Philippe Forest réinvente la vie de son père, pilote de ligne, dans un superbe roman. Philippe Forest, n’y voyez nulle malice, fait penser à un cheval de labour qui va et vient, retournant lentement, avec force et obstination, une terre lourde et grasse dont les mottes brillantes reflètent les nuages du ciel et dans celui-ci, parfois, le passage d’un avion. Le spectacle est majestueux. Les phrases sont, pour beaucoup d’entre elles, d’amples périodes au rythme entêtant. Le point de vue embrasse la planète entière mais le romancier n’oublie pas de régler sa focale sur les détails.
Romancier? Est-il bien cela, l’auteur du Siècle des nuages, ou archiviste de la mémoire de son père, pilote de ligne? Et, au-delà, de la grande aventure de l’aviation qui a marqué le siècle dernier au moins autant que le cinéma. Au-delà encore, de l’histoire de celles et ceux qui ont vécu cette époque traversée par deux guerres mondiales comme par des failles subitement ouvertes sous l’humanité, et où s’effondre la morale.
Romancier, oui, qui fait entrer le monde dans son livre jusqu’à le rendre aussi dense que le contenu d’une valise bourrée jusqu’à la gueule, car il ne faut rien oublier. Mais romancier qui doute sans cesse du roman, bâtissant celui-ci sur «l’invérifiable hypothèse qu’une intrigue doit pourtant exister qui unit tous ces moments et les intègre à la cohérence d’un récit à peu près suivi et sensé, prêtant sa psychologie présente, pour autant qu’il est capable d’en savoir quoi que ce soit, au personnage qu’il a été autrefois et dont il ne connaît plus rien.» Finissant donc par produire «cette pauvre petite chose de papier usé qu’on nomme un roman.» (Et c’est par ces mots qu’il conclut.)
Le passage du temps devient sensible, la Terre est enserrée dans les vols qui lui donnent sa mesure – une mesure sensiblement plus étroite qu’auparavant, puisque d’une certaine manière le rêve de rapprocher les continents aura été accompli. Mais, pour y arriver, il aura fallu les pionniers, auxquels Philippe Forest rend hommage, des frères Wright ou de Clément Ader à Charles Lindbergh ou Howard Hughes. Morts, ces deux derniers, dans les années septante, l’un sage, l’autre fou, au moment de la splendeur de l’aviation commerciale. Avec un point d’arrêt dans la légende quand Saint-Exupéry plonge dans la Méditerranée. Fin de l’aventure, début de l’exploitation commerciale. Ce qui arrange, au fond, le père de l’écrivain. Malgré sa volonté affichée d’intégrer une unité combattante pendant la guerre, il arrive trop tard. Et à temps pour parcourir le monde, à peu près comme un chauffeur de bus parcourt la ville. Avec quand même, pour le pilote, le ciel et les nuages en prime.
Le siècle des nuages est un livre où tout fait signe. Mais de quoi? C’est en effet seulement avec du recul que les signes semblent prendre sens, et le plus souvent on leur donne celui qui semble convenir au cours d’événements que le temps permet de ranger dans un semblant d’organisation. De cette organisation, qui donne sa forme au roman, Philippe Forest se méfie aussi. Comme des jugements a posteriori qu’elle induit.
Les grands-parents maternels de Philippe Forest, qu’il n’a pas connus, ont été libraires à Mâcon. A la saison des prix littéraires, ils invitaient les habitués à écouter la radio dans le magasin pour connaître les noms des lauréats. Le romancier aime penser que, s’il reçoit un prix, la TSF leur portera la nouvelle au ciel. Il n’a pas reçu de prix important pour ce roman. Mais il l’aurait bien mérité.
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