jeudi 5 octobre 2017

Prix Nobel de littérature : Kazuo Ishiguro

J'ai beaucoup lu Kazuo Ishiguro - et souvent beaucoup aimé. Nos chemins se sont croisés trois fois - mais je n'ai plus de traces écrites de la première. Voici ce que mes archives ont conservé, précieuse mémoire pas si morte qu'on le dit parfois, à l'occasion d'un Prix Nobel de littérature qui, forcément, me réjouit. (Même si j'avais préparé autre chose.)

Le troisième roman de Kazuo Ishiguro commence par étonner, puis il laisse une impression de perfection. Cet écrivain anglais d’origine japonaise s’était, dans ses deux premiers livres, construit un Japon mythique. Et le voici occupé à décrire une Angleterre tout aussi mythique, par l’intermédiaire d’un majordome, Stevens, qui assume tous les clichés d’une civilisation où le service a été élevé au rang d’un art et d’un devoir. On s’attache à ce Stevens qui réfléchit à sa condition et à son passé pendant un petit voyage qu’il fait pour retrouver Miss Kenton, une gouvernante avec laquelle il a travaillé et qui est probablement sa seule faille : il ne se l’est jamais avoué, mais elle lui manque, et ils auraient pu partager ensemble autre chose que le sens de leur mission presque sacrée.
Kazuo Ishiguro raconte tout cela avec un naturel d’autant plus extraordinaire qu’il est évidemment une pose – mais elle est devenue une seconde nature chez Stevens, qui ne s’imagine de toute manière pas différent.
Stevens n’a presque jamais quitté Farlington Hall et il a même survécu à son patron, Lord Darlington, remplacé maintenant par un Américain, ce qui est évidemment très différent puisque ce Mr. Farraday n’a aucun sens des rapports qu’il devrait établir entre lui-même et son majordome. Sans avoir voyagé ni être sorti dans le monde, Stevens a le sentiment d’avoir eu beaucoup de chance : il a côtoyé, en effet, avant la Deuxième Guerre mondiale, de grands hommes politiques que Lord Darlington, poussé par on ne sait quel idéal pacifiste né de ses remords après la victoire de 1918, cherchait à rapprocher par-dessus la séparation entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. La naïveté de Stevens au sujet des agissements de son patron est totale. Il n’a d’ailleurs pas à y réfléchir, comme il le dira à Lord Darlington un jour où celui-ci, assailli de doutes, aura la faiblesse de demander conseil à Stevens.
Ce majordome pense avoir approché de la perfection le jour d’une grande réunion politique organisée par Lord Darlington. Ce jour-là, le service devait être plus irréprochable que de coutume afin de ne pas troubler la reconstruction du monde. Mais le père de Stevens, qui avait été son modèle avant de beaucoup décliner, au point qu’il avait fallu le réduire à un rôle subalterne, a eu la mauvaise idée de mourir. Il n’aurait pu choisir plus mal son moment. Stevens, en revanche, fut parfait, comme le montre cet invraisemblable dialogue qu’il eut avec Miss Kenton lorsqu’elle lui demanda, à propos de son père à l’agonie :
« Voulez-vous monter le voir ?
— Je suis très occupé pour le moment, Miss Kenton. Dans un petit moment, peut-être.
— Dans ce cas, Mr. Stevens, me permettrez-vous de lui fermer les yeux ?
— Je vous en serais très reconnaissant, Miss Kenton. »
Le choix du personnage, un majordome très ancré dans une certaine tradition britannique, a de quoi surprendre de la part d’un écrivain d’origine japonaise.
J’ai choisi ce majordome pour illustrer une tendance à essayer de dissimuler ses émotions, à ne pas montrer ce qu’on ressent. Il symbolise un peu, en le caricaturant à l’extrême, le dévouement dont on peut faire preuve à l’égard d’une carrière, à l’égard d’un engagement professionnel. Ce dévouement est tel qu’il entraîne ce majordome à nier complètement sa capacité à exprimer l’amour, la chaleur, la tendresse, les sentiments humains.
La seconde raison pour laquelle j’ai choisi ce personnage, c’est l’aspect de fable politique du livre. J’ai voulu montrer les rapports qui existent entre les petits personnages humains ordinaires que nous sommes et le pouvoir politique. Evidemment, ça se greffe un peu sur mon histoire personnelle. J’étais étudiant à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix, à une époque à laquelle on sentait qu’on avait une certaine responsabilité par rapport au monde et qu’on était tenu d’essayer de changer les choses pour les améliorer.
En fait, il se peut très bien que, comme le majordome du livre, nous faisons tous notre petite tâche, chacun de notre côté, du mieux que nous pouvons, en pensant que nous contribuons à quelque chose de très grand parce que nous travaillons pour quelqu’un qui nous dépasse peut-être et que nous contribuons de cette manière à l’histoire. Mais en dernier recours, on ne sait pas vraiment ce que ça donne…
Etes-vous un écrivain très ambitieux ?
Ce n’est pas une question d’ambition. Je suis tout à fait au début de ma carrière, j’ai l’impression qu’il y a énormément de choses que je n’ai pas encore faites et que je dois faire. Je ne cherche pas à me comparer avec d’autres écrivains, donc dans ce sens-là je ne suis pas ambitieux. Mais je suis très ambitieux par rapport à moi-même, je me fixe personnellement des objectifs : explorer des choses que je n’ai pas encore faites. C’est peut-être une chance d’avoir récolté des prix littéraires si tôt, parce que maintenant j’en suis débarrassé. Je n’ai pas envie de continuer à écrire les mêmes livres toute ma vie sous prétexte que je le fais bien et qu’on me l’a dit. Mon admiration va plutôt à des gens, à des artistes qui justement changent tout le temps et ne s’obstinent pas à faire toujours les choses pour lesquelles on a dit qu’ils étaient bons. C’est pour ça que j’admire Miles Davis qui a eu le courage de changer, Dylan aussi, bien que maintenant ça se dégrade un peu, Picasso, etc.
Vous inscrivez-vous dans le renouveau de la littérature britannique dont Salman Rushdie est un exemple ?
On ne peut pas évoquer l’affaire Rushdie ici, c’est trop compliqué, mais il est une figure importante de la littérature contemporaine. Il n’écrit pas uniquement pour des lecteurs britanniques. C’est une tendance qu’on retrouve chez tous les écrivains de cette nouvelle génération. Par exemple, en voyageant comme je le fais maintenant, je me rends compte qu’il y a un tas de petits détails qui ont une signification pour des lecteurs d’autres pays. Et je pense que les écrivains de ma génération font de même. Ils ont une expérience de la vie aux Etats-Unis, ou dans les pays d’Asie, par exemple, et ils en tiennent compte dans leur écriture. Tout cela va dans le sens d’une ouverture beaucoup plus grande.

Kazuo Ishiguro a gardé son air d’étudiant attardé. Ni le temps ni le succès (celui des Vestiges du jour) ne paraissent avoir de prise sur lui. L’écrivain a, certes, un peu plus de quarante ans, il a gagné en maturité et peut-être aussi en lucidité sur son propre travail. Alors, qu’est-ce qui a changé ? La réponse est, bien sûr, dans L’inconsolé. Et peut-être un peu aussi dans ce que Ishiguro nous a expliqué il y a quelques jours, lors d’un bref passage à Paris à l’occasion de la sortie en français de son dernier roman.
Vos premiers romans étaient japonais, vous avez écrit un roman très britannique, et voici un roman très européen. Peut-on dire les choses ainsi ?
Peut-être. Mais, bien que cela se situe en Europe de l’Est, cela pourrait être n’importe où. Le livre n’est pas lié à un endroit spécifique. Dans mes livres précédents, j’avais fait beaucoup de recherches documentaires pour me renseigner sur les époques et les lieux, mais l’essentiel était dans la psychologie des personnages, malgré la plus grande précision du contexte que pour L’inconsolé. Je voulais, ici, créer un paysage imaginaire de manière à ce que le lecteur puisse croire que les choses arrivent chez lui.
Inévitablement, on pense quand même à une partie de l’Europe…
J’ai été obligé de choisir un endroit pour donner des noms aux rues. Cela aurait pu être des noms scandinaves, ou français, ou italiens. Finalement, c’étaient des noms allemands… J’étais déjà très loin dans l’écriture, et je n’avais pas encore décidé de situer le roman en Europe de l’Est. C’est arrivé très tard. J’avais besoin d’une liste de noms allemands, et je cherchais un annuaire de téléphone allemand. Mais, en fait, c’était difficile à trouver à Londres. En revanche, j’avais sous la main beaucoup de livres sur le football, et il y a toujours eu des équipes allemandes. Les noms des personnages secondaires de L’inconsolé viennent de là. J’aurais aussi bien pu prendre des noms dans des équipes belges, et donner des noms flamands aux personnages secondaires. C’est volontairement que je n’ai pas voulu entrer dans les problèmes politiques. J’ai donc évité de situer les choses dans un ex-pays communiste. Par ailleurs, je sens bien que les émotions de mes personnages ne correspondent pas à celles des Latins, ou des Français…
Au fur et à mesure que vous écriviez le livre, la ville a-t-elle pris dans votre esprit une réalité topographique ?
En fait, non. La ville change tellement dans le livre qu’il est impossible d’en dessiner un plan. Il était beaucoup plus important pour moi d’imaginer et de comprendre les lois qui géraient ce monde et cette ville. Je ne parle pas seulement des lois de l’espace, mais aussi des comportements humains. Evidemment, ces lois-là sont différentes de celles qui régissent le monde où nous vivons. Et je sentais qu’il fallait quand même des règles.
Ce monde possède donc sa propre logique ?
Oui, exactement. Si Monsieur Ryder, au milieu du livre, devenait un éléphant ou un oiseau, il n’y aurait pas de logique pour le lecteur. Ce serait aussi peu correct que si cela arrivait dans un roman réaliste. Souvent, je me posais des questions de ce genre-là en écrivant le livre. Je voulais sentir une logique interne, et que le roman ait un sens, comme un roman réaliste. Un roman où n’importe quoi peut arriver induit l’idée que la vie n’a pas de sens…
Quand Ryder arrive dans cette ville, le lecteur ignore qu’il la connaît déjà. De votre côté, le saviez-vous ?
Oui. Je savais tout de son passé, de son avenir, de ses angoisses. Mais, au lieu de me servir de flash-back, comme dans mes livres précédents où on découvrait la vie du héros à travers ses souvenirs, ici, les choses se découvrent de manière plus onirique. Ryder trouve des échos de son passé, de son enfance, dans les rencontres bizarres qu’il fait dans ce monde bizarre. Cela fonctionne un peu comme les rêves. Ce soir, je pourrais faire un rêve dans lequel il y aurait le portier de nuit de l’hôtel, parce que l’image de son visage est entrée récemment dans ma tête. Et il se peut qu’il joue le rôle de quelqu’un qui a beaucoup plus d’importance dans ma vie, simplement parce que son visage était disponible et que je m’en suis servi. L’idée, ici, c’est que vous découvrez la vie de Ryder à travers une méthode similaire.

Nocturnes (2010)
Le roman a beaucoup fait pour la notoriété de Kazuo Ishiguro, surtout quand il est passé par le cinéma. Les vestiges du jour, son troisième livre, avait été couronné par le Booker Prize avant qu’Anthony Hopkins incarne à l’écran le majordome du livre – le « butler ». On sait moins que son entrée publique en littérature s’est faite en 1981 par la publication de trois nouvelles dans un ouvrage collectif qui précédait d’un an son premier roman, Lumière pâle sur les collines. Ishiguro revient à la nouvelle avec Nocturnes, un premier recueil personnel très concerté de textes assez longs. C’est un régal.
Le sous-titre, Cinq nouvelles de musique au crépuscule, fournit des indications précises, presque cliniques, sur le livre. Celui-ci regroupe en effet cinq nouvelles qui parlent de musique et de crépuscule – mais parfois au sens figuré, comme dans la vie.
Dans « Crooner », un guitariste de rue polonais, qui travaille aux terrasses de Venise avec différents groupes, rencontre le chanteur américain Tony Gardner. Plus qu’une légende à ses yeux : le consolateur de sa mère qui l’écoutait pour oublier les contraintes du régime communiste. Non seulement ce héros lui parle, mais il lui demande de l’accompagner le soir pour la sérénade qu’il veut donner d’une gondole pour son épouse Lindy, sous la fenêtre de leur chambre. L’honneur est immense. Et la réalité, cruelle. Tony Gardner, qui veut relancer sa carrière, doit divorcer pour revenir sous les projecteurs au bras d’une femme plus jeune et plus jolie…
Ironiquement, l’avant-dernière nouvelle remet Lindy Gardner en scène, après le divorce. Elle est la voisine de chambre de Steve, saxophoniste doué mais au visage ingrat. Le producteur de celui-ci l’a convaincu de la nécessité d’une chirurgie esthétique après laquelle le succès ne devrait pas tarder. Lindy et Steve, le visage bandé, attendent la cicatrisation, font connaissance et tuent le temps. Soumis à la loi des apparences qui semble bien supérieure aux vertus du talent.
Comme ces deux textes, les trois autres mettent face à face, dans une relation conflictuelle, l’ambition artistique d’un musicien et les contraintes de l’existence. L’incompatibilité se vit dans la douleur, et parfois la douleur s’apaise provisoirement, quand une complicité s’établit entre deux personnages. Mais la fragilité est une constante des rapports humains décrits ici, vibrant d’un espoir qui ne se réalisera jamais vraiment.
Ishiguro nouvelliste ne décevra pas les lecteurs de ses romans. Il tient la note juste, chaque fois pendant une cinquantaine de pages. Il plonge au cœur des contradictions et, sans chercher à les résoudre, les éclaire d’une forte empathie pour ses personnages. Si bien que l’on sort de ce recueil à la fois bouleversé et apaisé. Une autre contradiction que l’on ne cherchera pas à comprendre.

Un secret rôde dans le roman d’Ishiguro. On en devine peu à peu la teneur. Ce qui fait de ses personnages des êtres d’exception appartenant à un… élevage particulier. Leur statut n’interdit pas les émotions. Mais ils ne savent pas très bien qui ils sont. Kath, devenue adulte, effectue un retour sur leur enfance. La lumière se fait sur des événements qui étaient restés incompréhensibles. L’écrivain d’origine japonaise avance à petits pas, comme avec incrédulité, vers la connaissance.

Commençons par là, même s’il nous en coûte : le nouveau roman de Kazuo Ishiguro est une déception. Une déception relative, certes, et malgré tout un bon livre. Mais l’auteur des Vestiges du jour et de quelques autres ouvrages très réussis avait habitué à mieux et Le géant enfoui, son premier roman depuis dix ans, était porteur d’un espoir immense – et démesuré.
Ishiguro est un caméléon : il a prouvé à suffisance sa capacité à évoquer des époques et des lieux différents. Le voici lancé dans une épopée post-arthurienne où la magie est un élément naturel de l’environnement et où ce qui nous semble fantastique est intégré au quotidien. Axl et Beatrice, le couple dont les aventures sont au cœur du récit, souffrent ainsi, comme les autres habitants de leur village, d’un effacement de la mémoire. Ils ne savent pas très bien pourquoi, mais une hypothèse prend consistance : depuis longtemps, Querig, une dragonne, hante la région. Elle est vieillissante, moins féroce et dangereuse qu’autrefois, « mais plus d’une force obscure émane de sa présence » et elle serait responsable de la brume de l’oubli…
En route vers le village où habite leur fils, Axl et Beatrice croisent Gauvain, neveu du roi Arthur. Il a été chargé d’éliminer Querig mais, bien qu’il s’en défende – et la manière dont il se défend est la part humoristique du roman –, il peine à mener son entreprise à bien. Lui aussi a vieilli, la trame de la légende est usée, si bien que l’on voit au travers. Et que, malheureusement, les ficelles semblent parfois bien grosses.
Est-ce pour essayer de faire croire à la distance des siècles que le romancier prête à ses personnages des dialogues ampoulés ? On s’amuse, un peu, du mari qui appelle sa femme « princesse » et de Beatrice qui appelle Axl, quand ce n’est pas par son prénom, « époux ». Mais on se lasse assez vite de préciosités qui contaminent aussi d’autres conversations.
Le géant enfoui est un livre qui semble construit de couches superposées mal ajustées, comme si elles ne cessaient de glisser les unes sur les autres et de réclamer leur autonomie. Le contexte des légendes arthuriennes, les paysages, les personnages, la société d’un temps dont nous ne savons pas grand-chose… Tout cela fait un roman attachant par bien des aspects, et irritant par d’autres.

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