Dans Les Prépondérants, Une équipe américaine de tournage arrive en 1922 à Nahbès, dans une colonie française nord-africaine où l’opinion dominante et
bien-pensante du Cercle des Prépondérants entend et approuve, à propos des
femmes appartenant au milieu trouble du cinéma, cette remarque : « Quand elles s’assoient on voit
tout ! » Le bruit court, plus inquiétant encore, que certains
membres de l’équipe sont opposés au colonialisme. De quoi provoquer un choc
culturel – « Le choc » est le titre donné par Hédi Kaddour à la
première partie de son roman, Les
Prépondérants, souvent cité par les différents jurys des prix littéraires à
venir dès la semaine prochaine.
Il y a quelques raisons de ne pas manquer ce roman
romanesque bourré d’arguments pour convaincre les plus réticents. On y trouve
de grandes histoires d’amour contrariées. Une ambition artistique chez un
réalisateur, Neil Daintree, qui rêve d’adapter Eugénie Grandet. La reconstitution historique d’une époque où
fermentent les germes de troubles multiples, non seulement en Afrique du Nord
mais aussi en Europe – un détour par Berlin fournit l’occasion de s’inquiéter
de l’avenir du « Mussolini bavarois », un certain Adolf Hitler… Alors
qu’au départ, il n’y avait que l’envie de décors naturels pour tourner Le Guerrier des sables avec des vrais
chameaux – plus difficiles à diriger que les animaux de cirque dont Neil aurait
disposé à Hollywood.
Comme dans la vie, une chose en entraîne une autre. Pour
convaincre ses producteurs de transporter son équipe technique et ses acteurs
au bord du désert, et donc d’engager un budget important, le réalisateur avait
plaidé : « je veux qu’on sente
que l’arrière-plan peut à tout moment échapper au contrôle des héros ».
C’est gagné, et bien au-delà du champ de la caméra.
Le jeune Raouf, cousin de la studieuse Rania et fils du caïd
Si Ahmed, chargé d’aider les Américains tout en les surveillant un peu, excédé
d’être traité par la vedette du film, Kathryn Bishop, comme un adolescent,
finit par céder au charme de celle-ci et les tourtereaux roucoulent malgré
l’ambition de l’actrice prête à tout pour une grande carrière. De ce point de
vue, Raouf ne peut guère lui être utile, au contraire d’autres hommes, en
Europe où ils voyagent ensemble.
Le plus étonnant, qui est aussi le plus impressionnant dans Les Prépondérants, c’est la façon dont
Hédi Kaddour fait mine de bâtir mollement un récit lâche alors que tout y est
concerté. Les trois temps principaux découpent le roman en parties
chronologiques (« Le grand voyage » et « Un an après » sont
les deux dernières), sans artifices. Mais c’est à l’intérieur que les nœuds se
font et se défont, entraînant les personnages à la rencontre de cultures
diverses, d’événements provoqués par des sentiments de base combinés dans des
mécanismes complexes, et dont la complexité ne freine jamais le flux du récit.
Le nouveau roman de Boualem Sansal est un délire : une
société aussi codifiée, surveillée que l’Abistan, le pays où se déroule 2084. La fin du monde, n’est possible
que dans l’imaginaire, pas dans la vraie vie. L’écrivain l’affirme lui-même,
dans un avertissement destiné à nous rassurer : « le monde de Bigaye que je décris dans ces pages n’existe pas et
n’a aucune raison d’exister à l’avenir, tout comme le monde de Big Brother
imaginé par maître Orwell, et si merveilleusement conté dans son livre blanc 1984 n’existait pas en son temps, n’existe pas
dans le nôtre et n’a réellement aucune raison d’exister dans le futur. Dormez
tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous
contrôle. »
D’ailleurs, Sansal s’inspire directement des mécanismes mis
en place par Orwell dans sa fiction : la dictature est aussi et d’abord
une police de la pensée qui impose une langue pauvre et unique, la surveillance
est complète et les interrogatoires, fréquents. En effet, tout est sous
contrôle.
Sous couvert de pure invention, on le soupçonne cependant
très vite d’alerter, comme le faisait Orwell, sur des dérives bien réelles.
L’écrivain britannique, en 1949, peu après les accords de Yalta, décrivait un
pouvoir politique totalitaire, pas très différent de celui qui oppressait les
Soviétiques. Boualem Sansal, aujourd’hui, évoque un pouvoir religieux tout
aussi totalitaire dont l’Etat islamique fournit quotidiennement l’illustration.
Mais 2084 est
cependant une parabole plutôt qu’un témoignage. Dans l’ordre du reportage, les
informations que nous recevons de régions soumises à un despotisme radical
horrifient. Dans l’ordre du roman, la vision globale est pire encore.
Il est entendu, en Abistan, qu’il y a un seul Dieu, Yôlah,
représenté sur Terre par un prophète unique, Abi, dont les « divins enseignements » sont consignés dans un livre
sacré écrit en abilang, le Gkabul. Tout le monde s’habille de la
même manière, les hommes en burni,
les femmes en burniqab, après une
inévitable évolution : « Un
jour, suite à quelque fièvre qui avait décimé plusieurs régions, on rallongea
le burni des femmes jusqu’à la plante
des pieds, on le renforça par un système de bandage qui comprimait les parties
charnues et protubérantes et on le compléta par une capuche avec œillères
incorporées qui enserrait fermement la tête ». On a bien lu : les
motivations étaient rationnelles, il s’agissait de lutter contre la fièvre…
Dans ce pays qui ne connaît aucune Histoire, sinon 2084, la
date de la Guerre sainte, aucune géographie, car il n’existe rien au-delà de
frontières introuvables, Ati se pose des questions. Attitude répréhensible,
évidemment, qu’il masque derrière un discours convenu tandis que son esprit bat
la campagne, envisageant ce que pourrait être une religion qui ne soit pas
d’Etat, ou un Etat qui ne serait pas religieux, la vie à une autre époque avec
moins de contraintes, une sorte de… oui, de liberté. Concept totalement
étranger en Abistan, où l’effleurer s’apparente à un crime.
Avec 2084. La fin du monde, Boualem Sansal poursuit une œuvre salutaire d’éveil – tout le contraire de ce qu’il faisait mine de déclarer dans son avertissement. La démonstration n’évite pas quelques pesanteurs, mais elle est irréfutable.
Avec 2084. La fin du monde, Boualem Sansal poursuit une œuvre salutaire d’éveil – tout le contraire de ce qu’il faisait mine de déclarer dans son avertissement. La démonstration n’évite pas quelques pesanteurs, mais elle est irréfutable.
A propos de l'Académie française et de son Prix du roman dont c'est le centième anniversaire, je rappelle que la "Bibliothèque littéraire" de la Bibliothèque malgache a réédité, à l'intention des curieux, deux des trois premiers lauréats.
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