Dans Venise menacée
(D’un des envoyés
spéciaux du Petit Journal.)
Venise,
… décembre.
Formidable
dans son silence, son obscurité et sa menace, Venise dormait. Il n’était pas
tard : huit heures du soir. Le train n’apportait guère qu’une dizaine de
personnes. À la sortie de la gare, pour ne pas tomber dans le canal, tel un
aveugle, nous tâtonnions de la canne au-devant de nos pas. Une gondole nous
prit ; nous nous enfonçâmes dans les petits rios. Tous les deux cents
mètres, une lanterne verte, n’éclairant pas plus loin que son cercle, versait
son feu dans l’eau. Le gondolier poussait de temps en temps son cri de
chouette. Nous avions l’air de procéder dans la plus grande crainte à un
enterrement clandestin. Tout à coup, une énorme lueur éclaira le rio.
En gondole, au son du canon
À travers le
damier des rios, nous gagnions les Esclavons et c’était maintenant des lueurs
sans arrêt. Les ponts nombreux vers lesquels nous allions, sans les apercevoir,
sous le coup de l’éclair, nous barraient subitement la route d’eau. Sous le
même coup, par pâtés, les habitations sortaient de l’ombre et y rentraient.
Colonnades et loggia, au gré de l’artillerie, dansaient par reflet sur la
lagune. Depuis des siècles, sous les yeux étonnés de joie des pèlerins, Venise
avait brillé par le soleil et par la lune ; cette nuit, c’est la flamme
des canons qui, dans le Grand Canal, fait surgir les palais.
La gondole
touche au débarcadère d’un hôtel. Il faut sonner longtemps pour se faire
ouvrir : évidemment on n’attend personne. Le portier paraît, nous entrons.
Cet ancien palais est vide. Naguère, tous les voyageurs joyeux l’animaient. Nos
pas, ce soir, à huit heures, sonnent sur ses dalles comme ils sonneraient dans
une grande église solitaire. Ainsi, en arrivant à Belgrade, j’eus, un jour, un
hôtel pour moi seul. Le directeur, s’il osait, tellement il sent bien que nous
ne prenons la place de personne, nous logerait pour rien. Deux ou trois
garçons, encore perdus dans les couloirs, se hâtent de tourner les boutons
électriques. Rien n’est chauffé ; une femme de chambre qui accourt est
enveloppée dans deux fichus. Le canon fait trembler les vitres et, au plafond,
les lustres en verroterie dentelée de Venise.
Sortons. Dans
toutes circonstances, même les plus émouvantes, il faut tâcher de dîner,
surtout quand on n’a pas déjeuné. Le quai des Esclavons est noir comme encre,
il convient de bien viser pour prendre les ponts qui enjambent les canaux,
autrement on se trouverait dans l’eau. L’obscurité a fait plus de victimes à
Venise que les bombes autrichiennes. On compte jusqu’à présent cent noyés.
Prenons donc garde. Nous longeons le palais des Doges, il est étayé. Sa partie
haute étant plus pesante que sa partie basse, il ne faudrait pas que le haut
dégringolant entraînât le bas. Voici la Piazzetta, rien : seulement nos pas.
Voici la place Saint-Marc, rien. Ces grands et magnifiques lieux publics ont
l’air de nos salons particuliers où, dogaresques, nous passons. Partout, au
fond de la place, sous les arcades, brille une lumière. Celle-là n’est pas
verte. C’est la première lumière qui ressemble à toutes les lumières.
Qu’est-ce ? Une voix s’élève auprès d’elle. C’est une voix qui lit. Une
trentaine de personnes sont autour. Un jeune Italien lit tout haut le
communiqué à ces auditeurs oppressés. La voix sonne claire dans le vide de
Venise. C’est fini. Un puissant coup de canon ponctue le dernier mot.
« Gagner la guerre »
Comme au jour
d’un enterrement de première classe, vous passez sous de lourdes tentures
noires pour venir saluer le mort ; ici, vous soulevez les mêmes lourdes
tentures et ressentez cette impression mortuaire quand il s’agit de pénétrer
dans le restaurant.
Aux tables de
la jeunesse, on discute. Ils discutent de problèmes qui passent par-dessus eux,
mais qui leur tiennent au cœur. Ils ne supportent pas l’idée que si les
malheurs du temps le voulaient, Venise fût remise sans être défendue. Ces
jeunes intellectuels italiens disent : « Un obus sur Saint-Marc ça ne
ferait pas des ruines aussi vilaines que ça. » Ils ajoutent :
« Même Venise réduite comme Reims, ce ne serait pas laid. Ce qu’il faut,
c’est “gagner la guerre”. » Hautes pensées, mais qui n’engagent que la
générosité.
La ferveur des Vénitiens
Le lendemain
matin était un dimanche, les « chalettis » de bonne heure se
rendaient à la messe ; les jeunes filles de Venise portent toutes de
grands châles de laine noirs sur les épaules, on les appelle les
« chalettis ». Sous l’or des cinq coupoles des San-Marco, deux
offices se célébraient en même temps. Le palais divin, camouflé, bandé d’avance
sur toutes les faces, était loin d’être comble. Ceux qui étaient là, hommes et
femmes, priaient à s’incruster leurs dix doigts dans le front. Ils priaient
avec les prêtres pour que Venise soit sauvée. Il n’y a plus d’autre pensée,
maintenant sur la lagune. Tout le crie, jusqu’aux guides qui devant la grande
crainte, ayant oublié leurs intérêts, ne vous abordent plus pour vous proposer
leurs lumières, mais pour vous demander les nôtres. « Oh ! nous avons
espoir, disent-ils, la dernière chose à perdre c’est l’espérance. »
— Et les
choses à acheter ?
— Oui,
disent-ils, tout est bon marché, on peut emporter des souvenirs pour rien.
Ils ne vous
proposent pas de vous conduire dans les magasins. Hommes vivant de la beauté de
Venise, à l’heure où leur ville est menacée, ils ne veulent plus être attentifs
qu’aux battements de sa chance.
La défense sur la lagune
Sa chance est
défendue du mieux que l’on peut. À vingt kilomètres autour, la lagune s’est
faite guerrière. Ce ne sont plus des lanternes, mais des gueules d’acier qui
donnent cette fois des fêtes vénitiennes sur l’eau. Pièces de marine, montées
sur ponton, canons de campagne, assis sur un petit morceau de terre, comme des
crapauds géants coassent sur la Basse-Piave. Et cela dans le pays le plus
fragile du monde, entre Murano, île de la verrerie ; entre Burano, île de
la dentelle ! et pour Venise, île de la beauté. Au soir de menace, espère,
Venise ! Les Italiens te défendent et dis-toi, il faut bien dire une fois
dans cette guerre, même si ce n’est pas entièrement vrai, une parole poétique,
dis-toi qu’en reconnaissance de la joie que tu as donnée à leurs nationaux, des
Français aussi sont venus mourir pour toi.
Le Petit Journal, 18 décembre 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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