Pendant plus de soixante ans, Jean-Jacques Pauvert a secoué le monde de l'édition française, l'entraînant sur la pente savonneuse de textes parfois interdits avec, pour conséquence, quelques beaux procès. Flaubert et Baudelaire, déjà, au siècle précédent... Il aurait pu se trouver en plus médiocre compagnie. Ses plus hauts faits d'armes sont racontés un peu partout sur la Toile aujourd'hui, car sa mort, hier, à l'âge de 88 ans, est un de ces moments qui marquent la fin d'une aventure pleine d'audaces. Il y a dix-huit ans, j'avais lu et commenté son Anthologie historique des lectures érotiques dont paraissait, à ce moment, le quatrième volume. Je pensais qu'il serait le dernier mais un cinquième, De l'infini au zéro, s'est ajouté, en 2001, à une collection déjà très fournie. Voici donc un article incomplet mais qui restitue en grande partie l'ambitieux projet de Jean-Jacques Pauvert, qui n'en manqua pas dans sa vie.
Impressionnant… et le mot est faible ! Après avoir, il
y a une vingtaine d’années, publié une première Anthologie historique des lectures érotiques – il faudra revenir
sur l’aventure que représente déjà ce titre – qui le menait de Guillaume
Apollinaire à Philippe Pétain – celui-ci n’ayant cependant pas été un auteur du
genre –, soit de 1905 à 1944, le volume en question est devenu le tome III d’un
ensemble aujourd’hui complet, poursuivi par le tome II, puis par le tome IV, et
enfin terminé aujourd’hui par le tome I. On s’y perdrait à moins, et c’est
pourquoi il fallait, en même temps que le premier tome publié en dernier lieu
(vous nous suivez ?), rendre disponible un ensemble de plus de 4 500 pages
dont Jean-Jacques Pauvert lui-même a l’air presque étonné qu’il ait fini par
arriver à bon port après bien des errances. Deux éditeurs ont d’ailleurs été
nécessaires pour amarrer ce beau coffret dans les librairies.
Au début, il s’agissait de réaliser une Anthologie de la littérature érotique. Mais Jean-Jacques Pauvert, à
qui le projet avait été confié, se sentait moins qualifié que personne pour le
mener à bien. Cela peut paraître étrange, parce qu’il a souvent été qualifié de
« spécialiste du genre ». Mais Jean-Jacques Pauvert se fait de la
littérature une trop haute idée pour la réduire à des genres, et il souscrit
pleinement à ce qu’écrit Marthe Robert dans La
vérité littéraire : « La
littérature en tant que telle ne supporte pas la qualification ; elle est
tout court ou elle n’est pas du tout, et dès qu’on la classe dans des
catégories limitées, en la disant par exemple érotique, policière, régionale,
féminine, engagée, elle perd sa seule qualité incontestable, qui est le refus
de se spécifier. »
Le concepteur de l’anthologie a donc tourné la difficulté – puisqu’il
était quand même question d’y rassembler des textes parlant de « ça »
– en se plaçant du point de vue du récepteur et non plus de l’émetteur. La
lecture plutôt que la littérature, en somme, puisque chacun fait ce qu’il veut,
dans son imaginaire, des lignes qu’on lui met sous les yeux.
D’ailleurs, la notion même d’érotisme est tellement floue, a
tellement varié à travers les âges, est aujourd’hui encore si diversifiée dans
les différentes sociétés de notre planète, qu’il est presque impossible de lui
trouver une définition valable toujours et partout. Jean-Jacques Pauvert a bien
essayé de parler d’amour, aussi, mais le texte qu’il préparait pour l’expliquer
a pris de telles proportions qu’il est devenu le projet d’un autre gigantesque
ouvrage, annoncé en trois volumes : Une
histoire de l’amour. On en saura davantage quand il paraîtra, et on espère
que ce sera dans moins de vingt ans.
De toute manière, les quatre volumes actuels recèlent assez
de matière pour tuer le temps jusque-là. Avouons-le : il n’était pas
question de les lire intégralement avant d’en parler, cela nous aurait mené
trop loin dans le temps, à un moment où peut-être l’ouvrage n’aurait plus été
disponible, tant son succès est grand pour un ensemble aussi vaste. Nous avons
donc feuilleté paresseusement cette carte du temps(dre) qui circule dans le
monde entier, ou presque – la littérature française est quand même très
privilégiée, est-ce dû à la culture de l’auteur ou à une certaine tradition ?
L’histoire commence très tôt, à peu près au moment de l’invention
de l’écriture. Sans réfléchir, on aurait pu croire que ses débuts se seraient
situés du côté des Grecs et des Latins, mais Pauvert remonte à la Mésopotamie
et à l’Égypte soit, pour L’Épopée de
Gilgamesh, le premier texte cité, un saut dans le temps de quatre
millénaires :
C’est lui, courtisane.
Enlève tes vêtements, dévoile tes seins,
Dévoile ta nudité.
Et puis, on remonte vers notre époque, d’abord assez vite – le
premier tome court ainsi jusqu’en 1790 –, puis en ralentissant le rythme :
un peu plus d’un siècle dans le deuxième tome, quarante ans pour chacun des
deux derniers. Dans tous, Jean-Jacques Pauvert nous réserve son lot de
surprises. Les auteurs attendus sont évidemment présents, mais aussi les plus
inattendus. Empédocle est, par exemple, cité – certes pour une seule
expression, mais d’une grande beauté : « les
pelouses fendues d’Aphrodite », ce qui méritait bien une petite place.
Pas si petite que cela, d’ailleurs : l’auteur fait précéder la citation de
deux pages et demie de commentaire.
Car son livre vaut aussi pour la manière dont il présente
les auteurs choisis. On peut discuter, par certains aspects, la méthode suivie.
Elle a le mérite de traverser ces 4 500 pages avec une cohérence dans
le commentaire qui finit par donner l’impression de lire une histoire de la
littérature – tout court, car rares sont les grands auteurs qui n’ont pas parlé
de l’émotion amoureuse et charnelle – mais aussi une histoire des mœurs.
C’est surtout sensible dans les deux derniers volumes, où
Pauvert trouve le moyen de raconter l’histoire agitée du livre dans lequel il a
puisé. C’est une aventure éditoriale, souvent, et judiciaire, parfois. La
justice et le pouvoir français, en particulier, sortent de cette traversée
nantis d’une triste réputation, interdisant certains livres et pas d’autres au
nom d’une vertu qui cachait généralement des intentions plus troubles, liées
aux réputations et aux enjeux politiques.
À défaut de pouvoir vraiment embrasser les quatre tomes dans
leur globalité, revenons sur quelques impressions de lecture aussi éparses que
la lecture fut partielle.
Ainsi, on trouve évidemment Georges Simenon, pour un extrait
de La neige était sale, mais qui n’est
pas reproduit ici, notre compatriote n’ayant pas souhaité apparaître dans l’anthologie.
Pour les lecteurs qui ont le roman en mémoire, disons-leur que le passage
désiré par Pauvert était celui où Frank tente de mettre le gros Kramer dans le
lit de sa jeune amie Sissy.
Puisqu’il est question d’auteurs belges, évidemment
représentés parmi les autres, il faut signaler encore au moins deux curiosités.
D’abord, celle qui consiste à rencontrer le nom de
José-André Lacour, non pour un livre qu’il a écrit sous son nom, mais pour Clayton’s College, signé d’un pseudonyme :
Connie O’Hara, censé ajouter au roman le piquant de l’« exotisme »
américain, puisqu’il était annoncé comme une traduction.
Et puis, l’intégralité d’un long poème de Marcel Mariën, Le paysan du tendre (bien que toujours
présenté comme des extraits), qui décline l’alphabet en une suite de verbes
transitifs – « je te … » – et
s’épluche comme un catalogue d’actes amoureux dont beaucoup doivent tout à l’invention
langagière de leur auteur.
Une telle anthologie ne peut bien entendu pas être
exhaustive. Comme il arrive toujours en pareil cas, chaque lecteur trouvera
dans sa mémoire quelques souvenirs de textes qui n’auraient pas déprécié l’ensemble.
Puisque nous en étions à parler d’auteurs belges, et pour respecter la date
butoir de 1985 choisie pour clore le dernier tome, avouons que nous aurions
aimé trouver ici le Pierre Mertens de Perdre,
la Nadine Monfils de Laura Colombe,
un poème de William Cliff, une page de Marcel Moreau… ou, pour passer dans l’autre
partie du pays, un extrait de Black Venus
par Jef Geeraerts. Entre autres. Mais le terrain est inépuisable.
Un autre petit reproche apparaîtra peut-être plus justifié :
Jean-Jacques Pauvert n’a pas toujours réussi à se décider de manière cohérente
sur le choix de la date à laquelle il devait faire apparaître certains textes.
Il arrive même qu’on trouve un extrait à la date d’écriture et un autre à la
date de publication en France. De manière générale cependant, la chronologie
suivie par l’auteur est celle de la publication en France, y compris pour des œuvres
traduites avec un décalage certain. Ce qui se justifie partiellement puisqu’il
parle, rappelons-le, de lectures et non d’écriture, mais se serait justifié
mieux encore s’il avait précisé ses intentions par un titre plus explicite :
Anthologie historique des lectures
érotiques en France, encore qu’il n’aurait pas été adéquat pour les choix
opérés dans l’Antiquité. Bref, on est un peu entre deux chaises, et ce n’est
pas toujours confortable.
Mais il serait malvenu de chicaner Pauvert sur ces détails.
Son livre existe, et il existe avec une présence à nulle autre pareille puisque
jamais personne n’avait rassemblé autour de ce thème une telle masse de textes,
parmi lesquels il y a bien des découvertes à faire, y compris parmi ceux qui ne
sont pas littéraires d’ailleurs. Il mêle en effet les écrivains de qualité, et
de renom, à des scientifiques ou pseudo-scientifiques parlant des choses du
sexe et de l’amour ainsi qu’à des tâcherons de la littérature érotique ou
pornographique.
Bref, un panorama aussi complet que possible de la manière
dont l’écriture nous a renvoyé, à travers les âges, les images d’un désir
permis ou interdit.
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