Les autorités religieuses catholiques s’étaient émues, à la parution de Caïn en portugais, devant la transgression à laquelle se livrait allègrement José Saramago. D’autant qu’il n’en était pas à ses premiers blasphèmes. L'Évangile selon Jésus-Christ, en 1991, avait déjà revisité le Nouveau Testament selon une vision peu orthodoxe. Avant de mourir en 2010, l’écrivain avait semble-t-il besoin d’en faire autant avec l’Ancien Testament, histoire de solder une fois pour toutes ses comptes avec un dieu auquel il ne croyait pas.
Puisque, à ses yeux, la Bible était «un manuel de mauvaises mœurs», en voici sa version. Elle est, disons-le sans attendre, beaucoup plus réjouissante que le texte original.
Fidèle à ses habitudes, Saramago effectue des choix formels radicaux. Des phrases interminables mais balancées avec une rare élégance, où plusieurs éléments peuvent coexister dans un parfait naturel. Des noms propres débarrassés de leurs majuscules initiales, ce qui trouble la vue d’une manière presque physique et oblige à une attention plus grande. Saramago est comme un orateur qui baisse la voix pour obtenir le silence et être entendu dans toutes les nuances de son discours.
On ne peut mieux comprendre quels mécanismes d’écriture il met en œuvre qu’en lisant les premières lignes, c’est-à-dire la première phrase.
«Quand le seigneur, connu aussi sous le nom de dieu, s’aperçut qu’adam et ève, parfaits en tout ce qui se présentait à la vue, ne pouvaient faire sortir un seul mot de leur bouche ni émettre ne fût-ce qu’un simple son primitif, il dut sûrement s’irriter contre lui-même puisqu’il n’y avait personne d’autre dans le jardin d’éden qu’il pût rendre responsable de cette gravissime erreur, alors que tous les autres animaux, produits, comme les deux humains, du que cela soit divin, bénéficiaient déjà d’une voix qui leur était propre, les uns au moyen de mugissements et de rugissements, les autres de grognements, de gazouillements, de sifflements et de gloussements.»
De ce récit mené tambour battant, le narrateur se présente tantôt occupé à le composer «pas à pas avec un scrupule d’historien», tantôt, au pluriel, comme «de simples rapporteurs d’histoires antiques», ou encore comme des «observateurs des événements.» Statut modeste qui n’empêche pas de bousculer des personnages familiers. Adam et Eve, bien sûr, puisqu’il faut commencer par le commencement, Abel et Seth, les frères de Caïn dont la vie se prolonge jusqu’à rencontrer Abraham, Noé, Moïse, Job, à assister à la débandade des hommes dans les environs de la tour de Babel, à voir tomber les murs de Jéricho et mourir les populations de Sodome et Gomorrhe…
Dans le roman de José Saramago, Caïn n’est pas un sale type. En tuant Abel, puis en se faisant passer pour lui, il n’a fait qu’accomplir la volonté de Dieu, le vrai méchant de l’histoire. Celui-ci passe en effet sa colère sur les hommes comme on se gratte pour calmer un prurit. Les conséquences lui sont indifférentes. D’ailleurs, il est débordé de boulot, on peut lui pardonner quelques moments de détente. Voyons-le au moment du lancement de l’Arche de Noé.
«Dieu n’assista pas à la mise à l’eau. Il était occupé par la révision du système hydraulique de la planète, vérifiant l’état des valves, serrant un écrou mal ajusté qui gouttait indûment, inspectant les divers canaux locaux de distribution, surveillant la pression dans les manomètres, sans parler d’une infinité d’autres tâches, grandes et mineures, chacune plus importante que la précédente et que lui seul, en sa qualité de concepteur, d’ingénieur et d’administrateur des mécanismes universels, était en mesure d’exécuter et d’avaliser en leur conférant son ok sacré.»
Saramago s’amuse. Un peu en blasphémateur, beaucoup en romancier capable de jouer avec le temps du récit, voguant en capitaine intrépide sur les eaux du passé, du présent et du futur – le narrateur a lu des livres et vu des films, il sait de quoi il parle. Mais gardant le cap.
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