Sarrail au milieu de ses troupes
(De notre envoyé spécial.)
Salonique, … mai.
Moi, disait un jour le général Sarrail, je n’ai pas de revue
sur la conscience, je sais trop ce que c’est que l’astiquage des boutons.
Si le général ne fait pas aligner ses hommes pour leur
mesurer la longueur des poils, en revanche il prend son auto et s’en va leur
adresser la parole au hasard des chemins et des champs.
Ce matin à cinq heures, il quittait son quartier pour la
route de Serrès. Je l’ai rencontré.
Sarrail est de haute taille, il ne la redresse pas, il est
fin de silhouette et de traits. Ses cheveux sont gris perle et frisent en
l’air. Ses yeux sont bleus, son regard vif. Quand il se tient dans une attitude
familière, il a les mains dans ses poches ; à l’abord il est d’allure
réservée, il n’appelle pas l’expansion et l’on n’est pas son ami parce qu’on le
lui dit. En revanche, quand on l’est, on n’a pas besoin de le lui dire.
Il est froid, clair, entier dans son coup d’œil. Son coup
d’œil lancé, son but saisi, il se décide et quand il a décidé, résolument
l’œuvre commence. Elle va silencieuse et tenace. Une fois son esprit fixé, ce
qui lui importe c’est ce qu’il fait, non ce que l’on pense de ce qu’il fait. On
peut venir lui dire : « Voilà ce qu’il faudrait faire » il ne
répondra pas que c’est ce qu’il fait, il se contentera de vous dire :
« Avez-vous fait un bon voyage ? » Quand il a voulu, c’est dit.
Son œuvre se poursuit calme, méthodique, sûre, tout y collabore. Petites
choses, vous n’êtes plus petites dès que vous êtes apparentées de loin ou de
près au résultat total. Le chef se penche sur vous, vous regarde, vous retourne
comme si vous aviez une grande importance. Chaque pensée, chaque acte, chaque geste
est un apport quotidien à la somme qu’il doit amasser et la journée qui vient
ajoutera à la journée précédente, car il ne se fie pas à l’intensité de la
dernière heure. Persévérant et volontaire, de l’aube à la nuit et pendant la
nuit aussi il laboure son champ ; sa charrue grince parfois sur les
pierres et dévie, quand elle grince il la laisse grincer, quand elle dévie il
la repose à côté et… hue ! les bœufs !
Parmi ses
« Poilus »
Il était bien maintenant cinq heures vingt. L’auto filait
son fanion claquant. Les soldats, sur le bord de la route, soit qu’ils se
rasent, ou quoi qu’ils fassent tendaient la tête ; comme ils ne voyaient
pas distinctement, on comprenait à leur façon de regarder qu’ils se
disaient : « Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ? »
Ceux qui devinaient saluaient, ceux qui ne devinaient pas, après un temps
d’arrêt, reprenaient placidement le raclage de leurs joues.
Les kilomètres passaient. Les enfants grecs se rangeaient
militairement, les enfants grecs aiment beaucoup les gestes militaires, ils se
mettent au garde à vous, portent la main à leurs cheveux, suivent les armées.
Et des régiments avançaient sur la route.
Sarrail faisait arrêter sa voiture, descendait. Il était ce
matin d’humeur rose. Il avait les mains dans ses poches et la grâce sur la
figure. Par contre quand vous le voyez absorbé et qu’il élève la voix et qu’il
devient rouge, il vaut mieux attendre et repasser un autre jour. Mais
aujourd’hui tout va. Il regarde ses soldats :
— Ça tire ?
— Ça tire un peu.
Il remonte en voiture.
— Ah ! mais ! fait-il, voilà qu’ils me
cassent des arbres, pas de ça ! Moi je suis Méridional, je sais trop avec
quelle peine ils repoussent. Il ne faut pas non plus qu’ils m’abîment les
tombes des Grecs. Je vais leur dire ça », dit-il toujours de son humeur
rose.
Il descend et il rencontre le général commandant la division
et lui dit en lui serrant la main :
— Il faut leur dire qu’ils ne me coupent pas les
arbres, et qu’ils fassent aussi attention aux tombes.
Trois officiers passent à cheval. Il redescend.
— Bonjour, messieurs !
Les officiers se redressent.
— Vous allez bien ?
Et comme il sourit, les officiers pensent : « Ça
va », et les officiers sur leur selle, le corps penché vers le général qui
est à pied, causent et rient.
— Qu’est-ce que vous faisiez dans le civil ?
— Entrepreneur…
Puis le général continue sa route, traverse les champs,
s’enfonce dans la boue. Il a de la bonté plein son regard, on sent qu’il
voudrait laisser du bonheur sur ses pas. On peut être le chef de la vie et de
la mort des hommes, et sentir parfois le plaisir d’être l’ami de leur cœur.
Il rencontre un commandant :
— Tout va bien ?
— Tout va bien, mon général.
— Vous n’avez rien à me demander ?
— Rien, mon général.
Le commandant a raté le coche. Le général aimerait à accorder
ce matin.
Il remonte en voiture.
Une batterie de montagne défile. Il redescend.
— C’est vous qui avez tiré hier ?
— Oui, mon général.
— Ça va ?
— Ça va, répond le soldat interrogé.
Il remonte en voiture.
Un artilleur nouvellement arrivé demande :
— C’est le général Sarrail, ça ?
— Oui, il te plaît.
— Y m’va.
L’auto roule vers un certain endroit où le chef doit voir un
commandant.
— Ah ! ce commandant veut me voir, dit-il. Bien,
il va me voir.
C’est là. Le commandant est appelé. Et les voilà qui, sur la
route, marchent tous les deux. Oh ! oh ! la discussion s’élève, le
commandant se défend, fait des gestes, le général aussi fait des gestes. Ils se
promènent. Ça dure. On voit au sourire du général que le commandant a gagné son
procès.
Sur la route de Sofia
et de Constantinople
… Le canon tonne. Le général est dans cette grande plaine de
Macédoine. Il regarde. Voilà son champ de bataille à lui, voilà son point de
départ. Il regarde. Sur la route se trouve une tombe plus grande que toutes les
autres. C’est celle d’un chef de bande grecque que les guerres balkaniques ont
étendu là. Une pierre blanche la domine. Sur cette pierre on lit :
« Tu es tombé au milieu de la route et tu es encore loin de Sofia et de
Constantinople. »
Sarrail aussi est encore loin de Sofia et de Constantinople
– mais lui n’est pas tombé.
Le Petit Journal, 29 mai
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