (et de la littérature, n’oublions pas qu’il s’agit de littérature) – le rapproche malgré lui ( ?) de cette « écriture » pauvre et incantatoire. D’autant que le fond de sa pensée apparaît de plus en plus clairement, même s’il a mis un peu de temps avant d’y arriver : « Le rapport entre la littérature et l’immigration peut sembler sans fondement ; il est en réalité central et donne lieu à un vertige identitaire ».
Nous y voilà.
On ne sait plus très bien si on est encore dans la littérature ou dans autre chose, mais on y est : « La guerre redevient une idée neuve en Europe, particulièrement en France où la guerre (civile, le plus souvent) n’a jamais vraiment cessé et où l’immigration extra-européenne, j’y reviens, lui donne une dimension nouvelle, dévoyant le langage sur fond de repentance et de révisionnisme post-gauchiste », etc. En passant par « la divinisation politico-médiatique de l’Autre », « le Démon à l’œuvre » et autres facéties qui lui font égarer ses points de repère et se perdre dans une logorrhée proche du délire.
Parfois même, on se demande sincèrement ce qui lui prend : « Dans un pays entièrement soumis au régime des prix littéraires, la médiocrité des livres couronnés est le mètre étalon de l’idéal littéraire ». Puisqu’il a été l’éditeur de deux récents prix Goncourt, ce doit être un avis de connaisseur !
Malgré tout, Richard Millet reste par instants, comme dans des rais de lumière préservés de la grande ombre qui les entoure, l’écrivain que nous avons aimé. Un sursaut : « nous qui continuons à nous situer, envers et contre tout, dans la grande voix des siècles, les écrivains du passé parlant par notre bouche, que nous le voulions ou non, de sorte qu’écrire reste, plus que jamais, un dialogue entre les vivants et les morts, plus encore qu’entre ces figures absentes que sont les auteurs et les lecteurs. » Un autre, qui est la superbe conclusion de la première partie du livre : « La  langue comme chant semble morte. Son spectre revient éternellement nous hanter ; écrire n’est peut-être que la mémoire du chant ; au moins écrivons-nous dans une langue spectrale, comme il existe de la musique spectrale, c’est-à-dire le possible, plus que le nouveau, à partir du spectre sonore et syntaxique de la langue : un redéploiement du chant. Nous chantons dans ce spectre. Nous conjurons les démons et les peurs ; devenus spectres, nous assumons enfin notre humanité décalée, notre bizarrerie fatale, la joie d’ouvrir la bouche dans la lumière des siècles. » Ce n’est hélas ! pas représentatif de tout ce qui précédait (ni de ce qui va suivre).
Richard Millet l’a dit, page 50 : « Contrairement à ce qui se murmure à mon sujet, la provocation n’est pas mon fort ». Il aurait aussi bien pu écrire : « Contrairement aux apparences », car voici le texte sur Anders Breivik qui vient… Et si ce n’est pas de la provocation, déjà par son sujet, qu’est-ce que c’est ?
Au crédit de l’auteur, portons qu’il « n’approuve pas les actes commis par Breivik », allant six pages plus loin jusqu’à les condamner – mais pourquoi donne-t-il l’impression que cela lui a coûté un effort ? Ou avons-nous vraiment l’esprit mal tourné ? À moins que ce soit parce qu’il a été « frappé par leur perfection formelle », ce qui le conduit à les détacher de leur contexte « politique, voire criminel ». Pour mieux les… comment dire cela ? les analyser ? Littérairement ?
Richard Millet porte la contradiction au cœur même de ce qu’il travaille (de ce qui le travaille ?) : il a passé cent pages à maudire la littérature telle qu’elle s’écrit et voilà qu’il s’intéresse à un type dont… hum… « l’œuvre »… hum… « littéraire » tient en 1 500 pages publiées sur Internet : « une sorte de manifeste dont les naïvetés, le caractère composite, la culture “Wikipedia”, ne sont pas difficiles à souligner, et le rendent indigeste, quoique non dénué d’intérêt, par endroits, mais qui, ce manifeste, ne saurait se résumer à un violent refus du multiculturalisme, notamment de son fer de lance : l’islam. » L’a-t-on bien noté ? Non dénué d’intérêt, par endroits. Puisqu’en effet « Breivik questionne la recomposition ethnico-raciale d’une Europe en perte d’influence internationale et d’efficacité économico-financière ». Nous y revoilà, et toujours sous couvert d’un jargon auquel on n’éprouvera aucune culpabilité à préférer les textes de Françoise Sagan, de Romain Gary ou d’Umberto Eco.
La thèse qui court derrière cette vingtaine de pages est simple : « Breivik est, au premier chef, un produit exemplaire de cette décadence occidentale qui a pris l’apparence du petit-bourgeois américanisé ». Notons bien que Richard Millet ne s’en prend pas au physique, bien au contraire puisqu’il y trouve l’opposé de tout ce qu’il a en horreur : « il ne porte pas de piercing, de tatouages, de dreadlocks, de cheveux ras, ni de ces ridicules vêtements ethniques qui sont un des attributs de la jeunesse multiculturelle, avec un langage en décomposition, une inculture béate et un avachissement certain de la personne. » Un type bien de sa personne, cet Andres, vous ne trouvez pas ?
À la page suivante, et au cas où on n’aurait pas bien compris où il voulait en venir, Richard Millet est plus explicite (cela lui prend souvent un peu de temps, mais il finit toujours par se lâcher) : « On peut donc dire que Breivik est un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l’immigration extra-européenne a introduite en Europe depuis une vingtaine d’années, et dont l’avènement avait été préparé de longue date par la sous-culture de masse américaine, conséquence ultime du plan Marshall ».
Zou ! envoyez-moi ça, voyez comme je vous explique l’acte littéraire d’un combattant solitaire qui n’est même pas raciste mais qui a écrit « des analyses pertinentes de la perte de l’identité nationale » et qui somme toute, est « un symptôme de notre décadence plus qu’un révélateur de sens », « tout à la fois bourreau et victime ». Faut-il le plaindre ou l’admirer ? La question n’est pas là pour Richard Millet qui se refuse (ouf !) à lui donner raison : « dans la perfection de l’écriture au fusil d’assaut, il y a quelque chose qui le mène au-delà du justifiable – ce qui pourrait être, néanmoins, une des définitions, restreintes, de la littérature, en même temps que la négation de celle-ci. » On sent malgré tout une légère hésitation, non ? De toute manière, « Breivik est sans doute ce que méritait la Norvège », châtiée, si l’on a bien compris, pour cause de décadence – il faut toujours revenir aux fondamentaux.
Et ne pas oublier la littérature qui, en passant par « ce que Renaud Camus appelle la “décivilisation”, avec le “grand remplacement” qui en est le corollaire », est défaite moins par les actes de Breivik que par ce qui les a provoqués. Et voilà pourquoi votre fille est muette…

De l’antiracisme comme terreur littéraire

En passant au livre suivant, on imagine que le flux, à défaut de se tarir, va ralentir quelque peu. Que nenni ! Richard Millet attaque bille en tête : « Ce qu’on appelle littérature, aujourd’hui, et, plus largement, la culture, n’est que la face hédoniste d’un nihilisme dont l’antiracisme est la branche terroriste. Il n’y a pas plus de racisme en France qu’il n’y a de fruits d’or aux branches des arbres, et l’idéologie antiraciste a besoin d’en inventer pour justifier la terreur permanente qu’elle exerce sur tout le monde, à commencer par les écrivains ».
Et dire qu’on ne savait pas tout ça ! Pauvre de nous ! Heureusement, Richard Millet vint, porteur de bonnes paroles qui enfin nous permettent de comprendre le déclin du monde occidental, le nôtre, et, par conséquence, celui de la littérature. Nous nous trouvions, tout en l’ignorant, dans ce que l’auteur appelle « néocolonialisme ». Qui n’est pas, comme tant d’esprits faibles auraient pu le comprendre, la recolonisation économique de territoires autrefois conquis par la force et qui ont connu une transition indépendante dont la face politique reste plus ou moins présentable. Ce « néocolonialisme dont meurt l’Europe par incapacité à rester soi devant une immigration innombrable, incompatible, généralement hostile et finalement destructrice », c’est la colonisation « du riche par le pauvre ». C’est dit. Et redit autrement plus loin, où Richard Millet parle d’une « contre-colonisation ».
Contournant l’accusation de racisme, et puisque la meilleure défense est l’attaque (les lois de la guerre ne lui sont pas inconnues), il simplifie à l’extrême les thèses antiracistes, ne puisant que dans les excès qui en constituent la face la moins aimable (en même temps que la moins crédible). Surtout, plus encore que dans l’ouvrage précédent, il laisse percevoir, dans un aveu de faiblesse presque étonnant, son désarroi : « Jamais je n’aurais pensé me retrouver un jour minoritaire, sur le plan racial, culturel, religieux ». Le voici en proie au malaise de se retrouver « le seul Blanc parmi un nombre considérable d’Africains, d’Arabes, d’Asiatiques et de Pakistanais, en plein jour, dans le ventre de Paris ». (Le supporterait-il mieux la nuit ? Ou ne sort-il pas la nuit, laissant alors le territoire à la libre jouissance de ces non-Blancs ?) Il semble incapable de gérer la situation autrement qu’en compensant son impuissance par un discours gesticulatoire.
Il est, écrit-il, « sommé de renoncer à [s]a culture ». Mais par qui ? Par quoi ? Quelles sont les menaces qui tout à coup lui font percevoir, l’inquiétude au fond des yeux, la fin du monde, la fin d’un monde, la fin de son monde ? Et, bien sûr, on le traite de raciste ! C’est décidément qu’on ne l’aime pas !
Les choses seraient bien sûr plus simples si, comme lui, on avait le souci « de maintenir chacun à sa place naturelle ». Bien sûr. Et il est naturellement naturel que cette place naturelle soit celle que désignerait, pour chacun, Richard Millet, dans son immense sagesse.
Il y a un problème. Sa sagesse, alliée probablement à une autorité elle aussi naturelle, n’est pas reconnue à l’unanimité. « Je suis un des écrivains français les plus détestés », écrit-il tout en tirant de cette situation, qui fait de lui « un être d’exception », une certaine fierté. Fierté jamais avouée, et dont même il se défend, mais qui transparaît dans la manière dont il s’arcboute sur ses positions, de manière à être de plus en plus détesté, ce qui le rend de plus en plus fier. Parlez-lui des blogs « dans lesquels on affecte de me voir en vieux cerf qui brame au fond d’une forêt dans laquelle chaque arbre est devenu, par surpopulation, un être humain la plupart du temps hostile, au mieux indifférent, mais toujours menaçant. » Pourtant – il faudra le croire sur parole –, il ne se réjouit pas d’être haï. Seuls les imbéciles peuvent le suggérer, dit-il. Acceptons, une fois n’est pas coutume, d’entrer dans le camp des imbéciles.
Richard Millet sait pourtant qu’il a raison. Richard Millet est incapable d’erreur – une autre de ses grandes qualités. Richard Millet détient la vérité – qu’il n’écrit pas, portons aussi cela à son crédit, avec une majuscule, réservant souvent la majuscule à l’ironie, or la vérité ne peut être sujet d’ironie puisqu’elle est vérité. « Je  parle », dit-il, « à la lisière où le Verbe se sépare de l’Idéologie, et si passionnément attaché à découvrir la vérité que je lui sacrifie mon être social ». Il ne partage qu’une chose, « qui est impartageable autrement que dans la lumière de l’assentiment : la vérité. » Il a l’amour de la vérité. Une vérité blanche, chrétienne, en un mot : française. De souche.
Il se décrit avec une simplicité touchante : « Français de souche et de race blanche, hétérosexuel, catholique, pénétré du souci d’autrui autant que du mien, et par là particulièrement soucieux de ce que j’ai reçu en héritage, notamment la langue, et de le transmettre à mon tour ». Et retombe aussitôt dans ses travers les plus irritants, incapable de résister à se définir aussi contre. Contre ce à quoi il ne croit pas : « aux vertiges de l’horizontalité ou aux extases de l’ubiquité transnationale, transsexuelle, pluriraciale et multiculturelle ».
Si on ne l’aime pas, c’est à cause de la Propagande, ou du Nouvel Ordre mondial. C’est parce qu’il dit « la douleur de celui qui est devenu l’étranger de l’immigré ». C’est parce qu’il s’oppose au grand complot qui allie la mauvaise conscience et l’islamisation, « le bras par lequel les États-Unis et les Émirats continuent d’œuvrer à la destruction des nations européennes ». C’est à cause des hypocrites et des fanatiques, dont la liste est longue : « plagiaires, apostats, indignés, inquiets, convertis, subvertis, pervertis, femmes déféminisées, fils d’archevêques, écuyers hémorroïdaux, zélotes de la grande santé, nihilistes de la littérature postlinguistique, mamamouchis de la créolisation générale, scholiastes de la glisse parasémantique, révisionnistes étranglés par leurs sens, dévots debordiens, badiousiens, foucaldiens, baudrillardiens, deleuziens, girardiens, derridiens » – tiens ! il devient amusant !
Si on se contentait de ne pas l’aimer, passe encore. Mais « on veut me tuer parce que je suis en guerre. » Il a pris l’habitude des armes au Liban, il en a gardé le goût. « Qui ne s’est jamais battu à l’arme automatique ignore tout du chant de la kalachnikov ou du M 16 et de la danse qu’ils suscitent, dans laquelle le fait de tuer peut donner, hors toute cruauté, au cœur de l’action, une jubilation singulière. » Que la guerre est belle quand elle est faite sans cruauté ! Et ne serait-ce pas par cette passerelle fragile (que nous hésitions à lancer, mais tant pis !) qu’il en est arrivé à écrire sur Breivik ? La guerre, de toute manière, continue, même si les écrivains contemporains l’oublient et que les autres font semblant de ne pas le savoir. C’est une guerre civile « qui règne en France depuis 1789, et que ravivent l’immigration de masse et ce qui l’accompagne : l’antiracisme. » C’est une sorte de refrain aigre, agrémenté d’expressions douteuses dont une des plus belles ( !) est probablement « la doxa littéraro-immigrationniste ».
Les amalgames douteux ne lui font pas peur. On le renverrait, affirme-t-il, à l’expression d’« épuration ethnique » en raison de son « amour de la pureté, notamment en matière de langue : souci évidemment raciste aux yeux des tenants de l’impureté générale ». Richard Millet, tout omniscient qu’il soit, se trompe. On l’y renvoie en raison de la manière dont il articule si intimement deux idées différentes – son amour de la langue et son rejet de l’autre – qu’elles deviennent chez lui les composantes indissociables d’une attitude – oui – raciste, comment le dire autrement ?
Mais il a des arguments et convoque Lévi-Strauss qui s’interrogeait avec lui « sur le seuil de tolérance à ne pas dépasser quant au nombre d’étrangers qui s’installent dans un pays ». On ne saura jamais ce que Lévi-Strauss aurait pensé de ces livres-ci, dans lesquels Richard Millet semble tenir pour acquis que ces étrangers ont « le dessein de ne pas s’assimiler à la population indigène ». Du coup, patatras ! nous voici tombés, et lui le premier, dans un « cloaque ethnique » ! Ce n’est vraiment pas de chance…
De chance, Richard Millet n’en donne aucune à cette immigration qu’il scrute d’un air soupçonneux. Car, s’il était condamné à jouir de la « diversité » (« en tant que nouvel euphémisme postethnique », précise-t-il), il devrait écrire comme eux, « des phrases courtes, nominales, sans hiérarchie de niveaux linguistiques, si possible sur des sujets modernes, c’est-à-dire socionarcissiques : sans-papiers, clandestins, opprimés, minoritaires, et sur moi-même en tant que garant du néo-puritanisme ».
De chance de nous convaincre, il n’en a aucune. Il mélange tout sans plaisir, touillant sa sauce en espérant lui rendre les couleurs qu’en avaient les ingrédients à l’origine (quand ce n’était pas une sauce). Puisqu’il a tout compris, qu’il est capable de se mettre dans la peau d’un antiraciste, il se prend à définir le raciste, d’après ce que, selon lui, croit l’antiraciste, pour ridiculiser la définition : « Est donc raciste celui qui ne pense pas bien – et qui notamment refuse d’admettre que l’individu mondialisé, antiraciste, inculte, veule, abruti par la sous-culture américaine et par l’ignorance, bardé de droits et passant de la plainte au bêlement du “cool”, soit encore un homme au sens où la tradition européenne nous avait appris à l’être. » N’y a-t-il pas un peu trop d’ingrédients dans cette sauce douteuse ?
On ne le lit pas, déplore-t-il – ce n’est pas si grave, le silence « est au fond la vraie condition de l’écrivain ». Mais si, on le lit. La preuve. Dommage que c’est, en lisant, bien pire que ce qu’on pressentait avant de le lire…
Mai 68 est le nom d’un désastre, l’empire colonial français était médiocre, le Français vit un « cauchemar ethnico-politique », comment voulez-vous qu’on s’en sorte ?
Par la littérature ? « Je suis un écrivain », clame-t-il. Mais il paraît à ce point contaminé par son besoin d’expliquer ce qu’il pense contre (presque) tout le monde (Renaud Camus est un des rares à trouver grâce à ses yeux), si occupé à défendre la vérité – sa vérité – qu’on en vient à le considérer comme perdu pour la littérature. Cette littérature qu’il prétend défendre et dont il s’éloigne tout en l’abîmant bien davantage que les écrivains qu’il méprise. Cette littérature au meilleur de laquelle appartiennent, il faut le redire malgré tout, quelques-uns de ses livres. Des livres d’avant.
Et si, maintenant, il était encore capable de nous surprendre agréablement après un tel gâchis ? Il avait trois chances – trois balles, pour porter l’écriture sur le terrain de la guerre qui est aussi le sien, nous l’a-t-il assez répété. Il en reste une. Un récit. Tous les espoirs sont permis.

Intérieur avec deux femmes

Peut-être avons-nous souffert de la contamination. Les pages lues dans les deux autres volumes nous trottaient encore dans la tête en ouvrant Intérieur avec deux femmes. On a beau être animé des meilleurs sentiments, la virginité perdue ne se remplace pas. Et notre regard sur Richard Millet – sur ce qu’il écrit – est devenu plus acéré. Moins complaisant ? Il va devenir difficile d’ignorer les moments où ses démons le reprennent.
Comme preuve de bonne volonté, laissons de côté les sentiments mitigés provoqués par l’attitude du narrateur envers les femmes. D’autant plus aisément que Richard Millet a déjà longuement développé, par le passé, des liaisons romanesques assez éloignées de toute norme – ce qui est, après tout, la norme en amour, aucune histoire ne ressemblant à aucune autre même si elles peuvent se ressembler toutes. Par ailleurs, il s’agit d’un récit, donc peut-être pas tout à fait d’une fiction, et l’écrivain qui raconte son aller-retour Paris-Amsterdam s’appelle Pascal Bugeaud et non Richard Millet. La distance est aussi mince, certes, qu’entre Siom et Riom, communes que connaissent bien les lecteurs d’avant…
La construction est épurée. Partant de Paris, Pascal Bugeaud quitte Alix. Revenant à Paris, il retrouve Maria Luisa pour commencer une nouvelle histoire d’amour – encore faut-il être prudent avec ce mot, tant sont nombreuses les questions qui l’environnaient dans la relation avec Alix, et ces questions reviendront peut-être avec Maria Luisa. Du moins n’est-ce pas, pour la seconde, notre problème. Le récit, à ce moment, est terminé.
L’écrivain se rend à une rencontre d’écrivains. Il n’aime pas ça. Il n’aime pas les autres écrivains. En particulier ceux qui sont dans le même train que lui. Ni cette journaliste. Pas davantage que cette éditrice. Pascal Bugeaud n’est pas un homme de bonne compagnie dans le monde littéraire. En outre, il offre des ressemblances frappantes avec Richard Millet tel que nous avons, dans les deux livres précédents, vu qu’il se voit.
« J’étais encore un homme respectable. Il arrivait même qu’on me manifeste de l’amour. C’étaient surtout mes livres qu’on aimait, non ma personne, qui présente bien des aspérités, ou qui est trop complexe pour une époque de grandes simplifications. Bientôt mes livres diviseraient les critiques et j’inspirerais de la haine. » Dès les premières lignes, un lecteur normalement constitué croit qu’il s’agit de Richard Millet. La confusion est d’autant mieux installée que le nom de Pascal Bugeaud surgira seulement plus tard. Et l’on se dira : tiens ! ce n’était donc pas Richard Millet ? Pour oublier tout de suite qu’on s’est fait cette réflexion et en rester à l’identification, d’ailleurs pas si fausse, entre le narrateur et l’auteur.
Celui-ci est bientôt gagné par les tics que nous observons maintenant depuis un moment. Dès la deuxième page, c’est parti : « La France est devenue une nation consensuelle, c’est-à-dire insignifiante, comme la plupart des nations européennes ». Mais, depuis toujours « intéressé par les spécificités raciales, ethniques, nationales, sociales », Pascal Bugeaud ne tirait de ses observations « nulle loi, en tout cas rien qui concernât je ne sais quelle supériorité d’une race sur une autre ». Chercherait-il à nous rassurer ?
La guerre au Liban passe comme une ombre, plus lointaine que l’espoir tout proche d’hériter de compagnons de voyage à peu près convenables : en première classe, on suppose qu’ils « ne seraient pas des barbares. » (Ce ne sera pas tout à fait pareil au retour, des billets promotionnels ayant été vendus à des voyageurs moins fortunés, donc moins stylés, donc moins agréables à côtoyer que ces écrivains qui, déjà…) Mais passons sur ces petites mesquineries. Si elles ne grandissent pas le personnage, elles n’ont d’autre but que de faire croire à sa vérité.
Tout se passe à peu près bien, dans une rêverie qui passe de la littérature à la peinture et de la peinture à la musique, des arts qui s’accordent autant avec la destination qu’avec la traversée de la Belgique. Une rêverie à peine interrompue de réflexions sur le culturel, la religion ou le métissage – du pur Richard Millet, mais sans y insister.
Tout aurait donc pu se passer à peu près bien s’il n’y avait eu cet arrêt à Rotterdam. « L’immobilisation du train m’a fait ouvrir les yeux, et j’ai vu la mosquée. »
Catastrophe ! Il a combattu les musulmans à Beyrouth mais ne les hait point. (Dit-il.) Pourtant, cette mosquée imposante de style ottoman dans une ville hollandaise lui fait l’effet d’un coup de poing. Et aussi, pensera-t-il plus tard, d’une défaite. L’indignation le gagne.
Et la littérature devient prétexte à ruminer ses obsessions. Il n’est plus besoin de chercher la vérité, puisqu’elle est ancrée en lui, qu’elle lui appartient comme il lui appartient, relation fusionnelle – et idéologique – derrière laquelle la littérature s’efface. Le narrateur est renvoyé à ses préoccupations. L’auteur aux siennes, qui sont les mêmes. Et le lecteur n’a plus qu’à quitter la scène, consterné par une telle constance, un rabâchage qui n’en finit pas alors même qu’il avait conservé un petit espoir d’y échapper au moins cette fois-ci – pitié, monsieur le bourreau !
Tant qu’à faire, au point où nous en sommes, poursuivons malgré tout : d’apparentes contradictions se glissent dans le texte. Alors qu’il était question de la présence choquante d’un édifice religieux musulman dans un pays protestant, le narrateur se souvient d’avoir été troublé par la dissonance entre un pays où il se trouvait et des étrangers qui en parlaient la langue. Des « enfants d’immigrés extra-européens […] s’exprimaient en suédois » à Stockholm, une famille africaine « dont les membres se parlaient en allemand » dans un train qui longeait le Rhin. Un malaise, là aussi, alors que l’intégration semble réussie. Pourquoi ? L’écrivain ne creuse pas. Le lecteur, lui, à qui on ne la fait pas, se dit que cet homme, décidément, a un problème aigu devant tout ce qui ne lui ressemble pas. Une peur ancestrale et irraisonnée de l’autre, quelles que soient les efforts accomplis ici ou là pour expliquer que non, pas du tout…
Un peu plus loin revient, au moins deux fois, le couplet sur la solitude, la noble solitude du narrateur libre. Plutôt que noble, cette solitude est pathétique, non parce qu’elle serait vaine mais surtout parce qu’elle semble creuse, bâtie sur des faux-semblants – une sorte d’erreur originelle à laquelle Richard Millet s’accroche comme une moule à son rocher. Ne cherche-t-il pas, parfois, à se convaincre lui-même du bien-fondé de ses affirmations – de sa vérité ? Cette supposition, néanmoins, doit être faite sans y insister, parce qu’elle supposerait que l’homme soit aussi nourri de quelques doutes. Et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on les cherche en vain dans ces trois livres. Sinon, dans celui-ci, à propos de ses projets amoureux.
Le comble : il est moins seul qu’il le croit. Au retour, en visite chez un ami près de Bruxelles, celui-ci lui débite un laïus que Richard Millet n’avait pas besoin de mettre dans la bouche d’un autre tant il lui est familier : « nous sommes entrés dans une guerre civile qui ne dit pas son nom »
De retour à Paris, il se replace sur ses rails – l’image est facile, puisqu’il prend le RER B pour aller chez Maria Luisa. La ligne B ? « Assurément la plus sinistre de celles qui relient Paris à la banlieue, car elle draine la population la plus pauvre, la plus dangereuse, aussi, celle où le fait d’être un Français de souche devient une question, sinon une épreuve, car les immigrés extra-européens y sont bien plus nombreux que les autochtones ». Comme prévu, si l’on ose l’exprimer ainsi, il y aura presque de quoi trembler et, à l’occasion, de glisser un cliché : « la haine du Blanc et la convoitise de la femme blanche ». Comment disait-il, déjà ? Ah ! oui, néocolonialisme ou contre-colonisation, selon les préférences…
Le bilan de ces lectures est forcément influencé par l’irritation croissante qui les a accompagnées. On en vient à se demander en vertu de quelles qualités (autoproclamées, ou tues mais sous-entendues) Richard Millet prétend être un écrivain supérieur à la plupart de ses contemporains. Car, d’un point de vue strictement personnel, il semble maintenant n’y avoir rien de plus urgent à faire que de passer à autre chose. Serait-ce un de ces romans américains postlittéraires dont il a tant dit le mal qu’il en pensait. S’il s’agissait de nous convaincre et de faire partager son dégoût, c’est raté. Ses grandes démonstrations ont eu plutôt l’effet inverse.

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