La ligne et l’âme du nouveau front italien
(De notre correspondant de guerre.)
Front italien,
… décembre.
Le front
d’Italie se stabilisera-t-il ? La neige qui depuis deux jours blanchit
enfin plusieurs sommets des crêtes d’attaque entravera-t-elle les espérances et
les efforts allemands ? La résistance maintenant enchaînée des Italiens,
des Anglais et des Français fera-t-elle abandonner son plan à l’ennemi ? À
cela, si nous étions à la fois le temps, l’adversaire et nous, nous pourrions
peut-être répondre.
Nous venons de
remonter la Piave depuis les lagunes jusqu’au pont de Vidor, nous avons
continué jusqu’à la Brenta, et de la Brenta au lac de Garde.
Toute la
nouvelle ligne, sa vie, ses particularités, fut donc sous nos yeux. Ce n’est
plus une ligne flottante ni incertaine comme elle le fut quand elle servit de
front d’arrêt. Ceux qui la défendent ne la considèrent plus comme une branche à
laquelle on s’accroche provisoirement pour ne pas tomber d’un coup à terre. Peu
à peu, par l’arrivée des Alliés, par la résistance italienne, par la stabilité
qui permit des travaux, elle se fit à l’idée d’être solide.
Une ligne d’espoir
C’est
maintenant une ligne d’espoir où depuis des semaines l’ennemi échoue, mais ne
renonce pas.
Il veut
pénétrer dans la plaine, couper l’armée, faire tomber d’une fois Venise,
Padoue, Vicence, Verone. Toutes les attaques dont les communiqués sont pleins
depuis des semaines sur le massif du Monte Grappa, Monte Tomba, Sisemode, le
col de la Beretta, ne sont menées que dans ce but.
Pour
descendre, il leur faut les grandes routes d’invasion. La Brenta est toute
désignée. Ils cherchent à s’en assurer les portes. Comme le point qu’ils
frappent ne cède jamais complètement, ils tapent à droite, à gauche, dans les
angles qui se forment par suite d’un changement de ligne. Ces semaines
dernières, ils ont eu deux plans : la Brenta et la Piave.
Ils essayaient
sur l’une, puis essayaient sur l’autre. Les lignes quoique parfois écornées ont
tenu. N’ont-ils pas un troisième plan ? Certainement si. N’ayant pu avoir
ni la Piave, ni la Brenta, les rives du lac de Garde semblent les attirer. Mais
croyez-vous, les rives du lac de Garde ne sont plus de simples et insouciantes
rêveuses.
D’un bout à
l’autre de son front cette ligne n’a pas qu’un tracé, elle possède une âme.
Remontons de la plage du Lido aux montagnes du lac et faisons connaissance de
la dernière armée alliée.
Voici d’abord
Venise. L’uniforme français s’y rencontre, il a des ailes sur son col ce sont
les gardiens des coupoles d’or de Saint-Marc, chasseurs du boche destructeur de
la Beauté.
Ensuite des
marins de Victor-Emmanuel, dans leur habit gris et collant continuent la
chaîne. Moitié sur terre, moitié sur eau, ils sont la cuirasse de Venise.
Puis voici les poilus
Puis voici les
poilus : les poilus des grandes heures de la guerre, ceux de Verdun ou de
l’Aisne, ou d’autres danses de cette sorte. « T’en fais pas » fut le
cri du jour dans leur patrie, c’est également le leur ici. Tous les grands
espoirs des Boches ne les ont pas « estomaqués ». Ils ont choisi,
comme secteur, l’un des plus visés. Ils y sont montés, « en
seigneurs », à qui on n’en impose plus. Quelques journées leur ont suffi
pour mesurer le danger. Et hier, froidement, ayant observé, ils se sont dit
qu’ils étaient trop. Le commandement, pesant à la fois la menace et la valeur,
leur a donné raison. Une partie est restée l’arme au poing, l’autre est au
repos.
Trois ans et
demi de guerre sans répit ont fait du Français le grand guerrier des routes du
monde. Il n’est jamais épaté. Ayant subi ce qui pouvait arriver de plus fort,
il connaît tout le reste, que ce reste soit nouveau ou non. Quand on s’est
regardé dans la Meuse, on peut se regarder dans la Piave. Il est là comme chez
lui, plein d’aisance et de souplesse. Non qu’il n’y meure point ! Juste à
ce moment, nous traversons le carrefour où les premiers des nôtres tombèrent
tués sur le sol vénitien. Cet endroit où plus tard s’élèvera une stèle est
marqué du fusil de l’un d’eux. C’est un village dont le nom rentrera dans notre
épopée. Depuis, il n’est pas devenu meilleur. Notre sang y coule encore à la
minute.
Les Garibaldiens
Puis voici les
garibaldiens. Là, l’ennemi est au bas de la montagne, sur la Piave. C’est un
front de Côte d’Azur tellement le paysage est joli. Les petites villes qui
l’égayent n’ont pas eu le temps d’être démolies. Elles s’élèvent, fraîches,
autour de leur campanile rose. Aucun aspect terrible, c’est une guerre toute
neuve.
De cette
tranchée, plongeant sur la ligne de feu, face au pont de Vidor, il nous paraît
plutôt que nous sommes à un balcon pour admirer un horizon, qu’à un créneau
pour surveiller la guerre. Les Garibaldi, le général et le commandant sont là,
en uniforme italien, avec la Légion d’honneur et la croix française ; ils
marient leur race et la nôtre. Ils forment une maison d’amour.
Puis voici les
Anglais. Ils sont là de la même façon qu’ils seraient ailleurs. Aplatis sous
leur casque, cirés jusqu’à la semelle, bien nourris, bien payés, ils
s’installent sans souci des projets ennemis. Rien, pas même le Boche, ne
prévaudra contre leur sang-froid et leur dédain de l’actualité. Puis voici les
Italiens, rassemblés, voulant dès lors envisager chaque mètre de terrain comme
une ligne naturelle de résistance.
Tel est le
front. Si l’Allemand avait juré de le forcer, que ne l’a-t-il fait du premier
coup de rein ? Maintenant, ses nouvelles tentatives se heurteront à des
verrous de sûreté.
Le Petit Journal, 20 décembre 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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