Le moins qu'on puisse écrire, c'est que l'Académie suédoise ne nous a pas surpris cette année en couronnant la Biélorusse Svetlana Alexievitch, citée depuis des années comme possible lauréate du Prix Nobel de littérature, et que les sites de paris en ligne plaçaient largement en tête des pronostics sans que, comme cela s'est parfois produit, des mouvements de dernière minute viennent tout remettre en question.
J'avais déjà, l'an dernier, visité avec insistance deux de ses livres, ceux qui se trouvaient dans ma bibliothèque, et j'avais été frappé par la justesse avec laquelle étaient rendues les voix des témoins qu'elle avait interrogés pour La supplication et La fin de l'homme rouge. Mais la vérité, c'est que je n'ai pas lu complètement un seul de ses livres. Je vais donc sagement me contenter de vous proposer les premières lignes de ces deux-là, même si c'est visiblement dans une vision intégrale qu'on devrait prendre vraiment conscience de leur ampleur. Si cela vous en donne le goût et que vous y allez voir de plus près, cela n'aura pas été inutile.
La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse (1998)
«Je ne sais pas de quoi parler... De la mort ou de l’amour? Ou c’est égal... De quoi?
Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin... Je lui disais: “Je t’aime.” Mais je ne savais pas encore à quel point je l’aimais... Je n’avais pas idée... Nous vivions au foyer de la caserne des sapeurs-pompiers où il travaillait. Au premier étage. Avec trois autres jeunes familles. Nous partagions une cuisine commune. Et les véhicules étaient garés en bas, au rez-de-chaussée. Les véhicules rouges des pompiers. C’était son travail. Je savais toujours où il était, ce qui lui arrivait. Au milieu de la nuit, j’ai entendu un bruit. J’ai regardé par la fenêtre. Il m’a aperçue : “Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour.”
Je n’ai pas vu l’explosion. Rien que la flamme. Tout semblait luire... Tout le ciel... Une flamme haute. De la suie. Une horrible chaleur. Et il ne revenait toujours pas. La suie provenait du bitume qui brûlait. Le toit de la centrale était recouvert de bitume. Plus tard, il se souviendrait qu’ils marchaient dessus comme sur de la poix. Ils étouffaient la flamme. Ils balançaient en bas, avec leurs pieds, le graphite brûlant... Ils étaient partis comme ils étaient, en chemise, sans leurs tenues en prélart. Personne ne les avait prévenus. On les avait appelés comme pour un incendie ordinaire...
La fin de l'homme rouge ou Le temps du désenchantement (2013)
Nous sommes en train de faire nos adieux à l’époque soviétique. À cette vie qui a été la nôtre. Je m’efforce d’écouter honnêtement tous ceux qui ont participé au drame socialiste…
Le communisme avait un projet insensé : transformer l’homme “ancien”, le vieil Adam. Et cela a marché… C’est peut-être la seule chose qui ait marché. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus. Les uns le considèrent comme une figure tragique, d’autres le traitent de sovok, de pauvre Soviet ringard. Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années. Lui – c’est moi. Ce sont les gens que je fréquente, mes amis, mes parents. J’ai voyagé à travers l’ex-Union soviétique pendant plusieurs années, parce que les Homo sovieticus, ce ne sont pas seulement les Russes, mais aussi les Biélorusses, les Turkmènes, les Ukrainiens, les Kazakhs… Maintenant, nous vivons dans des pays différents, nous parlons des langues différentes, mais on ne peut nous confondre avec personne. On nous reconnaît tout de suite ! Nous, les gens du socialisme, nous sommes pareils à tous les autres, et nous ne sommes pas pareils, nous avons notre lexique à nous, nos propres conceptions du bien et du mal, des héros et des martyrs. Nous avons un rapport particulier à la mort.
J'avais déjà, l'an dernier, visité avec insistance deux de ses livres, ceux qui se trouvaient dans ma bibliothèque, et j'avais été frappé par la justesse avec laquelle étaient rendues les voix des témoins qu'elle avait interrogés pour La supplication et La fin de l'homme rouge. Mais la vérité, c'est que je n'ai pas lu complètement un seul de ses livres. Je vais donc sagement me contenter de vous proposer les premières lignes de ces deux-là, même si c'est visiblement dans une vision intégrale qu'on devrait prendre vraiment conscience de leur ampleur. Si cela vous en donne le goût et que vous y allez voir de plus près, cela n'aura pas été inutile.
La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse (1998)
«Je ne sais pas de quoi parler... De la mort ou de l’amour? Ou c’est égal... De quoi?
Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin... Je lui disais: “Je t’aime.” Mais je ne savais pas encore à quel point je l’aimais... Je n’avais pas idée... Nous vivions au foyer de la caserne des sapeurs-pompiers où il travaillait. Au premier étage. Avec trois autres jeunes familles. Nous partagions une cuisine commune. Et les véhicules étaient garés en bas, au rez-de-chaussée. Les véhicules rouges des pompiers. C’était son travail. Je savais toujours où il était, ce qui lui arrivait. Au milieu de la nuit, j’ai entendu un bruit. J’ai regardé par la fenêtre. Il m’a aperçue : “Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour.”
Je n’ai pas vu l’explosion. Rien que la flamme. Tout semblait luire... Tout le ciel... Une flamme haute. De la suie. Une horrible chaleur. Et il ne revenait toujours pas. La suie provenait du bitume qui brûlait. Le toit de la centrale était recouvert de bitume. Plus tard, il se souviendrait qu’ils marchaient dessus comme sur de la poix. Ils étouffaient la flamme. Ils balançaient en bas, avec leurs pieds, le graphite brûlant... Ils étaient partis comme ils étaient, en chemise, sans leurs tenues en prélart. Personne ne les avait prévenus. On les avait appelés comme pour un incendie ordinaire...
La fin de l'homme rouge ou Le temps du désenchantement (2013)
Nous sommes en train de faire nos adieux à l’époque soviétique. À cette vie qui a été la nôtre. Je m’efforce d’écouter honnêtement tous ceux qui ont participé au drame socialiste…
Le communisme avait un projet insensé : transformer l’homme “ancien”, le vieil Adam. Et cela a marché… C’est peut-être la seule chose qui ait marché. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus. Les uns le considèrent comme une figure tragique, d’autres le traitent de sovok, de pauvre Soviet ringard. Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années. Lui – c’est moi. Ce sont les gens que je fréquente, mes amis, mes parents. J’ai voyagé à travers l’ex-Union soviétique pendant plusieurs années, parce que les Homo sovieticus, ce ne sont pas seulement les Russes, mais aussi les Biélorusses, les Turkmènes, les Ukrainiens, les Kazakhs… Maintenant, nous vivons dans des pays différents, nous parlons des langues différentes, mais on ne peut nous confondre avec personne. On nous reconnaît tout de suite ! Nous, les gens du socialisme, nous sommes pareils à tous les autres, et nous ne sommes pas pareils, nous avons notre lexique à nous, nos propres conceptions du bien et du mal, des héros et des martyrs. Nous avons un rapport particulier à la mort.
interviews densifiés (à défaut de 'romancés'), zone grise de la littérature et après tout, pourquoi pas? Une voix forte, un texte à message, une belle écriture...
RépondreSupprimerhttp://www.3sat.de/buchzeit/