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mardi 1 décembre 2020

Le Goncourt d'Hervé Le Tellier


La rumeur n’avait pas tort, qui traçait une voie royale à Hervé Le Tellier vers le Goncourt avec L’anomalie, son dernier roman. Ou vers tout autre prix littéraire qui lui aurait plu, car il était présent dans la plupart des premières sélections. Le point de départ de l’ouvrage est piquant, le traitement ne l’est pas moins, il y a lieu de se réjouir de la possibilité d’une excellente lecture, pour les lauriers c’est fait. Victor Miesel, l’écrivain qui est un des personnages – et qui écrit L’anomalie – a vu un précédent livre, Des échecs qui ont raté, retenu « dans les premières listes du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, pour disparaître quinze jours plus tard des deuxièmes sélections ». C’est lui qui a consolé son éditrice, Clémence Balmer…

Comme tous les passagers et les membres d’équipage du vol AF006 Paris-New York, Victor Miesel a traversé la lessiveuse d’un gigantesque front nuageux, le 10 mars 2021. Le commandant Markle a mené son Boeing 787 à bon (aéro)port. Tout le monde a été secoué, les vitres blindées sont étoilées des impacts de grêlons mais, au final, tout le monde s’en tire bien.

Sinon que, trois mois plus tard, la même scène se reproduit presque à l’identique : même vol, même équipage, mêmes passagers, traversée de l’orage et, au moment de la reprise de contact avec le sol, l’avion est dérouté vers un autre aéroport. A peine au sol, l’appareil et ses occupants sont pris en charge par l’armée. Enquêtes, interrogatoires… Les personnes qui avaient atterri en mars ont, depuis, continué à vivre leur vie (à un suicide près), celles qui arrivent aux Etats-Unis en juin, les mêmes, ont un trou de trois mois dans leur existence. C’est bien une anomalie, une situation imprévue.

Elle mérite de battre le rappel des chercheurs qui ont élaboré, après le 11 septembre 2001, les scénarios envisageant les moindres dysfonctionnements possibles du trafic aérien. Résultat : tout est maintenant sous contrôle et les meilleures décisions à prendre sont détaillées, pour chaque cas, dans un copieux mémorandum. Qui pourtant ne satisfait pas encore le Pentagone : « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? » Va pour un protocole 42 que Tina et Adrian ajoutent à leurs travaux, avec une seule recommandation : faire appel aux scientifiques qui ont planché sur le sujet, bien qu’ils avaient envisagé leur réponse à l’improbable comme une blague de potaches.

Tout le roman a aussi l’air d’une blague, mais d’une blague dont l’auteur, comme le pouvoir devant le dédoublement du vol 006, prend les conséquences très au sérieux. Quelques aventures individuelles sont détaillées, elles ne manquent pas de sel. A commencer par ce que devient Blake, le tueur professionnel d’un premier chapitre qui nous avait lancé sur la fausse piste d’un polar…

Sur une idée de roman fantastique, Hervé Le Tellier a construit un roman qui se coule dans le réalisme de situations inédites, avec des pointes d’humour et une gravité engendrée par une remise en question de la condition humaine.

samedi 28 novembre 2020

Goncourt, les paris sont ouverts

Non, il n’y a rien à gagner dans ces paris – pour vous, pour moi au moins, car il en va tout autrement pour le lauréat ou la lauréate ainsi que pour son éditeur. Lundi, à 12 h 30, on saura lequel, des quatre ouvrages restés dans le dernier carré, auront choisi les jurés.

Je vous rappelle les livres retenus ? Oui, c’est peut-être utile pour les distraits ou les distraites.

  • Djaïli Amadou Amal. Les impatientes (Emmanuelle Collas)
  • Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)
  • Maël Renouard. L’historiographe du Royaume (Grasset)
  • Camille de Toledo. Thésée, sa vie nouvelle (Verdier)

Comme chaque année, Livres Hebdo a demandé leur avis à quinze critiques littéraires : qui aura le Goncourt ? qui le mérite ? Le récapitulatif de tout ça a été publié hier, c’est ici. Sur le fond, je ne me démarque pas des autres, voici d’ailleurs mes réponses aux deux questions.


Dix autres critiques pensent aussi qu’Hervé Le Tellier aura le Goncourt. Mais ils ne sont que trois à me rejoindre sur le fait qu’il le mérite, ce qui donne une égalité de voix entre L’anomalie et Histoires de la nuit, de Laurent Mauvignier – dont je ne comprends pas non plus comment il n’a pas été retenu par le jury du Goncourt. Mais, bon, je ne voyais pas bien pourquoi laisser croire aux chances d’un roman ignoré par ces lecteurs-là. Quand la chance est passée…

Vingt minutes après le Goncourt, car l’événement est virtuel et minuté cette année (encore faudra-t-il voir si les connections se passent avec la souplesse souhaitée, il semble que cela n’a pas été le cas pour d’autres remises de prix dans les jours précédents), vingt minutes plus tard, donc, si tout va bien, le Renaudot donnera son palmarès. J’y serai, en principe, par écran interposé, je vous raconterai probablement cela dans Le Soir ou ici.

mardi 27 octobre 2020

La dernière sélection du Goncourt, surprise ou non?

A lire la moitié des noms d’éditeurs présents dans la dernière sélection du Goncourt, il n’y a pas de surprise : Gallimard et Grasset, comme d’habitude.

A lire l’autre moitié de ces noms, quelque chose d’un séisme (mini-séisme, n’exagérons rien) a dû se produire pendant les mois confinés-déconfinés (reconfinés ?) de 2020 qui ont bousculé l’édition et retardé le calendrier de ce prix littéraire : Emmanuelle Collas et Verdier, comme jamais (pas sûr pour Verdier cependant, même si je n’ai pas le souvenir d’un livre paru là-bas et qui se serait trouvé auparavant dans le dernier carré du Goncourt).

Mais, bien sûr, ce n’est pas la répartition par maison d’édition qu’il faut analyser. Seules les mauvaises langues prétendent que les mêmes sont, à peu de choses près, toujours récompensées (à quoi les vertueux leur répondent qu’elles sont les premiers choix des auteurs et autrices). Et, quand un éditeur moins fréquenté remporte le gros lot, les mêmes mauvaises langues affirment qu’il s’agit, pour l’académie Goncourt, de s’acheter à peu de frais un gage de virginité. Renouvelé de loin en loin, très rarement pour tout dire.

Donc, allons à l’essentiel : les livres.

La sélection est celle-ci :

  • Les impatientes de Djaïli Amadou Amal (Emmanuelle Collas)
  • L’anomalie de Hervé Le Tellier (Gallimard)
  • L’historiographe du Royaume de Maël Renouard (Grasset)
  • Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo (Verdier)

Mon choix est clair : Hervé Le Tellier mérite le Goncourt cette année.

D’autant que le roman de Maël Renouard, vers lequel j’aurais pu pencher également, a toutes les chances d’obtenir ce jeudi le Grand Prix du roman de l’Académie française (mais il est déjà arrivé qu’un roman soit couronné par les deux jurys, n’est-ce pas, Jonathan Littell ?).

Quant à Thésée, sa vie nouvelle, c’est très beau mais je suis resté un peu froid devant la douleur du narrateur.

Et si c’était Djaïli Amadou Amal ? Quel symbole ! Une femme, noire, d’Afrique, musulmane, qui parle de la polygamie vue de l’intérieur ! Le courage ne suffit pourtant pas au lecteur que je suis. Il eût fallu, aussi, un talent que l’écrivaine n’a pas (encore ?).

mardi 9 juin 2020

Le Goncourt recule pour mieux sauter


Certes, il ne faut pas voir des complots partout…
Mais quand même. Je ne comprends pas en quoi la première sélection du Goncourt 2020 reportée au mardi 15 septembre plutôt qu’en tout début de mois – ce qui aurait donc dû être le mardi 1er septembre – peut avoir un rapport avec les explications fournies hier dans un communiqué :
En raison de conditions exceptionnelles de la rentrée littéraire de septembre qui suit des mois de pandémie ayant gravement perturbé les parutions de livres et les ventes en librairies…
Les perturbations, c’est maintenant, à la suite de la fermeture puis de la réouverture des librairies. Elles avaient, à juste titre cette fois, servi de prétexte à l’attribution précoce des prix Goncourt de printemps – autrefois les bourses Goncourt. Même si la manœuvre avait été rendue moins efficace par le couronnement de la nouvelliste Anne Serre dont le recueil, Au cœur d’un été tout en or, ne sortait que 17 jours après l’annonce. Ce qui, à quelque chose malheur est bon, évitait au Mercure de France, l’éditeur, de devoir précipiter le mouvement des rotatives pour imprimer en urgence les fameuses bandes rouges supposées exciter l’envie d’achat.
Mais, s’agissant de la rentrée littéraire, alors qu’il est probable que la vie aura repris son cours à peu près normal à ce moment (on l’espère, du moins), alors qu’elle se prépare avec très peu de différences par rapport aux années précédentes, je vois mal en quoi l’annonce de la première sélection avec deux semaines de recul peut servir le monde du livre.
Peut-être quelques-uns des membres du jury ont-ils réservé des vacances lointaines et tardives en pariant sur la réouverture totale des frontières, et craignent-ils de n’être pas à Paris le 1er septembre ?
Non, soyons sérieux…
S’il y avait quand même, non pas un complot, mais une intention cachée derrière ce changement de date annoncé haut et fort ? Un soupçon me vient à la lecture de la suite du communiqué :
Les romans parus jusqu'à cette date pourront ainsi figurer dans cette sélection.
Il pourrait s’agir d’une phrase anodine. L’avenir (dans plus de trois mois, ça laisse le temps de l’oublier) le prouvera peut-être. Sinon que mon esprit pervers y voit, ou au moins y subodore, une intention cachée que mon sens du devoir m’oblige à vous révéler.
Car quels sont les romans qui paraîtront entre le 2 et le 14 septembre ? Il y en a un paquet. Mais le calendrier des mises en vente, toujours disponible en bas de cette page, est susceptible de vous mettre sur la même piste que moi : les deux romans de la rentrée littéraire des Éditions de Minuit (qui n’ont plus décroché le Goncourt depuis 1999, c’était Jean Echenoz avec Je m’en vais) sont publiés respectivement le 3 et le 10 septembre. Pile poil dans la période de rattrapage que je scrute depuis hier avec un intérêt croissant.
Ils ne sont pas des moindres.
Laurent Mauvignier donne avec Histoires de la nuit ce qui est peut-être son livre le plus ample : 640 pages (je n’ai pas vérifié la longueur de tous les précédents mais je ne me souviens pas d’avoir rencontré un volume comparable dans ceux que j’ai lus). Cela n’aurait aucune valeur indicative si l’exigence que l’on connaît à cet écrivain n’inclinait à penser qu’il lui avait cette fois semblé nécessaire de conduire son roman jusque-là.
Quant à Jean-Philippe Toussaint, qui nous fait retrouver Jean Detrez au sein de la Commission européenne (il était le personnage principal de La clé USB, l’an dernier) dans Les émotions, il est suivi de près depuis assez de temps par la Commission Goncourt pour que l’hypothèse d’une année faste ne soit pas absurde. « Mais a–t-on toujours envie de savoir ce que nous réservent les prochains jours ou les prochaines semaines […] ? », se demande le narrateur…
Donc, Jean-Philippe Toussaint ou Laurent Mauvignier pour le Goncourt 2020 ? Si j’ai raison, vous me remercierez de vous l’avoir soufflé en juin…

P.-S. du même jour, mais dans l'après-midi. Les Éditions P.O.L, où l'on lit très régulièrement ce blog (je n'en sais rien, en fait), n'ont pas tardé à comprendre l'astuce et à reprogrammer Yoga, d’Emmanuel Carrère, dans un premier temps annoncé à la rentrée, ensuite reporté à 2021 et finalement à paraître le 10 septembre, dans le même créneau. Sera-t-il pris d’assaut par d’autres encore ?

jeudi 14 novembre 2019

Goncourt, la marque qui déchire

Quel est en France le prix littéraire d’automne qui génère le plus grand nombre de ventes ? Le Goncourt. 367.100 exemplaires en moyenne de 2014 à 2018, selon les chiffres de l’Institut GFK. Et ensuite ? Le Goncourt, aussi, mais celui des Lycéens. 314.000 exemplaires. Joli doublé qui consacre une marque venue de loin et qui a su se renouveler pour rester au-devant de l’actualité : le premier Prix Goncourt a été attribué en 1903 à John-Antoine Nau et, depuis 1985, cette récompense unique a fait des petits.
À l’initiative de l’académie Goncourt elle-même, le Goncourt de la nouvelle a été créé en 1974, celui de la biographie en 1980 (à présent Goncourt de la biographie Edmonde Charles-Roux). Puis vinrent en 1985 celui de la poésie, ajoutant depuis en légitime hommage à l’auteur d’une monumentale Histoire de la poésie qui siégeait en son sein le nom de Robert Sabatier à son appellation, et en 1990 celui du premier roman. Ils n’étaient, à leurs débuts, que des Bourses Goncourt, ils ont franchi l’épreuve du temps et ont été revalorisés en autant de Prix Goncourt. Sans atteindre, et de loin, la notoriété de celui que vient de recevoir Jean-Paul Dubois. (Auquel, car je n’aurai peut-être plus l’occasion de le faire, j’applaudis encore une fois.)
Entre-temps, la Fnac, qui était en 1988 la plus importante enseigne à la fois culturelle et commerciale de France, avait eu l’idée de génie de créer le Goncourt des Lycéens, « avec la bienveillance de l’académie Goncourt », dit la notice Wikipédia. Académie Goncourt qui, néanmoins, a dû se sentir suffisamment gênée un temps par l’aspect commercial du projet pour tenter de retrouver son indépendance et promouvoir elle-même, un temps, une Bourse Goncourt jeunesse. La puissance de feu de la Fnac et le succès croissant du Goncourt des Lycéens a eu raison de celle-ci, toute gêne est oubliée.
Rectificatif: il n'y avait dans la Bourse Goncourt jeunesse que du plaisir et aucune gêne vis-à-vis d'une enseigne marchande, comme me le signale un message d'un juré actuel. Je le cite: «créée à l’initiative de Michel Tournier, elle était remise à l’auteur d’un album jeunesse pour les petits, avec l’appui de la ville de Fonvieille, lieu de naissance d’Alphonse Daudet. Le jour où celle-ci s’est retirée, ça s’est arrêté, voilà tout.» Dont acte.
Sur base de la première sélection Goncourt annoncée en septembre, des comités locaux rassemblant près de 2.000 lycéens lisent et commentent, sélectionnent à leur tour (huit titres cette année) en vue du vote final qui a couronné cette année, vous le savez déjà, le roman de Karine Tuil, Les choses humaines, couronné hier par le Prix Interallié.
Les chiffres de ventes fournis pour le Goncourt des Lycéens mériteraient d’être analysés plus finement, en particulier pour les années concernées. Car le cumul de 2019 est loin d’être une première et l’effet du prix des jeunes lecteurs s’est additionné avec celui du Renaudot en 2014 et 2015 (David Foenkinos et Delphine de Vigan), du roman Fnac en 2016 (Gaël Faye) ainsi que du Prix littéraire du Monde en 2017 (Alice Zeniter).
L’académie Goncourt elle-même, sollicitée un peu partout, parraine depuis 1998 des Choix Goncourt dans différents pays. La Pologne avait ouvert en 1998 une série qui a, depuis, gagné d’autres territoires : l’Orient, la Serbie, l’Italie, la Roumanie, la Tunisie, la Belgique, la Suisse, la Slovénie, l’Espagne, la Bulgarie, l’Algérie, la Chine, le Brésil, le Royaume-Uni, l’Autriche, la Grèce, la République tchèque, le Maroc et la Géorgie. J’en oublie peut-être.
Ils essaiment, les académiciens Goncourt…

lundi 4 novembre 2019

La belle surprise du Goncourt, le coup d'éclat du Renaudot

Moi-même, j'y croyais - c'est dire. Amélie Nothomb au Goncourt, c'était plié. Et puis, pas du tout. Et, au final, tant mieux. J'avais aimé Soif, certes. Mais j'avais adoré Tout le monde n'habite pas le monde de la même façon, de Jean-Paul Dubois, qui l'a emporté au deuxième tour par six voix contre quatre. Je vous l'avais écrit ici, où je vous renvoie donc si vous désirez savoir ce que je pense de ce livre.
En revanche, si vous ne connaissez pas l'homme Jean-Paul Dubois, je peux vous glisser ce que j'avais retenu d'une rencontre avec lui. C'était en 1992, il publiait deux livres cette année-là, je n'ai pas l'impression qu'il a changé depuis.


Jean-Paul Dubois n’est pas un écrivain français. Ou peut-être faudrait-il dire, tout simplement, qu’il n’est pas un écrivain parisien – bien que journaliste au Nouvel Observateur, il vit à Toulouse et évite autant que possible la capitale. Ou encore qu’il est, dans sa tête, un gaucher – il faisait, dans son premier livre, un Éloge du gaucher, ce ne devait pas être un hasard.
Atypique et cependant boulimique, le voici avec deux livres cet automne : un roman, Une année sous silence, et un recueil de chroniques, Parfois je ris tout seul. De celui-ci, on voudrait citer un ou deux de ces instantanés drôles ou tragiques, jamais aussi sérieux qu’ils pourraient l’être, jamais aussi légers qu’ils pourraient paraître, mais, si on commence, on n’arrête pas. Car ces 123 petites histoires qui n’en sont pas, pour ne se suivre en rien, ont quand même toutes en commun d’être un regard sur la vie quotidienne, prise de biais, mais il arrive souvent, c’est tant mieux ou tant pis, selon les cas, qu’on s’y reconnaisse. Par un petit détail, par un sujet essentiel, peu importe. Et c’est pour cela que, quand on rit, on rit un peu jaune.
Toujours est-il que Jean-Paul Dubois n’est pas du genre à arborer fièrement, comme un étendard, ses deux livres comme un exploit. Il se dit formé à l’écriture par quinze ans de journalisme, précise que cela ne lui permet pas nécessairement d’écrire bien mais au moins de le faire vite, et rigole à l’idée de l’angoisse devant la page blanche : « Quand vous écrivez un livre, il n’y a aucune contrainte, vous avez le temps que vous voulez, on vous paie pour ça et, moi, la seule chose qui peut m’empêcher d’écrire, c’est la paresse. L’angoisse de la page blanche, je ne connais pas. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais il y a tout un mythe autour de ça… Oui, on peut écrire dans la douleur, mais on écrit. Ce sont des livres, quoi ! » Comprenez : ce ne sont que des livres, après tout !
Mais quand des livres traduisent, comme Une année sous silence, un tel sentiment de désespoir, un tel détachement de la vie, c’est qu’ils représentent, quoi qu’en dise leur auteur, quelque chose d’essentiel.
Paul Miller a le sentiment que sa femme est en train de devenir folle. Les autres pensent que c’est lui qui va mal. Égaré entre ce qu’il croit être la réalité et l’image qu’on lui en renvoie, il se sent de plus en plus exilé de lui-même. Il ne faut pas vingt pages à Jean-Paul Dubois pour raconter tout ce qui s’est passé avant : la distance de plus en plus grande entre Paul Miller et sa femme, puis entre le monde et lui, la mort de sa femme, son installation dans un petit appartement, son déclin dans la hiérarchie sociale…
L’histoire de Paul Miller est terrible, elle est fondamentalement désespérée. Encore faut-il, pour penser cela, qu’on s’accorde avec le sens commun qui détermine comment on peut réussir sa vie et comment on peut la rater. De ce point de vue, il est clair que Paul Miller est un raté. D’ailleurs, il passe entre les mains des psychiatres, ce qui est bien la preuve qu’il est incapable de s’assumer, non ?
Mais là où Jean-Paul Dubois trouve un axe assez solide pour, sinon retourner le point de vue, au moins en faire douter, c’est quand il fait tout raconter par Paul Miller lui-même. La logique s’effondre. Si Miller ne veut plus parler, ce qui représente aux yeux du monde un échec flagrant, une incapacité fondamentale à accepter l’existence des autres, c’est pour lui une victoire, puisqu’il décidera, quand il le voudra, de reprendre la parole. Et ses emplois minables qui paraissent mériter le mépris – ses fils ne se privent d’ailleurs pas de le lui manifester – ne sont-ils pas un moyen de trouver une liberté nouvelle ?
Quand on parle avec Jean-Paul Dubois, il ne commente pas vraiment ses livres. Sans doute parce qu’aucun commentaire n’est nécessaire. Il suffit de passer cette Année sous silence avec Paul Miller, on aura l’impression de lire un romancier américain, au style précis, chirurgical au meilleur sens du mot – parce qu’il entaille la peau et pénètre les chairs afin de donner à voir ce qu’un homme peut avoir de plus intime –, avec cette manière si particulière de mettre sur le même pied, comme pour brouiller les pistes, l’accessoire et l’essentiel, et, au bout du compte, on réalise que même l’accessoire donne accès à l’essentiel…

Au Renaudot, on n'a peur de rien, et surtout pas de balayer le dernier jour les titres qui étaient encore sélectionnés un peu plus tôt. Aucun de ceux-ci n'a résisté au débarquement, porté par je ne sais quel juré, de Sylvain Tesson, dont La panthère des neiges a été choisi au deuxième tour, par six voix contre deux à La part du fils, de Jean-Luc Coatalem, et deux autres à Pourquoi tu danses quand tu marches, d'Abdourahman A. Waberi.
Je ne l'ai pas lu, je ne vous en dirai donc rien, et pas davantage du Renaudot essai, (Très) cher cinéma français, d'Eric Neuhoff, ni du Renaudot poche, Une vieille histoire, nouvelle version, de Jonathan Littell.

samedi 2 novembre 2019

La possibilité d'un Goncourt pour Amélie Nothomb


Et si Soif recevait le Goncourt, comme cela se murmure de plus en plus à quelques jours, à quelques heures de la proclamation, est-ce que ce serait un scandale ou une consécration méritée ? Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Plutôt une utilisation consciente de la notoriété d’une autrice bien installée dans le paysage éditorial – non seulement par sa régularité mais aussi par ses chiffres de vente – pour renforcer la notoriété d’un prix littéraire prescripteur, quoi qu’on dise de sa baisse d’influence. Ce serait de bonne guerre.
Ce serait par ailleurs opportun. Beaucoup de lauréats ont été primés (à l’usure ?) pour un livre faible après que le jury Goncourt avait manqué le chef-d’œuvre et ce ne serait pas le cas d’Amélie Nothomb : Soif est un roman audacieux et réussi.
Audacieux, car la romancière s’attaque à un sujet de taille, connu, archi-connu, dont il n’y a plus rien à dire même s’il s’écrit encore de nombreux livres sur lui. Jésus, d’accord, on l’a déjà rencontré, l’image est familière, l’histoire aussi et la croix pèse encore sur notre société qui ne s’en remet pas de l’avoir découpée en morceaux sacrés comme une marchandise – tandis que les marchands du Temple avaient provoqué le courroux divin, ou semi-divin, tout dépend de la croyance de chacun.
C’est lui (Lui ?) qui parle : « J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails. » N’est-ce pas là-dedans que se cache le diable, au fait ? Mais, comme le dira Thérèse d’Avila, citée par Jésus sous la plume de Nothomb qui n’en est pas à un anachronisme près : « Je crains moins le démon que ceux qui craignent le démon. » Même pas peur, donc.
Beaucoup de déceptions, en revanche. Il a fait des miracles en croyant faire le bien, soulager des malades, nourrir les affamés, tout ce que vous savez. Et, au procès, les bénéficiaires de cette magie bienveillante défilent comme témoins à charge. « Les trente-sept miraculés ont déballé leur linge sale. » On ne peut décidément compter sur personne : « aucun des miraculés n’éprouve pour moi la moindre gratitude, au contraire, ils me reprochent amèrement mes miracles, même les époux de Cana. » Il préfère se souvenir de la joie qui régnait ce jour-là, de sa mère « pompette, et cela lui allait bien. » Jésus n’a pas de rancune et encore moins de haine, on s’y attendait un peu.
Toute l’histoire aurait l’air d’une farce s’il ne mourait à la fin. Le contraire d’une surprise. Mais il y a la soif, thème majeur que désigne le titre, obsession du Christ sur la croix qui en vient à être vaguement soulagé par un mélange d’eau et de vinaigre. La soif étanchée est pur plaisir, même dans le pire moment d’une existence terrestre : « C’est la preuve que je suis sauvé : oui, au degré de douleur où je suis arrivé, je peux encore trouver mon bonheur dans une gorgée d’eau. »
Amélie Nothomb avait préparé le terrain (aride, le terrain, dans une région du monde qui n’a pas été choisie au hasard : « Il me fallait une terre de haute soif ») : « Aucune jouissance n’approche celle que procure le gobelet d’eau quand on crève de soif. »
Amélie Nothomb nous abreuve d’une eau vive qui pétille d’intelligence et de finesse. En effet, ça fait du bien.

mercredi 2 octobre 2019

Goncourt : Amélie Nothomb et les autres

J’ai une impression dont je vais faire une hypothèse (et peut-être que je me trompe, ce n’est pas grave, le monde continuera de tourner) : le Goncourt, cette année, va renouveler le « coup » de 1984, quand il a couronné L’amant, de Marguerite Duras, qui s’était déjà vendu à 250 000 exemplaires et grimpa ensuite jusqu’au million (source Wikipédia).
Et qui pourrait mieux endosser ce rôle de locomotive qu’Amélie Nothomb, dont Soif est, comme ses romans précédents, mais exceptionnellement, cette fois, pour de bonnes raisons, un succès de l’automne ? Je ne connais pas les chiffres actuels des ventes, il y a trois semaines elles frôlaient, d’après Livres Hebdo, les 40 000 exemplaires. Ce qui, de nos jours, est très respectable. Le Goncourt, en choisissant ce titre, se donnerait, à peu de frais, le luxe de « booster » le roman au niveau d’un méga-best-seller. Et le droit d’affirmer qu’il est redevenu le prix littéraire qui fait vendre le plus…
En tout cas, Jean-Philippe Dalembert, Hélène Gaudy, Anne Pauly, Abel Quentin, Sébastien Spitzer et Karine Tuil sont sortis du jeu.
Je n’ai pas lu encore tous les livres qui ont été maintenus dans la deuxième sélection (il me manque ceux d’Amigorena, d’Appanah et de Miano) mais mes préférences vont toujours à Jean-Paul Dubois.
  • Santiago H. Amigorena. Le ghetto intérieur  (POL)
  • Nathacha Appanah. Le ciel par-dessus le toit (Gallimard)
  • Dominique Barbéris. Un dimanche à Ville-d'Avray (Arléa)
  • Jean-Luc Coatalem. La part du fils (Stock)
  • Jean-Paul Dubois. Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (L'Olivier)
  • Léonora Miano. Rouge impératrice (Grasset)
  • Hubert Mingarelli. La terre invisible (Buchet Chastel)
  • Amélie Nothomb. Soif (Albin Michel)
  • Olivier Rolin. Extérieur monde (Gallimard)
Pendant ce temps, le Médicis a rafraîchi les deux premières sélections déjà publiées et a donné sa première pour les essais.
Côté roman français, Violaine Huisman, Myriam Leroy, Jean-Noël Orengo, Monica Sabolo, Jean-François Samlong et Martin Tince ont disparu. Il reste Santiago H. Amigorena, Brigitte Giraud, Claudie Hunzinger, Victor Jestin, Luc Lang, Kevin Lambert, Guillaume Lavenant, Vincent Message et Christine Montalbetti.
Cinq romans étrangers ont également été oubliés. On n’oubliera pas nécessairement pour autant les noms de leurs auteurs et autrices, Selahattin Demirtas, Giogio Falco, Lidia Jorge, Christian Kracht et Regina Porter. On se souviendra peut-être davantage de celle ou celui qui, parmi les huit retenus, recevra le Médicis étranger : Nina Allan, Mircea Cartarescu, Arno Geiger, Jennifer Nansubuga Makumbi, Joyce Carol Oates, Edna O’Brien, Auður Ava Olafsdottir ou Manuel Vilas.
Quatorze essais composent la première sélection, avec des choix assez étranges en faveur des Éditions Verdier (je suis pour cette maison, mais peu favorable à l’idée de déplacer complètement les territoires des genres) puisqu’un épais recueil de nouvelles signé Didier Daeninckx ou le superbe récit d’Anne Pauly sont rangés ici. Admettons, le jury Médicis fait ce qu’il veut, après tout…

mardi 3 septembre 2019

La première sélection du Goncourt

Ils sont quinze, les romans retenus dans la première sélection du Goncourt. une liste d'autant plus importante qu'elle est aussi la base sur laquelle se feront les choix des lycéens et des jurys étrangers, de plus en plus nombreux. Trois ouvrages seulement, ceux de Santiago H. Amigorena, Nathacha Appanah et Jean-Luc Coatalem, appartiennent aussi à la liste du Renaudot que je vous donnais tout à l'heure. Amélie Nothomb est de retour en grâce après avoir été longtemps snobée - la grâce, cette année, est aussi méritée que l'indifférence, les années précédentes. Deux premiers romans, signés Anne Pauly (je vous ai dit tout le bien que j'en pensais) et Abel Quentin. Sept romancières contre huit romanciers. Un quart de Gallimard et associé (POL), un seul Grasset mais deux Albin Michel.
Et, alors qu'il m'en reste un gros paquet à lire, un favori forcément injuste (d'ailleurs peut-être recalé lors des prochaines étapes, les 1er et 27 octobre avant la proclamation du 4 novembre), Jean-Paul Dubois - toutes les qualités d'un Goncourt, toutes celles d'un livre qui touche juste...

  • Santiago H. Amigorena. Le ghetto intérieur  (POL)
  • Nathacha Appanah. Le ciel par-dessus le toit (Gallimard)
  • Dominique Barbéris. Un dimanche à Ville-d'Avray (Arléa)
  • Jean-Luc Coatalem. La part du fils (Stock)
  • Louis-Philippe Dalembert. Mur Méditerranée (Sabine Wespieser)
  • Jean-Paul Dubois. Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (L'Olivier)
  • Hélène Gaudy. Un monde sans rivage (Actes Sud)
  • Léonora Miano. Rouge impératrice (Grasset)
  • Hubert Mingarelli. La terre invisible (Buchet Chastel)
  • Amélie Nothomb. Soif (Albin Michel)
  • Anne Pauly. Avant que j'oublie (Verdier)
  • Abel Quentin. Sœur (L'Observatoire)
  • Olivier Rolin. Extérieur monde (Gallimard)
  • Sébastien Spitzer. Le cœur battant du monde (Albin Michel)
  • Karine Tuil. Les choses humaines (Gallimard)

mercredi 7 novembre 2018

Prix Goncourt : Nicolas Mathieu

Six voix pour Nicolas Mathieu au quatrième tour, quatre pour Paul Greveillac, c'est donc Leurs enfants après eux, son deuxième roman, publié chez Actes Sud, qui est le Goncourt 2018.
Heillange, avec les souvenirs d’une industrie sidérurgique, est une petite ville en forme d’impasse, de laquelle la nouvelle génération ne pense qu’à se tirer, ce qui restera généralement à l’état de rêve inaccessible. Anthony, qu’on suit avec quelques autres pendant quatre étés, de 1992 à 1998, une année sur deux, a quatorze ans et ne sait pas trop ce qu’il veut, à part trouver des filles. Pour le reste, l’horizon est si bouché, ses parents si cons – se dit-il – que même l’envie d’aller voir ailleurs ne le titille que de loin en loin. Quand il s’y croira arrivé, grâce à l’armée, un pépin physique le ramènera au bercail…
Les jeunes picolent pas mal, fument, draguent en apprenant les attitudes et les gestes au fur et à mesure. Leurs aînés forment souvent des couples déchirés dans lesquels chacun a oublié ce qu’il reproche à l’autre. Les vieilles rancœurs sont aussi rouillées que les aciéries à l’arrêt mais elles sont dans le paysage et il semble que rien ne puisse les en extirper. Même pas les rares projets culturels construits davantage sur des mots que sur des initiatives concrètes. Seule exception, le 14 juillet,  son inévitable feu d’artifice, la beuverie qui l’accompagne au bord d’un lac, le bal où l’on se piétine les uns les autres.
Il arrive qu’on se cogne, demandez à Hacine. Il s’est vu lui aussi ailleurs, au bled de ses origines familiales, et riche du même coup grâce à un trafic qui a mal tourné quand il a cru que l’argent malhonnête pouvait fructifier honnêtement. Revenu donc la queue basse, caïd déchu avec pour seul adversaire à sa taille, taille réduite des bastons locaux, Anthony. Un peu par hasard, d’ailleurs, et parce que le père d’Anthony, ivrogne violent, y a mis du sien.
En 1998, l’équipe de France se dirige vers le titre mondial, le foot booste les ventes de téléviseurs et unit les habitants du pays quelle que soit leur couleur de peau ou leur origine. Un beau leurre. Un leurre quand même. A l’image d’un roman dans lequel sont vite coupées les ailes de celles et ceux qui tentent de prendre leur envol – seule Steph, peut-être, garde une chance, on a envie de le croire autant qu’elle.
Avant Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu avait publié un seul roman, Aux animaux la guerre, étiqueté (à juste titre) noir dans une collection dédiée au genre. Il était déjà dans l’Est de la France, auprès de déclassés après la fermeture d’une usine. Le décor de son deuxième livre n’est pas très différent. Il retrouve en même temps, avec de sérieuses variations, la tension propre à une littérature qui fut longtemps jugée peu digne d’intérêt intellectuel – et qui a si bien contaminé la littérature « blanche ».

mardi 30 octobre 2018

La dernière sélection Goncourt

Plus de premier roman dans la dernière sélection Goncourt, plus de femme non plus, et cela par la magie d’une seule ligne barrée dans l’avant-dernière sélection : celle qui concernait Pauline Delabroy-Allard. Disparaissent aussi, les romans de Tobie Nathan, Daniel Picouly et François Vallejo.
Comme le veut la tradition, il ne reste que quatre titres.
Comme ces dernières années n’ont pas aidé à en prendre l’habitude, aucun favori ne se dégage vraiment.
Sinon, mais d’une si courte tête qu’il faudrait la photo-finish pour en juger, à quatre jours avant le centenaire du 11 novembre 1918, David Diop.
Il me semble que Paul Greveillac et Thomas B. Reverdy ont toutes leurs chances, peut-être Nicolas Mathieu un peu moins – encore pourrait-on dire au sujet de celui-ci, si je me trompe lourdement, qu’il aura été couronné pour consoler Françoise Nyssen d’avoir perdu son poste de ministre de la Culture, comme on a pu insinuer que Nicolas Vuillard l’avait été, l’an dernier, pour saluer son arrivée…
Spéculations vaines. Lisez, ce sont quatre bons romans (je crois, car je n’ai pas lu celui de Greveillac).

  • David Diop. Frère d’âme (Seuil)
  • Paul Greveillac. Maîtres et esclaves (Gallimard)
  • Nicolas Mathieu. Leurs enfants après eux (Actes Sud)
  • Thomas B. Reverdy. L’hiver du mécontentement (Flammarion)

mardi 2 octobre 2018

Prix Goncourt, la deuxième sélection

Comme prévu, et tant pis pour les perdant(e)s, la liste se resserre: la deuxième sélection du Prix Goncourt, huit titres au lieu de quinze, laisse en route les romans de Meryem Alaoui, Inès Bayard, Guy Boley, Adeline Dieudonné, Clara Dupont-Monod, Eric Fottorino, Gilles Martin-Chauffier. Cela fait du monde, et même du beau monde. Ceux qui restent:
  • Pauline Delabroy-Allard. Ca raconte Sarah (Minuit)
  • David Diop. Frère d’âme (Seuil)
  • Paul Greveillac. Maîtres et esclaves (Gallimard)
  • Nicolas Mathieu. Leurs enfants après eux (Actes Sud)
  • Tobie Nathan. L’évangile selon Youri (Stock)
  • Daniel Picouly. Quatre-vingt-dix secondes (Albin Michel)
  • Thomas B. Reverdy. L’hiver du mécontentement (Flammarion)
  • François Vallejo. Hôtel Waldheim (Viviane Hamy)

Ils seront moitié moins le 30 octobre, et un(e) seul(e) restera le 7 novembre, jour de cohue chez Drouant.

vendredi 7 septembre 2018

Quinze pour un Goncourt

Voilà, ça y est, la compétition est vraiment lancée, mais on ne sait pas qui est là pour faire nombre, qui a des chances de se retrouver parmi les quatre finalistes, toujours est-il que l'académie Goncourt a annoncé, à Nancy, sa première sélection. Que voici:
  • Meryem Alaoui. La vérité sort de la bouche du cheval (Gallimard)
  • Inès Bayard. Le malheur du bas (Albin Michel)
  • Guy Boley. Dieu boxait en amateur (Grasset)
  • Pauline Delabroy-Allard. Ca raconte Sarah (Minuit)
  • Adeline Dieudonné. La vraie vie (L’Iconoclaste)
  • David Diop. Frère d’âme (Seuil)
  • Clara Dupont-Monod. La révolte (Stock)
  • Eric Fottorino. Dix-sept ans (Gallimard)
  • Paul Greveillac. Maîtres et esclaves (Gallimard)
  • Nicolas Mathieu. Leurs enfants après eux (Actes Sud)
  • Gilles Martin-Chauffier. L’ère des suspects (Grasset)
  • Tobie Nathan. L’évangile selon Youri (Stock)
  • Daniel Picouly. Quatre-vingt-dix secondes (Albin Michel)
  • Thomas B. Reverdy. L’hiver du mécontentement (Flammarion)
  • François Vallejo. Hôtel Waldheim (Viviane Hamy)

On y remarque la présence de premiers romans écrits par des femmes - ceux dont je vous parle depuis un moment, pour la plupart (voire tous? je n'ai pas vérifié). Alaoui, Bayard, Delabroy-Allard et Dieudonné, cela fait du beau monde, et néanmoins on a gardé de la place pour onze autres écrivains qui n'en sont pas à leur coup d'essai. Voici donc le champ des opérations (de bataille?): quatre primo-romancières, onze romanciers (dont une au féminin, quand même) qui n'en sont pas à leur coup d'essai.
Le paysage est intéressant, c'est le moins qu'on puisse en dire. Mais il est vraiment trop tôt pour en tirer des conclusions définitives, quand bien même on aurait envie de le faire - un piège, le désir de prendre ses choix pour les réalités des autres!
Nancy n'a rien éclairé du tout, malgré les dorures de la place Stanislas. Tant mieux...

lundi 6 novembre 2017

Le Goncourt pour Eric Vuillard

C'était le moins prévisible des quatre finalistes, mais Eric Vuillard mérite le Prix Goncourt pour L'ordre du jour (Actes Sud).
Leurs noms, pour la plupart, ne sont pas familiers. Il faut cependant les citer tous, car leur rassemblement, ce lundi 20 février 1933, ouvre le livre d’Eric Vuillard, L’ordre du jour, et marque le point de départ d’une ère censée durer mille ans. Ils s’appellent Gustav Krupp, Albert Vögler, Günther Quandt, Friedrich Flick, Ernst Tengelmann, Fritz Springorum, August Rosterg, Ernst Brandi, Karl Büren, Günther Heubel, Georg von Schnitzler, Hugo Stinnes Jr, Eduard Schulte, Ludwig von Winterfeld, Wolf-Dietrich von Witzleben, Wolfgang Reuter, August Diehn, Erich Fickler, Hans von Loewenstein zu Loewenstein, Ludwig Grauert, Kurt Schmitt, August von Finck et le Dr Stein. Ils sont au « nirvana de l’industrie et de la finance ». Ils ont décidé de soutenir, aux élections de mars, le parti nazi d’Adolf Hitler. Celui-ci est venu, « souriant, décontracté, pas du tout comme on l’imaginait, affable, oui, aimable même, bien plus aimable qu’on ne l’aurait cru. Il eut pour chacun un mot de remerciement, une poignée de main tonique. »
Ce soir-là, la levée de fonds pour la campagne électorale est fructueuse. Les arguments sont convaincants : « il fallait en finir avec un régime faible, éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise. »
Comment ces vingt-quatre hommes ne soutiendraient-ils pas une si saine initiative ? C’est le moment de dire ce qu’ils représentent : « Ils s’appellent BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken. Sous ces noms, nous les connaissons. Nous les connaissons même très bien. Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre. » Le lien est puissant, qui s’ancre en 1933 pour aller jusqu’à aujourd’hui.
Eric Vuillard fait de grands pas dans le temps. Mais chacun de ces pas est la conséquence du précédent et l’Histoire s’écrit à marche forcée. Parfois contrariée : le 12 mars 1938, les manœuvres de l’industrie allemande destinées à équiper le pays de chars, malgré le traité de Versailles qui l’interdisait, doivent prouver leur éclatante réussite. C’est une parade de blindés sur la route de l’Autriche, avec un Hitler conquérant. Au lieu de cela, c’est la panne générale, l’armée immobilisée, le Führer impuissant. La scène, telle qu’elle est décrite par Eric Vuillard, est grandiose : « Ah ! mais on dirait un film comique : un Führer ivre de colère, des mécanos courant sur la chaussée, des ordres hurlés à la hâte dans la langue râpeuse et fébrile du Troisième Reich. »
On sent bien qu’une méthode est à l’œuvre dans la relecture que fait Eric Vuillard de l’Histoire. Qu’il s’agisse de Buffalo Bill, du Congo, de la Révolution française ou de la Seconde Guerre mondiale, il procède par fragments choisis dans les marges et assemblés avec soin pour donner à l’image d’ensemble un sens inédit. Et passionnant.

lundi 30 octobre 2017

Les trois déçus du Goncourt

Aujourd'hui, ça va, ils sont plutôt contents: ils sont dans les quatre finalistes du Goncourt. Mais, la semaine prochaine, trois d'entre eux seront déçus puisque, c'est la règle, un seul livre sera couronné. Lequel? En tout cas, un de deux-ci:
  • Yannick Haenel. Tiens ferme ta couronne (Gallimard)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Eric Vuillard. L’ordre du jour (Actes Sud)
  • Alice Zeniter. L’art de perdre (Flammarion)
Les critiques littéraires du Masque et la Plume ne sont pas dans le jury Goncourt. Heureusement pour Véronique Olmi - je n'ai pas lu son livre, je vous ai peut-être déjà dit à une autre occasion que j'avais commencé et que j'avais calé en cours de route, assez vite d'ailleurs. Le reprendrai-je d'ici au 6 novembre, jour de la proclamation? J'ai l'impression que j'ai d'autres urgences, mais sait-on jamais...
Entre les trois autres ouvrages, mon cœur balance. Ils ont tous suffisamment de qualités pour faire de beaux lauréats. Disons quand même, il faut parfois se lancer, que Yannick Haenel aurait, de peu, ma préférence.

mercredi 11 octobre 2017

La deuxième sélection du Goncourt

De Francfort, où la Buchmesse est cette année très française - Françoise Nyssen devait, certes, avoir l'habitude de s'y rendre, Emmanuel Macron et l'académie Goncourt, moins -, nous vient la deuxième sélection Goncourt. Très attendue, faut-il le dire, et sans énorme surprise.
Kaouther Adimi, Patrick Deville, Brigitte Giraud, Philippe Jaenada, Marie-Hélène Lafon, Yves Ravey et Frédéric Verger, qui étaient dans la première liste, ont disparu. Ils sont encore huit, il ne devraient plus être que quatre le 30 octobre, pour la dernière sélection précédant la proclamation, le 6 novembre.
Je ne vous fais pas languir, voici ceux qui restent:
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Olivier Guez. La disparition de Josef Mengele (Grasset)
  • Yannick Haenel. Tiens ferme ta couronne (Gallimard)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Alexis Ragougneau. Niels (Viviane Hamy)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Eric Vuillard. L’ordre du jour (Actes Sud)
  • Alice Zeniter. L’art de perdre (Flammarion)

mardi 5 septembre 2017

15 pour le Goncourt et ses annexes

Petite passe d'armes, à fleurets mouchetés mais quand même (avez-vous remarqué combien, au moment où l'approche des prix littéraires se fait encore à l'estime, le vocabulaire se fait guerrier?), quelques minutes avant l'annonce de la première sélection du Goncourt, avec Hervé Bienvault (dont il faut suivre le blog (Aldus - le blog du livre numérique), sur Twitter à propos de, je simplifie, l'importance à accorder ou pas aux sélections pour les prix littéraires.
Le moment était bien choisi.
Les arguments des uns et des autres - ou de lui et de moi, si vous préférez personnaliser - sont toujours les mêmes. Et, d'une certaine manière se rejoignent.
Bien sûr, les sélections ferment, réduisent les choix (en apparence seulement), il faut malgré tout aller voir ailleurs. J'ai parlé, ici ou là, d'entonnoir.
Mais aussi (disais-je), il y a dans les sélections pour les prix littéraires quelques livres qui méritent bien, malgré cette soudaine notoriété assez extérieure à la littérature, qu'on y aille voir. Si c'est une occasion pour le faire, tant mieux.
La preuve par le Goncourt.
Et la preuve est valable pour les deux camps.
Oui, il y a, dans la première sélection, des noms attendus, prévisibles, trop (?) présents dans les pages livres des journaux, les émissions de radio, de télévision, etc. Et, parmi ceux-ci des œuvres de grande qualité, dont je me réjouis de la présence. Pour ceux que j'ai lus, les romans de François-Henri Désérable, de Patrick Deville, de Monica Sabolo, d'Eric Vuillard (est-ce un roman? mais qu'est-ce qu'un roman?) valent le détour. Et sans doute quelques autres dont j'attends avec impatience le temps nécessaire à me les mettre sous la dent: ceux de Brigitte Giraud, Olivier Guez, Philippe Jeanada, Véronique Olmi, Monica Sabolo, Alice Zeniter.
Quant à Kaouther Adimi (qui bénéficie, il est vrai, d'une exposition remarquable en cette rentrée où on ne l'attendait pas vraiment), Yannick Haenel (malgré des succès d'estime et une polémique, auparavant), Marie-Hélène Lafon (jamais oubliée de ses lecteurs, je le dis au passage, je ne dis rien), Alexis Ragougneau (dont Pierre Assouline faisait l'éloge hier), Yves Ravey (qui fait un clin d’œil, ou un pied de nez, il faudra voir, à François Weyergans, Goncourt pour Trois jours chez ma mère), Frédéric Verger (bien qu'il reçut le Goncourt du premier roman), Eric Vuillard (paru avant l'été), qui les prévoyait ici?
Vous en penserez ce que vous voudrez.
Mais avant de penser, de grâce, prenez au moins connaissance de cette première sélection (le Goncourt sera remis le 6 novembre, avant le Renaudot avec lequel il partage cinq titres). 
Et, si possible, lisez... D'autant que cette liste sert aussi de base à quelques déclinaisons du Goncourt, dont celui des Lycéens.
  • Kaouther Adimi. Nos richesses (Seuil)
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Patrick Deville. Taba-Taba (Seuil)
  • Brigitte Giraud. Un loup pour l’homme (Flammarion)
  • Olivier Guez. La disparition de Josef Mengele (Grasset)
  • Yannick Haenel. Tiens ferme ta couronne (Gallimard)
  • Philippe Jaenada. La serpe (Julliard)
  • Marie-Hélène Lafon. Nos vies (Buchet-Chastel)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Alexis Ragougneau. Niels (Viviane Hamy)
  • Yves Ravey. Trois jours chez ma tante (Minuit)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Frédéric Verger. Les rêveuses (Gallimard)
  • Eric Vuillard. L’ordre du jour (Actes Sud)
  • Alice Zeniter. L’art de perdre (Flammarion)

mercredi 28 juin 2017

La dernière danse de Pierre Combescot

Il signait, dans Le Canard enchaîné, Luc Décygnes. Forcément: ses articles étaient notamment consacrés à la danse. Mais les amateurs d'écritures charnues et sensuelles se souviendront surtout de l'écrivain Pierre Combescot, mort hier à 77 ans, pour quelques romans qui ont laissé des traces. Je n'ai pas tout lu. J'ai adoré tout ce que j'ai lu.

Baroque. Tel est le mot qui vient naturellement à l’esprit chaque fois qu’on parle de Pierre Combescot. À dire vrai, il ne donne guère l’occasion de l’utiliser tant il est discret. En 1973, il avait publié son premier livre, une biographie de Louis II de Bavière. Deux ans plus tard, son premier roman, Le Chevalier du crépuscule, inspiré par Frédéric II de Sicile. Puis il avait fallu attendre 1986 pour lire Les Funérailles de la Sardine, roman touffu et… baroque qui plongeait au cœur de l’Italie en remontant jusqu’au XVIe siècle. Voici enfin Pierre Combescot de retour avec son nouveau livre, Les Filles du Calvaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne manque pas de chair.
L’écriture en est un des moteurs les plus puissants : une grosse cylindrée à la mécanique sans doute un peu curieuse, peu orthodoxe, puisqu’on y décèle très vite un surprenant mais séduisant balancement de la phrase, qui ne retombe pas souvent là où on l’attendait. L’essentiel, quoi qu’il en soit, reste le mot « écriture ». Pierre Combescot a la sienne, extrêmement personnelle, et elle procure un bonheur de lecture digne des efforts nécessaires à l’adaptation du début. C’est qu’on n’entre pas dans un livre de Pierre Combescot comme dans n’importe quel petit roman habilement torché où la langue se réduit au plus petit commun dénominateur. Non, il y a ici une exigence inhabituelle qui impose de se mettre en harmonie avec elle, à son diapason, comme un œil doit s’accommoder en fonction de la distance à laquelle il se trouve de l’image observée. Si l’on n’y parvient pas, ou si l’effort paraît trop important, on risque fort de passer complètement à côté de ce livre. Il y aurait de quoi nourrir quelques remords.
Pierre Combescot désigne de manière transparente, dans les premières pages, une des sources auxquelles s’abreuve sa plume. Il le fait en parlant des Poignardeurs, « des petits gars juteux qui possédaient le sens inné du beau geste, dût-il être criminel », et de leur langue : « Ils avaient leur jargon ; un parler souple et imagé où chaque mot recelait un parfum d’aventure. En reprenant à leur compte l’arpion des indics et des vaches et le bigorne du petit poisseux des fortifs, ils perpétuaient, sans s’en douter, la tradition de la langue verte. » Une langue qui coule, qui roule, bruyante et rocailleuse, inventive à tout moment, qui monte à la tête et enivre au point qu’on s’en parfumerait bien tout le corps tant elle est charnelle, en particulier quand Combescot la met dans la bouche de ses personnages. Ou sous leur plume…
Car l’histoire qu’il raconte (une des histoires, du moins) est aussi affaire d’écrit. Elle se nourrit d’une longue correspondance entre Madame Maud et la Roubichou, entrées « dans le jeu terrible de l’écriture » où les mots eux-mêmes entraînent toujours plus loin, toujours au-delà de ce qu’on pensait confier à l’autre, jusqu’aux secrets les plus intimes, les plus inavouables, contredits, réécrits sans cesse afin de brouiller les pistes, mais plus les pistes se superposent approximativement et plus la vérité apparaît en filigrane…
Elles en auront, des douces cochonneries à se raconter, ces deux-là qui ont déjà beaucoup vécu, entraînées dans un nouveau tourbillon de vie et de mort, comme dans une danse qui commence lentement et s’achève en trépignement féroce.
Les lettres échangées ainsi entre les deux femmes, qui ont davantage en commun qu’elles le pensent, racontent donc des histoires du passé. Mais pas n’importe comment. Madame Maud « mettait un malin plaisir à rendre les choses difficiles – sans doute pour qu’elles fussent irrémédiables ; elle égarait sa victime par des surprises, des fausses confidences, des dénouements imprévus à une histoire commencée quelques lettres plus tôt, laissée en quenouille et reprise alors même que sa correspondante en avait oublié le début ».
Ces avancées et ces reculs, ce lent entortillement, c’est aussi le rythme auquel nous balade Pierre Combescot, qui est notre Madame Maud et dont nous sommes la Roubichou. Plusieurs chapitres se terminent par la phrase-appel : « Et voici comme. » Et nous voilà relancés !
Pour faire bonne mesure, et pour achever de lier son lecteur, Pierre Combescot fait mine d’organiser tout cela avec une certaine logique. Mais attention ! Quand il commence à expliquer : « Puisqu’il nous faut restituer les événements dans leur chronologie, en respectant l’ordre plus ou moins dans lequel ils advinrent », il est prudent de se méfier ! C’est un piège de plus qu’il nous tend en tissant entre les années une toile si serrée que nous ne pourrons plus nous en dépêtrer. Encore faudrait-il avoir envie d’en sortir, ce qui est peu probable…
Nous sommes en effet plongés, avec ce roman, dans un monde étrange, sordide et grandiose à la fois. Grandiose dans le sordide, en quelque sorte.
L’univers marginal où s’agitent les personnages va chercher ses racines loin et en des endroits très divers. On nous parle de juifs d’Afrique du Nord, de Russes blancs, de légionnaires parmi lesquels se trouve un ancien nazi, d’un homme qui veut être Landru ou rien, d’une naine qui se précipite au « grand théâtre de la mort », d’une marraine de guerre, du Chinois, d’une donneuse, de michetons, etc. Cela fourmille, cela grouille, dans un monde interlope qui pourrait être celui de Modiano mais où les ombres familières de celui-ci auraient pris une réelle consistance physique et, du coup, auraient surgi pour la première fois en pleine lumière, étonnants de vie.
Malgré deux guerres mondiales, malgré de nombreuses disparitions explicables ou inexpliquées, c’est peut-être l’image du cirque qui marque le plus profondément le roman. Est-il activité ou divertissement plus baroque qu’un cirque ? Les trapézistes nient la pesanteur, au risque de se voir rattrapés par celle-ci, et se trouvent en permanence sur le fil du rasoir. Les clowns forcent le trait, se griment pour n’être plus que des porteurs de masques, rient ou pleurent trop fort, afin que l’on sache bien que tout cela n’est pas vrai, que c’est seulement une caricature de la vie. Oui, mais… une caricature peut parfois mieux faire comprendre ce qu’est la vérité !
On croit entendre la musique de ce cirque, il y a quelque chose de tourbillonnant, des paillettes dans l’air. En même temps, une fois encore, on n’échappe pas au sordide. La femme-tronc semble avoir un destin particulièrement tragique. Le soir où, en pleine représentation, alors qu’un artiste monte, éclairé par un cercle de lumière, vers le sommet du chapiteau, on découvre un pendu qui a choisi cet endroit apparemment incongru pour mettre fin à ses jours est un moment particulièrement significatif : c’était la fête, le spectacle haut en couleur, l’endroit par excellence où on ne pense pas aux soucis quotidiens, et puis voilà la mort, violemment présente, qui rappelle la précarité de l’existence.
Cette image-là, forte et brutale, est à la mesure de tout le roman. Il est excessif, mais d’un excès nécessaire, où rien n’est jamais gratuit. Tout y concourt, au contraire, à mettre en place une atmosphère de rage et de délire, qui fait penser parfois à Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, avec son souverain mépris pour les conventions, fussent-elles romanesques ou sociales.
Cette histoire pleine de bruit et de fureur se découvre dans l’urgence, pressé qu’on est d’en savoir plus, de relier ensemble des morceaux qui paraissent parfois disparates. On en sort essoufflé d’avoir tant couru à la poursuite des personnages, mais heureux d’avoir partagé avec eux cette tranche de monde.
Et, puisque Les Filles du Calvaire ont reçu, cette année-là, le Prix Goncourt, je m'étais ingénié à traquer Pierre Combescot dans la retraite où il s'était isolé (au milieu des taureaux, m'avait-il dit) pour trouver un peu de calme avec la tempête. Ce qui a donné l'entretien suivant.
Cité depuis des semaines comme le grand favori du Goncourt, Pierre Combescot était bien au rendez-vous du premier tour.
Pierre Combescot est un romancier qui aime embrasser, dans le même mouvement, la langue, le récit et les personnages. Il y a cinq ans, Les Funérailles de la sardine avaient été couronnées par le prix Médicis. Du temps s’est passé avant de retrouver la signature de Combescot sur la couverture d’un livre, mais l’attente en valait la peine : Les Filles du Calvaire offrent, avec la même générosité, une épopée jouissive. Il y a du cirque et des chansons, de l’opéra et des gros mots, des destins tragiques et d’autres dérisoires. Il se passe sans cesse quelque chose et, même si c’est impossible à résumer clairement, à moins de réduire le roman au fil tenu par Rachel Aboulafia, la Juive venue de Tunis et installée dans un bistrot sous le nom de Madame Maud, c’est tout le contraire d’une faiblesse !
La semaine dernière, dans la fébrilité des derniers jours avant un vote qu’on lui promettait en sa faveur, Pierre Combescot s’était retiré loin de Paris et avait fui les journalistes. Nous avons cependant bénéficié d’une exception qui nous a permis de réaliser cet entretien il y a quelques jours.
— Le temps qui se passe entre vos livres, est-ce parce que vous arrêtez de travailler après avoir publié, ou parce que vous travaillez longtemps ?
— Ce sont de gros livres, la plupart du temps, et j’y travaille quotidiennement, d’une façon régulière. Mais, entre deux romans, il me faut toujours une année de battement où je tourne autour, avec des feuillets que je déchire.
— Quel a été le point de départ des « Filles du Calvaire » ?
— C’est très difficile à dire. Je pense que j’avais depuis très longtemps ce livre en moi à travers une expérience de musique wagnérienne, du mythe de Parsifal, etc. Et, en même temps, j’avais une espèce de vengeance à assouvir auprès des mélomanes fanatiques de Wagner teutonisés. Quand je suis allé pour la première fois à Bayreuth, je devais avoir une vingtaine d’années, et il y avait encore un public extrêmement typé. On sentait les vieux nazis et, autour d’eux, des Français qui étaient vraiment de vieux relents de collaborateurs. Ils se retrouvaient à travers Wagner. Et puis, en approfondissant un peu l’histoire de Parsifal, il m’est apparu que Kundry était l’équivalent du Juif errant, puisqu’elle est la femme au double visage. Et donc, forcément, elle devait être juive. Ça m’a fait beaucoup rire de penser que Hitler avait dû l’applaudir à Parsifal alors qu’il aurait dû lui mettre une étoile jaune et l’envoyer dans un camp.
— C’est l’ironie de l’histoire !
— Voilà, c’est l’ironie de l’histoire. Et mon héroïne assimile son destin à celui de Kundry – elle ne connaît pas une note de musique, elle ne sait pas qui c’est, elle ne sait pas qui est Wagner, etc., mais, tout d’un coup, quand on lui raconte cette histoire, elle pense que c’est son destin.
— L’écriture est-elle importante pour vous ?
— Je vais vous dire une chose : il n’y a pas de livre sans une écriture, il n’y a pas de livre sans une voix, il n’y a pas de livre sans un style. On peut avoir les plus belles histoires du monde, s’il n’y a pas un style, une voix, une patte personnelle, il n’y a pas d’écrivain, il n’y a pas de roman.
— Votre écriture vous vient-elle naturellement ?
— C’est très travaillé, je sue. J’écris raide tout de suite, et c’est pour ça que je suis très lent. Mes manuscrits ont beaucoup de ratures, mais, dans le premier jet, il y a déjà la musique du livre.
— Il semble y avoir quelque chose de charnel dans vos rapports avec la langue…
— Oui. Je ne chipote pas. Je suis le contraire de quelqu’un de maigrichon, et physiquement, et intellectuellement, et aussi dans mon écriture. Vous avez raison, c’est une phrase qui a du sang. Mais, en même temps, il ne faut pas non plus que ça aille jusqu’à l’apoplexie. Trop gourmande, la langue devient insupportable. Je prendrais comme modèle le Flaubert de Bouvard et Pécuchet et non pas celui de Salammbô. Ou alors, le Flaubert des lettres.
— Est-ce un livre qu’on peut lire à plusieurs niveaux ?
— Tout à fait, oui. Il m’est apparu comme ça. Le soubassement m’est apparu d’abord. C’est comme en peinture : il n’y a pas de belle peinture s’il n’y a pas un beau dessin. Pour le roman, c’est la même chose s’il n’y a pas un plan, voulu ou pas voulu – parce que le roman force la main de l’écrivain. Le plan m’est dicté, je ne peux pas y échapper. Quand, par exemple, un personnage n’est pas voulu par mon roman, il tombe de lui-même. Et je l’oublie. C’est donc qu’il n’avait pas d’existence véritable.
— Dans un ensemble aussi vaste, comment sait-on que le livre est terminé ?
— On peut toujours surcharger, faire un livre épais. Mais c’est un peu comme un fruit, il faut qu’il vienne à maturation, qu’il se détache de l’arbre, qu’il tombe et qu’il ne soit pas trop lourd, qu’il ne s’étale pas. Il faut sentir ce moment, et il faut le cueillir. Il y a des gens qui ne savent pas, et qui laissent pourrir le fruit. J’aurais pu faire une fin beaucoup plus chargée et je ne me le suis pas permis. Je voulais finir sur une sorte de mystère, comme une parabole. Les personnages ont eu tant de vie que je pouvais me permettre de les liquider en trois feuillets…

Ce soir on soupe chez Pétrone (2004)

Parlez-vous zobain ? C’est ainsi que Pétrone qualifiait, à Marseille, l’argot des canailles. Ils allaient z-aux-bains. Où le zob occupait une place prépondérante. Voici donc Rome, au sens large, dans son génie et sa débauche. Un Satiricon revu et revisité par Pierre Combescot, maître ès civilisation et perversion antiques. Les mémoires apocryphes de Lysias sont un régal qui comble les gourmets et les gourmands. Car les excès n’empêchaient pas le bon goût. Ni la franche rigolade, la poésie.

De Florence à Paris, à cheval sur les 16e et 17e siècles, les alcôves bruissent d’amours illégitimes. Les complots fleurissent à tous les étages. Les espions les rapportent et les entretiennent. Toutes les rumeurs prennent des proportions délirantes. Le duel est à la mode, tandis que des armées combattent. Le meurtre est monnaie courante, par le poison, l’arme blanche ou le pistolet. L’époque est, pour le dire vite, un gros tas de fumier bien puant sur lequel brillent malgré tout des pierres précieuses. Car les richesses ne manquent pas et elles nourrissent la convoitise des plus ambitieux.
L’ambition, Léonora l’a tétée à Florence au sein de sa mère qui, blanchisseuse, rêvait d’un destin singulier. Sa fille, bien que très laide, a hérité d’un rêve qu’elle entreprend de réaliser dès lors qu’elle entre au service de Marie de Médicis. Pour la coiffer. Et plus si affinités, puisqu’elle entreprend d’amuser cette jeune fille dont l’enfance s’est déroulée « entre jeux, fêtes et crimes sanglants. » Avec la confiance qui grandit, Léonora comprend qu’elle peut manipuler Marie, en faire l’escabeau qui la conduira vers la gloire et, surtout, la fortune. La prédiction d’un mariage royal pour Marie permet à celle-ci de suivre les conseils de son amie, son autre elle-même, pour refuser un prétendant en attendant celui qui sera digne d’elle. Un roi de France, pourquoi pas ?
Pierre Combescot s’inscrit dans l’histoire, dans les périodes surtout où il trouve à s’ébattre au milieu des excès les plus fous. Il mène un train soutenu, fouette ses phrases, crève les mots sous lui pour leur faire dire ce qu’il veut. Et s’épanouit en décrivant Marie qui « fait la reine » tandis que Léonora se régale d’être sur le bon chemin.
Elle ne se trompe pas. Elle épouse Concini, un aventurier florentin qui lui ressemble, rapine, encaisse les fruits de la corruption, accumule les richesses, la voilà bientôt marquise, puis maréchale de France. Quel parcours !
Ouais. Sauf la fin. Dans un monde à l’instabilité chronique, les vainqueurs d’un jour deviennent souvent les dépouilles du lendemain. Et la Galigaï – un nom qu’elle a acheté – terminera dans l’horreur une existence au cours de laquelle elle avait joui de tout ce qu’elle avait désiré.
S’il brasse la fange à pleines mains, Pierre Combescot ne s’en contente pas. Il brasse aussi la langue, comme on le sait depuis longtemps – la réédition de son prix Goncourt, Les filles du Calvaire (Grasset, Les cahiers rouges) le prouve aussi plus près de nous dans le temps. Quelques mots rares dansent selon des rythmes inédits. Il crée des accords parfaits entre la musique d’une grammaire personnelle et ce dont il nous parle.
Son roman ne donne pas de leçon. Fallait-il brûler la Galigaï ? Ceux qui en étaient convaincus en viennent presque, après que c’est arrivé, à éprouver de la compassion pour elle. Preuve en tout cas que les sentiments humains sont toujours plus compliqués que les intrigues auxquelles ils participent.