dimanche 4 octobre 2015

Frank Bascombe n'est pas Richard Ford

J'ai publié hier, dans Le Soir, un article à propos d'En toute franchise, le nouveau livre de Richard Ford, où le personnage de Frank Bascombe est de retour. C'est la quatrième fois que l'écrivain américain fait de lui le centre d'une fiction - celle-ci n'est pas tout à fait un roman, plutôt quatre longues nouvelles articulées les unes aux autres.
Comme chaque fois, on peut avoir manqué la lecture des livres précédents et débarquer sans préparation dans la vie de cet homme à qui il est, forcément, arrivé un tas de choses auparavant. Car celles-ci sont rappelées discrètement par Richard Ford et, en un sens, on n'a pas besoin d'en savoir plus.
Il n'empêche: une certaine familiarité avec Frank Bascombe peut être agréable. A défaut de vous obliger, séance tenante, à lire Un week-end dans le Michigan, Indépendance et L'état des lieux, les trois romans précédents, je vous propose un saut dans le temps à travers la rencontre que j'avais faite de leur auteur en 1996. Indépendance venait de paraître en français et Richard Ford m'expliquait son travail d'écriture, en fournissant des détails sur ses rapports avec Frank Bascombe.

Frank Bascombe est devenu, sans autres qualités particulières qu’une grande patience et le don d’écouter les clients potentiels, agent immobilier. Il a en charge, si l’on veut, un couple de clients particulièrement exigeants, Phyllis et Joe. Ceux-ci semblent ne pas très bien savoir ce qu’ils veulent, mais ils savent exactement ce qu’ils ne veulent pas : toutes les maisons que Frank leur propose. Frank a une maîtresse, Sally, qu’il doit retrouver avant de passer une journée avec son fils Paul, quinze ans, en pleine crise d’adolescence. Frank compte profiter de la visite de deux musées, l’un consacré au basket, l’autre au base-ball, pour rompre le malaise qui s’est installé entre son fils et lui.
En trois jours, Frank mène donc de front ces trois histoires qui se recoupent et qui, racontées dans le détail, donnent un livre épais où le temps paraît s’écouler à la fois très lentement, parce que presque chaque moment est rapporté, et très vite parce qu’il se passe beaucoup de choses.
Tellement qu’on peut se demander si Richard Ford a pu maîtriser complètement son personnage et s’il n’a pas débordé du cadre choisi pour lui. Mais l’auteur se veut omnipotent : « Lorsque je m’en allais, il cessait d’exister. Je persiste à croire que les personnages ne sont pas des gens réels. Ils sont issus du langage et cela crée chez le lecteur l’impression d’une personne réelle. Un personnage, c’est comme une peinture, un portrait. L’important n’est pas de croire qu’on connaît cette personne, c’est qu’elle donne l’impression d’exister. C’est mon avis, en tout cas… »
Ces trois jours paraissent contenir, pour la durée qu’ils représentent, tous les aspects de la vie d’un homme. « Pas tout à fait, sinon ça ressemblerait à Ulysse. Je ne voulais pas tout mettre, mais tout ce qui était important. Un livre est un artifice, et il n’est pas habituel qu’il arrive tant de choses importantes en trois jours. Je fais confiance au lecteur pour qu’il comprenne qu’il arrive tant de choses en trois jours pour rendre le livre intéressant. C’est une stratégie de l’illusion. Si on n’avait que des week-ends comme celui-ci, on ne survivrait pas à trois week-ends de suite ! »
Le personnage principal, qui est aussi le narrateur du roman, se trouve, au début du roman, à un moment de sa vie qui ressemble à un échec total. Il ne parvient pas à vendre de maison à ses clients, la relation avec sa maîtresse est peut-être sur le point de se terminer, il n’a guère de liens avec son fils… Mais Richard Ford n’est pas tout à fait d’accord : « Tout cela est vrai, mais je ne pense pas que ce soit un échec total. C’est un moment où il voit sa vie ainsi. En même temps, il se dit : que puis-je faire pour que ça aille mieux ? Je n’écris pas de livres sur des gens qui sont en situation d’échec total, ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire des livres dans lesquels les gens continuent à vivre… »
Avec son fils, il se passe en tout cas une chose curieuse : il faut un accident pour que le contact s’établisse vraiment. « L’essentiel, ce n’est pas tellement l’accident, mais qu’il ait fallu prendre un risque. Il faut mettre quelque chose en danger pour obtenir autre chose. « No pain, no gain. » C’est la même chose avec Sally : il prend le risque de lui dire : Je t’aime, et aussitôt il a peur, il regrette. » On a d’ailleurs, à ce moment, le sentiment qu’il le dit sans le penser vraiment, que les mots le dépassent.
Une des grandes questions posées par le roman paraît être celle de l’existence : ce que c’est qu’exister, avoir conscience d’exister – Paul, le fils de Frank, pense parfois qu’il pense… Pour Richard Ford, l’existence est une somme de petites décisions. « C’est leur accumulation qui fait une existence. Mais, si on me demandait de quoi parlent mes livres, je dirais qu’ils parlent d’affection, comment l’affection transforme l’existence en vie. »
Le rapport avec les autres nourrit donc la vie, et en particulier celle de Frank Bascombe. Le rapport avec les gens, et l’affection qu’on leur porte. « Frank est un homme qui se trouve un peu détaché des autres, de ceux qui font partie de sa vie. Et le drame central du livre pourrait être : comment s’attacher à nouveau aux gens. Le danger étant que, quand on essaie de s’approcher des gens, on prend quand même beaucoup de risques. »
Même dans sa vie professionnelle, quand il cherche une maison pour le couple dont il s’occupe, Frank essaie vraiment, sincèrement, d’aider les gens. « Certaines personnes – pas beaucoup, mais certaines – pensent que c’est un peu ironique dans mon livre. Mais pas pour moi. Cette sincérité est importante. Sa décision de devenir agent immobilier était vraiment prise pour faire quelque chose en faveur des autres. Mais il a aussi beaucoup d’humour, parce que cette profession est drôle. »
On entre en effet, avec Frank, dans la vie de ses clients qui lui racontent leur vie. C’est même parfois assez horrible ! « Certains clients sont drôles, d’autres sont stupides. En anglais, en tout cas, le langage de l’immobilier est très amusant. C’est sans doute assez difficile à traduire en français. »
En parlant avec Richard Ford, on a le sentiment qu’il est de ces écrivains qui réfléchissent beaucoup à leur travail et ne se contentent pas de se laisser aller à l’écriture sans savoir quelle direction ils prennent. « Je pense à chaque phrase à la manière dont cela fonctionne, reconnaît-il. En effet, je n’écris pas un livre à ma propre intention. C’est principalement pour les lecteurs. Et, sans cesse, je me demande ce que les lecteurs vont en penser. Parfois, vous écrivez une phrase que vous aimez. Cela veut presque toujours dire qu’il va falloir la retirer… Il faut mesurer l’importance réelle qu’elle aura pour le lecteur. Quand on écrit une phrase, on essaie d’être aussi proche d’elle que possible. Immédiatement alors, on recule pour se mettre à la place du lecteur. On s’approche, on recule, on fait cela tout le temps, comme un peintre. Je ne peins pas, mais c’est magique, de voir comment travaille un peintre : il fait de petites touches, très près de sa toile, et, en s’éloignant, on s’aperçoit que ça donne un nuage, un arbre… »
Dans un motel, Frank trouve son vieux recueil de nouvelles, poussiéreux, sans doute jamais ouvert. C’est, pour un écrivain, une curieuse sensation. Richard Ford ne sait pas très bien, cependant, ce que cela représente, bien qu’il soit écrivain lui-même : « Ma relation avec le personnage est basée sur le fait qu’il n’est pas moi. Je pense être moins gentil que lui. Nous avons une intelligence différente des choses, puisque je suis le véritable écrivain et qu’il est un personnage de roman. Je l’aime beaucoup et, d’une certaine façon, je l’admire parce qu’il arrive à vivre avec ses ambiguïtés. Il possède la capacité de pardonner et il aime le langage. Ce sont des qualités que j’apprécie. De manière générale, je ne pourrais pas écrire sur un personnage qui ne m’est pas sympathique. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire