lundi 6 novembre 2017

Le Goncourt pour Eric Vuillard

C'était le moins prévisible des quatre finalistes, mais Eric Vuillard mérite le Prix Goncourt pour L'ordre du jour (Actes Sud).
Leurs noms, pour la plupart, ne sont pas familiers. Il faut cependant les citer tous, car leur rassemblement, ce lundi 20 février 1933, ouvre le livre d’Eric Vuillard, L’ordre du jour, et marque le point de départ d’une ère censée durer mille ans. Ils s’appellent Gustav Krupp, Albert Vögler, Günther Quandt, Friedrich Flick, Ernst Tengelmann, Fritz Springorum, August Rosterg, Ernst Brandi, Karl Büren, Günther Heubel, Georg von Schnitzler, Hugo Stinnes Jr, Eduard Schulte, Ludwig von Winterfeld, Wolf-Dietrich von Witzleben, Wolfgang Reuter, August Diehn, Erich Fickler, Hans von Loewenstein zu Loewenstein, Ludwig Grauert, Kurt Schmitt, August von Finck et le Dr Stein. Ils sont au « nirvana de l’industrie et de la finance ». Ils ont décidé de soutenir, aux élections de mars, le parti nazi d’Adolf Hitler. Celui-ci est venu, « souriant, décontracté, pas du tout comme on l’imaginait, affable, oui, aimable même, bien plus aimable qu’on ne l’aurait cru. Il eut pour chacun un mot de remerciement, une poignée de main tonique. »
Ce soir-là, la levée de fonds pour la campagne électorale est fructueuse. Les arguments sont convaincants : « il fallait en finir avec un régime faible, éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise. »
Comment ces vingt-quatre hommes ne soutiendraient-ils pas une si saine initiative ? C’est le moment de dire ce qu’ils représentent : « Ils s’appellent BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken. Sous ces noms, nous les connaissons. Nous les connaissons même très bien. Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre. » Le lien est puissant, qui s’ancre en 1933 pour aller jusqu’à aujourd’hui.
Eric Vuillard fait de grands pas dans le temps. Mais chacun de ces pas est la conséquence du précédent et l’Histoire s’écrit à marche forcée. Parfois contrariée : le 12 mars 1938, les manœuvres de l’industrie allemande destinées à équiper le pays de chars, malgré le traité de Versailles qui l’interdisait, doivent prouver leur éclatante réussite. C’est une parade de blindés sur la route de l’Autriche, avec un Hitler conquérant. Au lieu de cela, c’est la panne générale, l’armée immobilisée, le Führer impuissant. La scène, telle qu’elle est décrite par Eric Vuillard, est grandiose : « Ah ! mais on dirait un film comique : un Führer ivre de colère, des mécanos courant sur la chaussée, des ordres hurlés à la hâte dans la langue râpeuse et fébrile du Troisième Reich. »
On sent bien qu’une méthode est à l’œuvre dans la relecture que fait Eric Vuillard de l’Histoire. Qu’il s’agisse de Buffalo Bill, du Congo, de la Révolution française ou de la Seconde Guerre mondiale, il procède par fragments choisis dans les marges et assemblés avec soin pour donner à l’image d’ensemble un sens inédit. Et passionnant.

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