C'était le moins prévisible des quatre finalistes, mais Eric Vuillard mérite le Prix Goncourt pour L'ordre du jour (Actes Sud).
Leurs noms, pour la plupart, ne sont pas familiers. Il faut
cependant les citer tous, car leur rassemblement, ce lundi 20 février 1933,
ouvre le livre d’Eric Vuillard, L’ordre
du jour, et marque le point de départ d’une ère censée durer mille ans. Ils
s’appellent Gustav Krupp, Albert Vögler, Günther Quandt, Friedrich Flick, Ernst
Tengelmann, Fritz Springorum, August Rosterg, Ernst Brandi, Karl Büren, Günther
Heubel, Georg von Schnitzler, Hugo Stinnes Jr, Eduard Schulte, Ludwig von
Winterfeld, Wolf-Dietrich von Witzleben, Wolfgang Reuter, August Diehn, Erich
Fickler, Hans von Loewenstein zu Loewenstein, Ludwig Grauert, Kurt Schmitt,
August von Finck et le Dr Stein. Ils sont au « nirvana de l’industrie et de la finance ». Ils ont
décidé de soutenir, aux élections de mars, le parti nazi d’Adolf Hitler.
Celui-ci est venu, « souriant,
décontracté, pas du tout comme on l’imaginait, affable, oui, aimable même, bien
plus aimable qu’on ne l’aurait cru. Il eut pour chacun un mot de remerciement,
une poignée de main tonique. »
Ce soir-là, la levée de fonds pour la campagne électorale
est fructueuse. Les arguments sont convaincants : « il fallait en finir avec un régime faible, éloigner la menace
communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un
Führer dans son entreprise. »
Comment ces vingt-quatre hommes ne soutiendraient-ils pas
une si saine initiative ? C’est le moment de dire ce qu’ils
représentent : « Ils
s’appellent BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken.
Sous ces noms, nous les connaissons. Nous les connaissons même très bien. Ils
sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver,
nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre maison, la
pile de notre montre. » Le lien est puissant, qui s’ancre en 1933 pour
aller jusqu’à aujourd’hui.
Eric Vuillard fait de grands pas dans le temps. Mais chacun
de ces pas est la conséquence du précédent et l’Histoire s’écrit à marche
forcée. Parfois contrariée : le 12 mars 1938, les manœuvres de l’industrie
allemande destinées à équiper le pays de chars, malgré le traité de Versailles
qui l’interdisait, doivent prouver leur éclatante réussite. C’est une parade de
blindés sur la route de l’Autriche, avec un Hitler conquérant. Au lieu de cela,
c’est la panne générale, l’armée immobilisée, le Führer impuissant. La scène,
telle qu’elle est décrite par Eric Vuillard, est grandiose : « Ah ! mais on dirait un film
comique : un Führer ivre de colère, des mécanos courant sur la chaussée,
des ordres hurlés à la hâte dans la langue râpeuse et fébrile du Troisième
Reich. »
On sent bien qu’une méthode est à l’œuvre dans la relecture
que fait Eric Vuillard de l’Histoire. Qu’il s’agisse de Buffalo Bill, du Congo,
de la Révolution française ou de la Seconde Guerre mondiale, il procède par
fragments choisis dans les marges et assemblés avec soin pour donner à l’image
d’ensemble un sens inédit. Et passionnant.
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