Chère cousine,
Ton œil perçant n'aura pas manqué cette information, en préface de la saison des prix littéraires: samedi, le jury du Prix Sade a choisi son nouveau lauréat, Jean-Baptiste Del Amo, pour son roman Pornographia. Un titre qui aurait presque suffi à établir le choix si l'écrivain n'avait témoigné, dans ses livres précédents, d'un authentique talent. Veux-tu que je t'en donne un début de preuve? Voici les premières lignes de son dernier roman:
Au soir des obsèques, le long du front de mer, je marche à travers les embruns, le fracas des vagues atomisées sur le béton dans le crépuscule, et je laisse mon regard errer à la surface des façades en lambeaux. Au milieu de ceux qu’il me faut désigner comme miens, dans une maison dont les recoins ternes et les odeurs de tiroir ne m’évoquent plus rien, j’ai été saisi d’un malaise. Tout me paraît hostile. Des enfants indistincts jouaient dans l’ombre grise, mais leurs jeux sonnaient faux et l’étain des plats à offrandes tintait sur l’autel lorsque leurs petits pas feutrés glissaient d’une pièce à l’autre. Mes frères fumaient, vautrés dans les fauteuils en rotin, et leurs sourires ravagés m’ont encouragé à me lever. Des écailles de ciment jonchent le sol, crissent sous mes semelles et dévalent la chaussée à chaque bourrasque. Je ne pense à rien, je suis à l’image de ces immeubles dévastés et graves, un corps désert dont les fondations sont de bois vermoulu, ma chair limée par le sel et le sable. Je déambule sans conscience, étourdi par la certitude de ma présence, la confrontation toujours fuie et âprement désirée avec la ville.
Je dois t'avouer cependant que, malgré ce paragraphe en forme de belle promesse, je n'ai pas placé Pornographia en tête de mes urgences de lecture. J'attendrai avec sérénité la réédition au format de poche pour lui redonner une certaine fraîcheur. J'ai un problème avec le Prix Sade, en tout cas avec leur choix de l'année dernière. Un livre très médiatisé, certes, mais qui m'était tombé des mains.
Il est possible, il est probable que ma position est indéfendable. Ce n'est pas parce qu'un jury s'est trompé (à mes yeux) une année qu'il est obligé de persister dans l'erreur. Du coup, j'ose une demande: lis-le, ce livre, dis-moi ce que tu en penses. Après tout, je ne suis pas le seul à avoir un avis sur tel ou tel roman que je viens de terminer. Et ne crains pas de me dire ce que tu penses vraiment, avec toutes les nuances que tu jugeras bon d'apporter - je ne risque pas de te contredire.
Je te souhaite donc malgré tout, chère cousine, une bonne lecture, et je t'embrasse,
ton cousin
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