mardi 24 octobre 2017

Annie Ernaux, une œuvre et le Prix Marguerite Yourcenar

Je n’ai malheureusement gardé aucune trace écrite de ma seule rencontre avec Annie Ernaux. Nous déjeunions à Bruxelles, où elle était venue, me semble-t-il, à l’occasion d’une Foire du Livre et je lui avais probablement dit à quel point ses premiers livres, lus dans les années 70, m’avaient ébranlé. Avec quelques autres, certes, mais elle appartenait au monde, que je découvrais avec avidité, d’une littérature en train de se faire et qui ressemblait peu à celle que des enseignants sans imagination m’avaient donnée à lire.
Je me souviens en revanche d’une anecdote de si peu d’intérêt que je ne résiste pas au plaisir de vous la raconter. Nous étions dans un restaurant où les plats traditionnels ne sont pas une aberration et j’avais essayé de lui faire goûter des pieds de porc panés, ce dont les deux représentants Gallimard qui nous accompagnaient (et offraient le déjeuner, merci à eux) l’avaient dissuadée. Je le regrette pour elle, et j’espère qu’elle a eu au moins une autre occasion d’essayer cela – mon repas, ce jour-là, je n’allais pas me dédire et, de toute manière, j’aime.
Le but de cette note n’était pas de vous raconter cette histoire (encore que…), mais de signaler le Prix Marguerite Yourcenar qui vient d’être attribué à cette grande écrivaine. Je signale au passage que je ne parle plus aux personnes qui comparent les livres de Christine Angot à ceux d’Annie Ernaux. Si l’intention est en partie la même, le talent n’est que d’un côté. Ne confondons pas une écriture et une tentative d’écriture. Merci.
Et voici, pour mémoire, des textes écrits à une époque dont les archives n’ont pas disparu.

Annie Ernaux pratique la mise à nu de sa propre existence avec une rigueur qui ne laisse, dans l’écriture, aucune place à l’émotion et fait naître celle-ci, au contraire, chez le lecteur. Il est vrai que, si les mots sont sagement alignés dans l’apparence de la froideur, ils ne font pas l’économie des sujets les plus difficiles. Celui qu’elle aborde cette fois-ci n’a cependant rien de particulièrement original : Passion simple raconte en effet comment une femme vit l’envahissement de son existence par la seule attente de l’homme aimé.
Il est marié, et probablement vit-il cette liaison comme une aventure provisoire, dans les plages que lui laisse son emploi du temps. Elle, écrivant après coup ce qu’elle a vécu, doit bien s’avouer qu’elle ne l’ignorait pas tout à fait. Mais ce soupçon était, comme tout le reste, balayé par la passion.
« Seule celle-ci justifiait encore l’existence. Je n’étais plus que du temps passant à travers moi, dit la narratrice en constatant qu’elle vit pour l’attendre, puis, quand il est là, dans la crainte de son départ prochain, avant que recommence le cercle infernal à l’intérieur duquel elle se demande où est le présent. »
Ce qu’elle raconte est moins une histoire que la description d’un état. Une description lointaine déjà, mais indissociable de ce qui a été vécu. Le temps de l’écriture n’a rien à voir avec celui de la passion. Pourtant, quand je me suis mise à écrire, c’était pour rester dans ce temps-là.
Il y a quelque chose d’obscène – obscénité nécessaire – à décortiquer ainsi, presque cliniquement, ce qui fut vécu dans la fièvre. Ce n’est pas par hasard si, dans une espèce de prologue qui n’est pas désigné comme tel, Annie Ernaux décrit une scène de film X vue à travers le brouillage de Canal + : tout montrer est bien son projet ; et elle s’en explique brièvement : « Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »
Et puis, bien que nous ayons parlé de la narratrice et d’Annie Ernaux, il est impossible de ne pas les confondre à la lecture. Annie Ernaux ne fait rien pour masquer qu’elle est la narratrice. Nulle part Passion simple n’est qualifié de roman. Tout ce qui s’ajoute à la situation principale peut aisément passer pour un commentaire de l’auteur s’identifiant avec le personnage. Et Annie Ernaux va jusqu’à répondre par avance à ceux qui lui reprocheraient son « exhibitionnisme » : « Je ne ressens aucune honte à noter ces choses, à cause du délai qui sépare le moment où elles s’écrivent, où je suis seule à les voir, de celui où elles seront lues par les gens et qui, j’ai l’impression, n’arrivera jamais. »
Malgré tout, ce moment est arrivé. Il ne dure pas très longtemps – Annie Ernaux écrit serré, pas un mot de trop –, mais on le prend comme un coup de poing en pleine figure : ainsi donc, c’est ça, la passion ? On le savait, on ne voulait pas le savoir. Maintenant, on n’a plus le choix.

C’est Michel Tournier, si nos souvenirs sont exacts, qui avait annoncé, dans une liste de livres à paraître, un journal « extime ». L’ouvrage n’a pas été, jusqu’à présent du moins, édité, et Annie Ernaux vient de rattraper ce projet avec un Journal du dehors qui rejoint parfaitement ce qu’on imaginait derrière le projet de l’académicien Goncourt. Il ne s’agit pas, en effet, seulement de regarder autour de soi pour voir comment vivent les autres. Il s’agit plutôt de se définir par rapport à ces manières d’être, et de prendre conscience d’une existence liée à celle des autres. « C’est donc au-dehors, dans les passagers du métro ou du RER, les gens qui empruntent l’escalator des Galeries Lafayette et d’Auchan, qu’est déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de mon histoire, dans des visages, des corps, que je ne revois jamais. Sans doute suis-je moi-même, dans la foule des rues et des magasins, porteuse de la vie des autres. »
Ce sont les dernières lignes du livre. Elles justifient, d’une certaine manière, l’existence de celui-ci. Car, pour le reste, il est très peu explicatif. Seulement descriptif, au plus près de ce qui arrive autour de l’auteur. Un couple dans le métro, le geste d’un clochard, la présence d’un ramasseur de caddies sur le parking du supermarché, autant de miniatures qui, les unes derrière les autres, constituent un tableau à la fois vaste et daté. Car les textes d’Annie Ernaux, écrits de 1985 à 1992, prennent déjà en compte, même sans le vouloir nécessairement, l’écoulement du temps. Des choses changent en sept ans, et elles apparaissent, comme apparaît le premier mendiant à un endroit précis, comme disparaît au contraire le ramasseur de caddies, comme se démolissent des immeubles cependant chargés d’histoire…
Journal du dehors est un livre-sismographe. Nous éprouvons les secousses de ce qui nous entoure, et Annie Ernaux en trace les courbes à notre usage, même si c’était d’abord au sien propre.
Parfois, parce que certains sujets sont proches, ou auraient pu être traités de cette manière, on pense aux Mythologies de Barthes. Trois lignes suffisent à nous y renvoyer, peut-être pour mieux faire comprendre ensuite en quoi ce projet-ci est différent. Il n’est certainement pas opposé à celui des Mythologies, ce serait trop simple, mais il n’est pas situé au même endroit, ou bien il est perçu d’un autre. D’ailleurs, il est déjà d’une époque postérieure, ce qui pourrait suffire à marquer d’importantes différences. « Pourquoi je raconte, décris, cette scène, comme d’autres qui figurent dans ces pages », se demande Annie Ernaux avec une écriture faussement débraillée. « Qu’est-ce que je cherche à toute force dans la réalité ? Le sens ? Souvent, mais pas toujours, par habitude intellectuelle (apprise) de ne pas s’abandonner seulement à la sensation : la « mettre au-dessus de soi ». Ou bien, noter les gestes, les attitudes, les paroles de gens que je rencontre me donne l’illusion d’être proche d’eux. Je ne leur parle pas, je les regarde et les écoute seulement. Mais l’émotion qu’ils me laissent est une chose réelle. Peut-être que je cherche quelque chose sur moi à travers eux, leurs façons de se tenir, leurs conversations. (Souvent, « pourquoi ne suis-je pas cette femme ? » assise devant moi dans le métro, etc.) »
La tentation de l’explication ne dure jamais longtemps, et sans doute aurait-il mieux valu citer des passages où Annie Ernaux est plus proche de son projet réel : montrer, garder une trace, se placer au plus près des autres. Sa vie, dans les endroits par lesquels elle passe ou par les actes qu’elle pose, transparaît de temps à autre. Moins, peut-être, que dans ses romans où l’autobiographie est aussi très présente. Ceux-ci mettent en scène, en effet, un personnage principal qui peut être confondu, à peu de choses près, avec l’auteur. Son Journal du dehors, au contraire, est un mur élevé autour de sa vie, avec parfois quelques ouvertures – mais le mur est accepté, car si ce n’était celui-là ce serait un autre, et un mur n’est pas nécessairement triste quand il délimite un territoire qu’on s’est choisi, serait-ce dans une ville nouvelle…

Se perdre (2001)
Entre le roman tiré d’un épisode vécu et les pages de journal qui le relatent au jour le jour, il y a la distance séparant Passion simple de Se perdre. Une dizaine d’années après avoir eu le désir vrillé au corps, Annie Ernaux laisse tomber le dernier masque, dans le tourbillon qui l’entraîne vers S., ce Russe qui fut son amant. La relation avec lui a un avenir limité. Le diplomate rencontré dans son pays, avec la naissance d’une attirance réciproque et violente, est en poste à Paris – mais il est marié et il repartira. Les jours et les semaines sont ponctués de moments volés, trop brefs malgré leur intensité. Très vite, Annie Ernaux apprend la peur : si l’appétit qu’elle éprouve pour son amant ne diminue pas, elle devine chez lui des signes d’éloignement. La distance se creuse. Annie Ernaux écrit, sur le même ton, les gestes du plaisir et les angoisses de l’absence. Elle s’interroge sur ses élans : sont-ils seulement sexuels ou s’agit-il d’amour ? Objectivement, les choses du sexe sont les mêmes quand on aime et quand on n’aime pas. Cela n’aide pas à répondre à la question, et n’est pas non plus une consolation.

La jalousie à l’état pur est une autre forme de passion amoureuse, plus envahissante peut-être encore. Annie Ernaux raconte ici comment, après avoir rompu avec son amant, elle n’a pas supporté d’apprendre que celui-ci a fait entrer une autre femme dans sa vie. Au scalpel, comme elle en a coutume, elle écrit comment elle vit ces semaines pendant lesquelles elle est obsédée par cette femme dont elle ne sait presque rien, et surtout pas le nom. L’occupation est exactement cela : un envahissement total par une personne qu’on imagine, qu’on croit deviner… jusqu’au moment où, d’ailleurs comme dans la passion amoureuse, les choses se calment. Mais, en attendant, quelle violence rentrée elle trouve en elle, apaisée peut-être seulement par les mots !

L’usage de la photo (2005, avec Marc Marie)
Il y a une photo qu’on ne verra pas. Mais elle est décrite avec complaisance. Les autres, de vêtements éparpillés sur le sol, se veulent des témoignages d’un amour pratiqué dans l’urgence. Certaines pages disent, dans le moindre détail, ce que montrent déjà les clichés. Puis tentent d’explorer ce qu’on ne peut voir. Un équilibre délicat entre journal intime et exhibitionnisme. Des moments de grâce entre des passages plus lourds.

Les années (2008)
Se souvient-on de Je me souviens ? George Perec y avait jeté, en vrac, des éclats de mémoire. Annie Ernaux lui rend hommage, reprend le projet et l’améliore : elle fait du rangement. Des années 40 à nos jours, elle revisite Les années de sa génération et des générations proches. Dans une vision collective où dominent « on » et « nous », elle imprime à son « récit glissant » la marque du temps qui passe. Une superbe réussite, qui lui vaut d’être rééditée sous le numéro 5000 de la collection Folio.

Au pays de l’hypermarché Auchan, c’est la fête toute l’année. On passe, sans avoir le temps de respirer, de Noël au ramadan ou à la Foire de printemps aux vins. Pour Annie Ernaux, l’hypermarché est une occasion de lever le nez des pages d’écriture. Pour mieux y revenir quand, pendant une année, elle tient le journal des moments passés chez Auchan, à Cergy. « Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là. »
Annie Ernaux ne s’est pas mise à considérer les grandes surfaces comme un espace littéraire le 8 novembre 2012, date du début de ses notes. Elle en a parlé dans Journal du dehors, en 1993, et dans La vie extérieure, en 2000. Le monde sensible n’a jamais été limité, pour elle, aux relations entre intellectuels. Et ce terrain-là est particulièrement riche, parce qu’il en dit long sur notre société.
Elle relève tout ce qu’elle voit, hésitant à en tirer des leçons mais ne cachant rien des questions qui l’habitent. La population est différente selon les jours et les heures. Les mélanges ethniques sont nombreux. Les caisses automatiques remplacent celles où l’on tente de mesurer, avant de choisir une queue plutôt qu’une autre, l’efficacité de la caissière. Le super discount propose des produits moins coûteux, mais en grande quantité et d’une qualité douteuse. Le jaune des panneaux des prix d’accroche lui semble de plus en plus agressif. Il est interdit de lire au rayon librairie…
Pendant ce temps, au Bangladesh, une usine textile brûle : 112 morts. Puis un immeuble s’effondre, qui abritait des ateliers de confection : 1127 morts. Dans les deux cas, les ouvrières, puisqu’il s’agit surtout de femmes, travaillaient notamment pour Auchan. « Evidemment, hormis des larmes de crocodile, il ne faut pas compter sur nous qui profitons allègrement de cette main-d’œuvre esclave pour changer quoi que ce soit. »
Regard au plus près, regard qui prend de la hauteur : Annie Ernaux a tout vu, tout compris de cet univers-là.

Annie Ernaux ? L’écriture de soi, l’autofiction pour le dire vite. Voilà sa case, une fois pour toutes, depuis l’avortement des Armoires vides, le père de La Place, les amours et les déchirures intimes devenues romans. A peine romans, d’ailleurs très vite aucune mention de genre n’est plus apparue sur ses ouvrages. Les commentateurs en ont fait des récits autobiographiques. L’appellation, trop réductrice, ne lui convient pas vraiment, expliquait-elle à Frédéric-Yves Jeannet dans L’écriture comme un couteau. Elle lui préfère, précisait-elle, celle de récits « auto-socio-biographiques ». Genre, s’il s’agit bien d’un genre, dans lequel elle a atteint une sorte de perfection avec Les années, en 2008.
Elle aurait pu clore sa bibliographie avec ce chef-d’œuvre de l’intime partagé avec la multitude, car ses souvenirs sont communs avec bien des lectrices et lecteurs. Il lui restait cependant à creuser une étape de sa propre construction, les années 1958 et 1959, sur lesquelles elle passait rapidement dans l’entretien déjà cité, signalant qu’elle avait, en pleine guerre d’Algérie et grâce à une professeure de terminale, découvert en même temps le marxisme, l’existentialisme et Le Deuxième Sexe.
Elle n’avait pas tout dit sur celle qu’elle appelle « la fille de 58 » dans Mémoire de fille, qui vient de paraître et où elle s’interroge sur ce que sera son dernier livre. Elle ne voulait pas, en tout cas, disparaître avant d’avoir fixé l’image de la jeune fille qu’elle était alors. Voici enfin terminé un texte déjà entrepris auparavant, puis abandonné, une trace de ce qui a été vécu « un été sans particularité météorologique, celui du retour du général de Gaulle, du franc lourd et d’une nouvelle République, de Pelé champion du monde de foot, de Charly Gaul vainqueur du Tour de France et de la chanson de Dalida Mon histoire c’est l’histoire d’un amour. »
Fallait-il raconter à la première ou à la troisième personne ? « La fille de la photo n’est pas moi mais elle n’est pas une fiction. » La fille de 58 et la femme qui écrit possèdent la même identité – au nom près, qui a changé en cours de route – et la même mémoire de ce moment-là, mais celle qui écrit connaît la suite, et regarde à distance. La fusion ne sera pas totale, décide Annie Ernaux, toujours attachée à la manière dont s’écrivent des livres où la forme participe du sens. Va donc pour la dissociation de la personne à des âges différents, la première sera « elle » et la seconde « je ».
« Je » raconte donc comment « elle », Annie Duchesne, quitte pour la première fois ses parents et travaille comme monitrice dans une colonie de vacances. Occasion d’une prise de liberté qui ne va pas sans risques pour une Annie très innocente et pleine de désirs. Elle ne connaît rien de l’amour physique, elle n’a jamais vu un sexe d’homme, elle se lance pourtant à corps (é) perdu dans la découverte, prête à tout, « amorale et cynique ». Elle couche avec le moniteur-chef, pas seulement, elle ne voit pas où est le mal mais le regard des autres change. « Ai-je soupçonné à ce moment-là qu’elles me tenaient pour une petite pute sans cervelle ? »
Corps libéré mais techniquement toujours vierge, la fille de 58 était, depuis cet été-là, prisonnière d’un sortilège dont l’écriture aujourd’hui la sauve en l’emmenant jusqu’aux années suivantes, celles où la littérature s’offre à elle comme un grand paysage à parcourir sans fin, et à pratiquer en commençant un premier roman. Celle, on est déjà en 1963, où elle vérifie qu’en effet elle était vierge – et, du coup, ne l’est plus.
Passée brutalement et sans en avoir conscience du statut de jeune fille à celui de femme émancipée (ou « petite pute », pour beaucoup), Annie aura pris le temps d’effacer les événements avant de leur donner la force d’une initiation involontaire.

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