Voyage sans cartes est loin d’être
le livre le plus connu de Graham Greene. Le scénariste du Troisième homme, le romancier de La puissance et la gloire et de beaucoup d’autres titres ont éclipsé
le travail du jeune journaliste curieux de tout qui, à 31 ans, s’embarquait à
Liverpool avec sa cousine pour voyager au Liberia, sans savoir ce qu’il allait
y trouver.
Pourquoi le Liberia ? Sans doute parce que c’est, en 1936, avec l’Abyssinie,
le seul pays de l’Afrique noire où les Blancs ne sont pas maîtres. Le
choix est clair, même s’il se fait plutôt par défaut : l’Afrique coloniale
ne l’intéresse pas pour une équipée dont il cherche les motivations dans une
psychanalyse à bon marché teintée d’humour. (Ce n’est pas l’indice d’un
esprit pleinement lucide que de préférer l’Afrique occidentale à la Suisse.) Dans son inconscient où l’Afrique, cette
image importante qui représente plus de choses que je n’en puis
exprimer, il est moins attiré, et pour ainsi dire pas du tout, par la
région où le colon blanc est le mieux parvenu à reproduire les conditions de
vie de son propre pays, ses règles de moralité et son art populaire. On attend
de l’inexplicable une qualité de ténèbres.
Donc, le Liberia, pays créé à l’initiative de philanthropes américains et
utilisé aussi, moins noblement, pour se débarrasser d’esclaves et d’enfants d’esclaves
devenus encombrants, indépendant depuis 1847.
Bien sûr, Graham Greene n’échappera pas aux colons, puisqu’il passe par Freetown,
en Sierra Leone – colonie britannique depuis 1808 –, port où il débarque pour
entreprendre son périple terrestre, et que son voyage sans cartes – pas tout à
fait sans cartes, d’ailleurs, mais si imprécises, si vagues qu’il eut raison de
ne pas s’y fier – traversera un bout de la Guinée française. Il n’échappera pas
non plus à des attitudes coloniales implantées sous couvert d’affaires dans la
République indépendante du Liberia. Et le voyageur d’aujourd’hui pensera que ce
monde-là n’a guère changé sur la plus grande partie d’un continent pourtant
constitué d’Etats souverains. Comment en irait-il autrement ? La ligne – la
Ligne, écrit-il – qui transporte les marchandises entre Liverpool et la côte
occidentale de l’Afrique – les habitués l’appellent simplement la Côte, comme s’il
n’y en avait, ne pouvait y en avoir d’autre – est exploitée par la compagnie
Elder Dempster. Quarante ans plus tôt, Edmund Dene Morel, qui y était employé, avait
découvert, par un examen rigoureux du contenu des navires digne du meilleur
journalisme d’investigation qui allait déboucher sur un efficace journalisme de
propagande, comment la compagnie était utilisée pour saigner le Congo – et son
peuple – de Léopold II.
A dire vrai, le désir que manifeste Graham Greene de visiter l’Afrique
des Africains plutôt que celle des colons se mêle aussi d’une fascination
certaine, et avouée, pour ce qu’on peut trouver de pire sur le globe à cette
époque. Le « Livre jaune » du Gouvernement britannique dresse un
tableau apocalyptique de la situation dans le pays. J’y soupçonnais quelque
chose de loqueteux, d’indigent, qu’on ne trouve nulle part dans cette totalité :
les loques ont une grande puissance d’attraction. Il est prêt à
supporter le pire inconfort pour y aller voir.
Il part donc comme on partait souvent alors : le train jusqu’à
Liverpool, une nuit à l’hôtel, puis le cargo, via Madère, Ténériffe – où il
verra, effondré, le film tiré de son roman Orient-Express
–, Las Palmas, Dakar, Freetown enfin. De longues manœuvres d’approche qui laissent
le temps de se préparer au dépaysement et de fréquenter des passagers toujours
disposés à vous raconter les terribles histoires courant sur les régions où ils
retournent sans cesse – mais il va de soi qu’ils savent, eux, comment se
protéger des dangers puisqu’ils les connaissent. Tout ce que le transport
aérien a gommé de nos voyages…
Son arrivée à Freetown le conforte dans les idées qu’il s’est forgées de
loin : tout ce qui est laid est européen : les magasins, les
églises, les édifices gouvernementaux, les deux hôtels ; quand une chose y
est belle, elle est indigène : petits éventaires dressés par les marchands
de fruits au coin des rues et qui, à la tombée de la nuit, s’éclairent à la
bougie ; femmes indigènes aux hanches roulantes…
Il faut donc quitter la côte, s’enfoncer dans le pays pour mener à bien
son vague projet dont il s’est bien gardé de fournir les détails aux autorités
chargées de délivrer les visas, de peur de s’en voir détourné. Mais il n’a
aucune expérience de l’Afrique et, des deux cartes qu’il a pu se procurer, l’une,
britannique, confesse ouvertement son ignorance, l’autre, américaine, donne
une impression de grande hardiesse et témoigne d’une riche imagination :
une zone sur laquelle la première ne donne aucun renseignement s’orne de la
mention, en gros caractères, CANNIBALES. S’il monte des plans
relativement précis sur base d’informations collectées au hasard des rencontres,
ce sera toujours pour ne pas les suivre. Il apprendra d’ailleurs, petit à petit,
à négliger les horaires qu’il s’était fixés en bon Européen, puis à accorder
moins d’importance au nombre de jours que prend un trajet d’un point à un autre :
au départ de Kailahun, je croyais encore pouvoir arranger mon voyage selon
un horaire […]. C’était l’angoisse du voyageur inexpérimenté : elle me
causait une inutile tension et m’attirait la méfiance de mes porteurs. Je m’habituai
plus tard à m’en moquer totalement, à marcher, et puis à m’arrêter quand j’avais
assez marché, dans un village dont j’ignorais jusqu’au nom. J’appris à me
laisser porter au fil de l’Afrique. Cette évolution psychologique, qu’il
observe chez lui-même avec beaucoup d’acuité, n’est pas le moins intéressant
dans son récit.
Donc, sur base de plans précis impossibles à suivre et destinés à lui
permettre d’accomplir son vague projet (Mon intention était de traverser à
pied la République, mais je n’avais aucune idée de la route à suivre ou des
conditions de vie dans les provinces que nous allions visiter), il s’empresse
de quitter Freetown. Empressement, il va sans dire, aussitôt bridé par la
fréquence du moyen de transport qu’il empruntera pour commencer : le train
jusqu’au terminus de Pendembu ne part que quatre jours après son arrivée. Et
rallie sa première étape, non loin de la frontière du Liberia, à 250 milles, avec
une incroyable lenteur – en deux jours.
Le véritable voyage, le trek, démarre là, après que Graham Greene
a déjà pu observer à quel point le prix des choses diminue au fur et à mesure
qu’il s’éloigne de la côte. A Kailahun, atteinte en camion, son impression
initiale devant le terrible état de délabrement des lieux et de la population
engendre un ardent plaidoyer anti-colonialiste : Ici, civilisation est
demeuré synonyme d’exploitation ; j’eus l’impression que nous n’y avions
guère amélioré la condition des indigènes. Ce chrétien de gauche, pour dire
les choses simplement (elles sont en réalité plus complexes, comme toujours), mesure
du même coup les limites étroites à l’intérieur desquelles est mené le combat
social en Europe : Je pensais aux grands slogans creux des partis
politiques, tandis que les corps maigres dont on pouvait compter les côtes, avec
leur peau grêlée de variole et leurs coudes enflés qui pendaient, passaient
près de moi au marché ; pourquoi feignons-nous de parler en termes de « Monde »
quand nous n’avons à l’esprit que l’Europe ou les races blanches ?
L’homme, autant que le journaliste, cherchait le pire. Il est servi. Il
prend cette vision comme un grand coup de poing dans la figure, et que peut-il
faire d’autre que se mettre en colère ? Fidèle à la logique qui est la
sienne à ce moment, il attribue à la colonisation tous les effets néfastes qui
ont abouti à cette condition. Nous l’avons laissé entendre déjà : à
Monrovia, au terme de son premier voyage africain, il découvrira les effets du
colonialisme économique. Mais, toujours prêt à reconnaître qu’il s’est trompé, ou
au moins que son interprétation péchait par manque de nuances, il ajoute dans
son texte, au moment où il quitte Kailahun : Plus tard, me rappelant
Kailahun, lorsque je me trouvais dans les villages de la République, où la
civilisation s’arrête à moins de quatre-vingts kilomètres de la côte, je ne pus
guère voir de différence.
Graham Greene aura eu, en outre, la « chance » de rencontrer le
Président de la République. Celui-ci est aussi en déplacement dans le pays, et
d’une manière plus voyante que l’écrivain britannique : les routes sont
réparées pour son arrivée et des arcs de triomphe, érigés en son honneur. Ce
qui impressionne sans doute le plus l’auteur, c’est la beauté d’une jeune femme,
plus Chinoise qu’Africaine, qui appartient à l’entourage du Président et
dont le père a été fait juge de la Cour suprême. Il laisse ainsi entendre, avec
beaucoup de tact, qu’elle appartient probablement au Président Barclay lui-même.
Qui, par ailleurs, vaut aussi le détour, en particulier par la façon pour le
moins directe dont il définit l’étendue de ses pouvoirs. – Une fois élu, disait-il,
et en possession des leviers de commande […], eh bien, à ce moment-là, c’est
moi qui suis le patron de tout le bazar. Ce qu’on peut appeler l’anti-colonialisme
primaire avec laquel Graham Greene a mis le pied en Afrique s’en trouve quelque
peu ébranlé. Et rien dans son voyage ne pourra empêcher que soit, à ses yeux, terni
l’éclat tout théorique des politiciens libériens : Dans le Nord, je fus
bien accueilli partout parce que j’étais Blanc, car leur constant espoir était
que le pays serait un jour repris en main par une nation blanche. L’idéalisme
n’a pas résisté à une confrontation brutale avec la réalité. Il est clair
pourtant, on le verra, que Graham Greene ne se mettra pas à défendre le point
de vue colonial. Mais, en repartant, il nourrira beaucoup moins de certitudes, et
beaucoup plus de questions.
L’observation du contexte n’est pas le seul élément qui l’influence au
point de le modifier en profondeur. Les contrées qu’il traverse sont loin, très
loin de lui offrir quelque chose qui ressemble au confort européen. Les fourmis,
les cafards et les rats abondent dans les lieux où il dort, souvent mal. Et il
marche à en user les semelles de ses chaussures, qui finiront par se détacher. Pourtant,
alors qu’il s’est équipé d’un hamac pour porteurs, il ne l’utilise pas et
choisit d’aller à pied, quand sa cousine voyage en hamac – il faut à celle-ci
quatre porteurs, lui se contente de trois. Il ne se résoudra à monter dans son
hamac que dans un grand état de fatigue – et en remarquant bien le regard
critique que lui jette un médecin missionnaire méthodiste quand il le voit
faire. C’est assez intéressant, car les raisons pour lesquelles il se comporte
ainsi ne sont pas tout à fait claires. Plusieurs motivations s’y mêlent et il
faut lire entre les lignes pour en deviner l’essentiel.
D’abord, il y a sans doute une certaine fierté à accomplir une
performance physique.
Ensuite, il éprouve un peu de honte à l’idée de se faire porter alors qu’il
s’agite en débats intérieurs sur les négociations qu’il mène pour ne pas payer
trop ses hommes tout en sachant très bien que cette paie reste dérisoire.
Enfin, en diminuant son escorte d’un homme, il fait quelques économies
sur un budget qui n’est pas très élevé – en réalité, s’il avait su avant de
partir combien de temps lui prendrait le trajet, il y aurait peut-être renoncé
faute de moyens suffisants pour une si longue durée.
Cette attitude complexe repose sur les rapports qu’il entretient avec ses
hommes, dont il est soucieux de justifier le nombre rendu nécessaire par le
volume de l’encombrant matériel qu’il a cru bon d’emporter, bien qu’une partie
de celui-ci ne lui servira jamais : il semble prendre un certain plaisir à
rapporter les cas d’autres voyageurs moins bien équipés et dont les aventures
se sont moins bien terminées. Une certaine sévérité lui paraît parfois devoir
être appliquée et il n’hésite même pas à recourir au mensonge quand il pressent
que l’annonce d’une étape trop longue risque d’entraîner un mouvement de
révolte chez les porteurs (on pense à Christophe Colomb et à son équipage). Mais
il s’attache aussi à leur compagnie, les admire pour ce qu’ils font autant que
pour ce qu’ils sont, et il n’en parle pas sans y mettre du sentiment. Cette
ambiguïté fondamentale est mise en évidence au moment où ils se mettent en
grève pour exiger une augmentation de salaire : Il était inutile de
discuter du bien-fondé de leur cause ; tous les droits étaient sans
contredit de leur côté. J’exploitais ces hommes comme tous leurs maîtres les
exploitaient, et peu leur importait que je ne fusse pas assez riche pour ne pas
les exploiter, et que j’en ressentisse quelque honte.
Au cours de la marche, son alimentation lui cause quelques soucis. Il s’accroche
à sa réserve de whisky qui doit représenter pour lui le dernier lien tangible
avec son univers, au point de craindre qu’elle ne lui dure pas jusqu’au terme
de l’expédition, et il se méfie de la plupart des autres boissons. Quant à la
nourriture solide… Je suppose que ma digestion devait être détraquée par des
aliments de conserve, le riz grossier, les coriaces poulets africains, et l’habituelle
ration de cinq œufs par jour.
En fait, et bien que ce voyage sans cartes ne soit pas de tout repos, Graham
Greene bénéficie de beaucoup de chance : un peu de fièvre, l’une ou l’autre
chique sous un ongle du pied, et voilà fait le compte de tous ses ennuis
physiques en plus d’un mois de traversée d’un terrain assez hostile pour qui le
connaît mal – et il n’en connaissait rien ! C’est peu, et cela lui donne l’occasion
de remarquer sa lassitude intellectuelle. Sur le moment, il en trouve la cause
dans la répétition des paysages et des situations ainsi que dans un mode de vie
« primitif ». Quand il aura pris du repos, il sera en mesure de
comprendre la place prise dans cette lassitude par la grande fatigue physique
de la marche.
Il aura d’ailleurs dû constater, au moment d’écrire à partir de ses notes
– comme nous le constatons à la lecture –, que son voyage n’avait rien eu de
monotone. Il n’est pas une arrivée dans un village, pas une soirée et une nuit
dans un gîte provisoire, qui ne soit une histoire, aussi différente de la
précédente que de la suivante. Quelques spectacles, en particulier de diables
dansants – scrupuleux, le voyageur prend soin d’expliquer que l’appellation
attribuée au rôle sous le masque duquel se cache souvent le forgeron du village
ne doit pas être prise dans un sens néfaste –, fournissent davantage de
pittoresque que de prétexte à interprétations ethnologiques. Mais son propos n’est
pas de fournir une relation scientifique. D’ailleurs, il se contente souvent de
transcrire phonétiquement les noms de village quand il n’en connaît pas l’orthographe.
Souvenons-nous de ce que sont ses cartes. On ne connaîtra pas non plus tous les
noms des plantes et des fruits qu’il se soucie peu de répertorier avec
exactitude. On ne s’en soucie pas davantage.
Car tout son récit, pétri d’une grande honnêteté intellectuelle, bénéficie
du regard aigu du journaliste, parti avec de solides a priori mais auxquels il
ne se cramponne pas quand les faits leur donnent tort.
En définitive, malgré les écarts considérables enregistrés entre l’Etat
africain tel qu’il l’espérait et ce qu’il a découvert, Graham Greene reste
favorablement impressionné par un résultat aux imperfections duquel il trouve
bien des circonstances atténuantes. La comparaison entre la République et la
colonie se fait, à ses yeux, au profit de la première : Je crois qu’un
étranger venu d’une colonie européenne serait sincèrement impressionné par
Monrovia et la côte du Liberia. Il y trouverait une simplicité, un pathétique
qui le dédommageraient de la médiocrité profonde d’une colonie comme la Sierra
Leone.
Au-delà de ce débat, n’oublions pas que ce voyage constituait pour Graham
Greene sa première incursion en Afrique. Ni colon, ni homme d’affaires, ni
touriste. Il en revient empli d’un grand sujet d’étonnement : ce qui, dans
l’Afrique, m’avait surpris le plus c’est que je ne l’avais jamais trouvée
étrangère. Il avoue le plaisir avec lequel il retrouve le confort, il ne se
sent pas la vocation de vivre là. Mais il a, à l’évidence, reconnu quelque
chose qui était déjà en lui.
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