Tout commence par une rupture dans la vie de Lila. Des hommes casqués déboulent chez elle, s’emparent de sa mère et l’emmènent. Lila ne comprend rien à ce qui arrive, moins encore quand elle se retrouve au Centre, où elle sera internée douze ans, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, moment où elle pourra enfin retrouver une certaine indépendance, d’abord sous surveillance. Car elle revient de loin. Démolie physiquement, et davantage encore psychologiquement, elle est un cas typique d’enfant ayant survécu par miracle à une terrible maltraitance maternelle. Du moins est-ce l’image qu’on se fait d’elle, celle que propose Blandine Le Callet au début de son deuxième roman, à partir de l’état de Lila, de ses réactions et des moyens mis en œuvre par la direction du Centre pour lui redonner une chance.
Ensuite, l’image se trouble, devient plus complexe. Au fur et à mesure que la mémoire revient à Lila, elle se souvient surtout de l’amour de sa mère, et les traces des violences s’expliquent d’une autre manière. Pour en arriver là, l’héroïne a bénéficié de toute l’attention du directeur, Monsieur Kauffmann, frappé par ses dons d’apprentissage exceptionnels, et surprenants chez une jeune fille dont la vie a si mal commencé. Avec Kauffmann s’établit une relation de confiance. Il encourage ses progrès, peste contre l’étroitesse d’esprit des membres de la Commission qui évalue le protocole mis en place, offre à Lila une boussole et un dictionnaire, au mépris des règles d’hygiène qui proscrivent le contact avec les livres.
Nous sommes en effet, même si cela n’apparaît pas tout de suite, dans un temps très postérieur au nôtre. La première indication d’une date – janvier 98, Lila est au Centre depuis deux ans – arrive si naturellement que le lecteur traduit pour lui-même, et sans se poser d’autre question: janvier 1998. Sinon qu’il s’agit de 2098. De quoi modifier la perspective et susciter, dès qu’on a compris, une plus grande attention au fonctionnement d’une société qui, presque un siècle après nous, n’est plus tout à fait pareille. Même si elle conserve bien des caractéristiques connues et ne dépayse pas trop.
Pour le dire rapidement, La ballade de Lila K, quand la jeune femme est confrontée à la vie extérieure au Centre et doit apprivoiser ce qui l’effraie, c’est-à-dire à peu près tout, se situe dans un monde régi par des règles très strictes, d’où découle, parmi beaucoup d’autres conséquences, l’absence de livres.
L’atmosphère est oppressante, dedans comme dehors. L’oxygène vital est fourni par des personnages atypiques, et d’abord Kauffmann, dont les méthodes trop personnelles plaisent décidément de moins en moins en haut lieu, à tel point qu’il sera écarté en raison de ses «activités subversives». Puis Milo Templeton, le supérieur de Lila à la Grande Bibliothèque où elle a été engagée. Lui aussi aime les livres papier, dont il retrouve des exemplaires disparus dans la Zone, où vit une population déshéritée et d’où vient Lila.
Ces deux hommes sont non seulement des soutiens, mais des guides et des éveilleurs. Ils prennent des libertés avec la norme et obligent à réfléchir. Ils aideront par ailleurs Lila à retrouver la trace de sa mère, ce qui n’est pas négligeable: le nœud du roman se situe dans l’écart entre ce que la fille sait, parce qu’on le lui a dit, et ce qu’elle sent au plus profond d’elle-même.
Blandine Le Callet vise haut. Et touche juste. Le chemin escarpé que parcourt son héroïne est exemplaire.
Après Une pièce montée, votre premier roman, La ballade de Lila K est un livre plutôt inattendu, tant il est différent…
Oui. En fait, j’avais plusieurs projets romanesques très différents les uns des autres, et je voulais me conserver la possibilité de les écrire. Je savais que si mon deuxième roman était une chronique bourgeoise contemporaine un peu dans la veine d’Une pièce montée, j’allais m’enfermer dans cette veine-là et qu’il serait très difficile d’en sortir ensuite. Donc c’est vraiment très délibérément que j’ai choisi un sujet radicalement différent. Mais, en réalité, Une pièce montée était un roman sans doute moins drôle que ce qu’on a pu en dire. En tout cas, il y avait une certaine noirceur, une certaine tristesse. Et il y a aussi une forme d’humour et de causticité dans La ballade de Lila K. Donc il y a quand même des fils ténus entre ces deux livres malgré leurs différences.
Plusieurs projets, disiez-vous, et vous avez choisi celui-là. Correspondait-il à votre état d’esprit?
A vrai dire, mon parcours a été un peu chaotique entre les deux livres. J’ai passé un an et demi sur un autre roman qui me tenait beaucoup à cœur, sur un sujet mythologique. Et il n’a pas du tout plu à mon éditeur Jean-Marc Roberts. Donc je suis partie sur autre chose et je voulais écrire un livre très bref, très coup de poing, sur le rapport entre une mère et sa fille. Très rapidement, ça a évolué vers un projet beaucoup plus ambitieux. Si vous voulez, La ballade de Lila K tel que vous pouvez le lire, ce n’est pas le livre que j’avais conçu à l’origine. J’ai été amenée dans cette aventure qui n’était pas tout à fait préméditée.
Le point de départ est donc le rapport entre une mère et sa fille? Ou plutôt une fille et sa mère?
Une histoire d’amour entre une fille et sa mère, à la fois très douloureuse et très intense. Est-ce que cela correspondait à mon état d’esprit? Je crois que j’ai une personnalité avec plusieurs facettes, une facette un peu noire, un peu triste, et une facette plus gaie, plus rayonnante. Mais, après tout, on est tous à peu près au même point. Donc, oui, ça correspondait certainement à un aspect de ma personnalité mais je ne me résume évidemment pas à ça.
Avez-vous su très vite que le roman allait se dérouler dans le futur?
Ce n’était pas initialement dans le projet mais, effectivement, très vite je me suis rendu compte que je risquais d’écrire une chronique contemporaine et je ne voulais pas que mon livre soit un fait divers ou une chronique sociologique. Donc la nécessité m’est apparue de déporter cela dans une autre époque, dans un temps légèrement futuriste. La nécessité de mise à distance, si vous voulez. Sur le projet initial, qui était de raconter ce rapport filial, cette histoire d’amour un peu fou entre une fille et sa mère, est venu se greffer un second projet qui serait de donner au roman une connotation un peu plus politique en réfléchissant aux tendances qui se dessinent dans la société contemporaine. En même temps, le roman est devenu plus ambitieux que ce qu’il était à l’origine.
Vous utilisez assez peu les décors habituels de la science-fiction. Le monde a changé, mais vous n’insistez pas trop…
En fait, j’avais à cœur de créer un effet de distance mais je ne voulais pas tomber dans le folklore de la science-fiction. Je suis restée attentive à ce que ce monde soit totalement crédible. Et pour être crédible, il fallait qu’il soit à peine décalé par rapport à la société actuelle. Le monde de Lila K est un dosage très réfléchi pour créer un effet de familiarité et en même temps la distance. Donc, effectivement, vous avez raison, ce n’est pas un monde de machines abracadabrantes. On n’est pas dans la science-fiction classique, on est en fait dans une société à peine anticipée. C’était voulu.
Vous parlez du rapport au livre, qui est bien sûr particulier pour un écrivain. Le rapport au livre a changé, dans la société dont vous parlez.
Oui, les livres sont devenus objets de suspicion. On est dans une société où le principe de précaution a triomphé. Je pars de l’hypothèse que les livres sont susceptibles de créer des allergies qui peuvent être très graves. Donc, les livres sont à manier avec beaucoup de précautions, ils sont protégés par des enveloppes hermétiques, on les manipule avec des gants… J’ai voulu exploiter ce thème parce qu’il y a une réflexion sur la transmission et la censure. Dans le monde de Lila K, on censure l’écrit par voie numérique, avec beaucoup de discrétion. On efface sans que les gens puissent mesurer le degré de censure puisqu’ils n’ont plus la référence des livres papier. En fait, j’ai introduit cet élément par rapport au parcours du personnage principal. Lila est quelqu’un dont on va assister à l’éclosion, un peu maladroite et chaotique, de la conscience politique. Pendant une bonne partie du roman, elle participe à l’entreprise de censure en tant qu’employée chargée de la numérisation des documents. Et puis, peu à peu, elle va comprendre l’importance de l’enjeu, le danger, et tout le prix qu’il faut accorder au livre papier. Pour moi, c’était un postulat. Ça permettait à la fois une réflexion sur la censure, sur l’énorme travail de numérisation qui est en train de s’accomplir dans notre société contemporaine, et de rendre compte de l’éveil de la conscience politique du personnage principal.
Peut-on acheter La ballade de Lila K sous forme de livre électronique?
Oui, il est disponible en livre électronique. A priori, je n’ai vraiment rien contre le livre électronique. Je pense que c’est un rapport à l’écrit qui est différent du livre papier et qui ne s’y substituera jamais mais qui, en même temps, peut avoir des côtés pratiques et favoriser la circulation des idées. Donc, pourquoi pas? Simplement, ce que j’essaie de montrer dans La ballade de Lila K, c’est qu’on a mis en place des outils très pratiques mais qui, en même temps, peuvent devenir très dangereux si on évoluait vers un régime politique moins démocratique. Tout est en place, si on évoluait vers une dictature, pour que le contrôle des citoyens soit total. Et ça me paraît un danger dont on n’a pas forcément conscience.
Par certains aspects, ce livre a-t-il été angoissant à écrire?
Oui, mais pas à cause du sujet abordé. C’était surtout le fait d’écrire, non pas un deuxième, mais un troisième roman, puisque mon deuxième avait été refusé. C’était très angoissant pour moi. Tant qu’on n’a pas écrit un deuxième livre, on n’est peut-être que l’auteur d’un seul roman, qu’on a eu une fois de la chance et que ça ne se reproduira pas, l’espèce d’état de grâce dont on a pu bénéficier pour l’écriture du premier. C’est surtout ça qui m’a beaucoup angoissée. Jusqu’à la dernière ligne, j’ai douté d’arriver au bout de mon projet, puisque j’avais été happée par quelque chose de beaucoup plus ambitieux que ce que j’imaginais à l’origine. Et, quand j’ai mesuré l’ambition du projet, j’ai vraiment douté d’arriver au bout. Mais c’était trop tard, il fallait que j’essaie.
Dans votre esprit, y a-t-il une partie du livre plus importante, ou qui vous touche davantage? Les douze années de Lila dans le Centre, sa vie au dehors?
Quand j’ai écrit le livre, l’idée était que la colonne vertébrale, le cœur, c’était le cheminement de Lila, son parcours à elle. Tout l’univers dans lequel j’ai placé le roman est à mon avis important et vient enrichir la trajectoire du personnage, mais pour moi le livre vaut surtout par cette trajectoire et il n’y a aucune étape qui peut être négligée par rapport à l’autre. Je pense que le livre est composé de telle sorte qu’on ne comprend intégralement le propos que quand on l’a lu intégralement. Le tableau est complet quand on a lu l’ensemble et je ne vois pas quelle partie je pourrais privilégier par rapport à une autre. En écrivant, j’avais dans l’esprit la dynamique générale.
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