Reims sans la cathédrale
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Reims,
20 février.
La ruine
illustre, de son ombre souveraine, recouvre depuis trois ans le martyre de sa
ville. Tel lors d’un siège le chef qui le soutient attire seul les regards, ne
laissant à ceux qui meurent avec lui que l’aumône d’une pitié anonyme, la
cathédrale nuit à la cité. Cent vingt mille âmes vivaient là, ces rues étaient
gaies, des fortunes se faisaient dans ces maisons, des troupes donnaient la
comédie dans ces théâtres. Reims ? mais c’était l’un des centres célèbres
de la France.
Venez voir ce
qu’ils en ont fait. L’écho des deux mille obus que durant une époque le
communiqué vous apportait chaque matin ne vous a pas préparé à sa vision. Vous
arrivez par la porte de Paris. De loin, la cathédrale – mais nous ne parlerons
pas de la cathédrale – vous franchissez donc la porte : silence. Il est
plusieurs espèces de silence, il en est un, entre autres, que l’on
appelle : « silence de mort ». Nous supposons que cette
expression signifie que ce silence-là n’a rien de passager, que dès qu’on le
sent on comprend que jamais sur la terre où il pèse un moindre bruit ne
s’entendra, qu’il est éternel : c’est le silence de Reims. Vous souffrez
presque d’avoir de grosses bottes à vos pieds qui sonnent si fort à elles
toutes seules. Instinctivement vous levez la tête vers les volets clos :
des gens vont certainement les entr’ouvrir, puis apparaître pour regarder la
cause de tant de tapage. Rien ne s’entr’ouvre. Soyons brave, n’imitons pas ce
monsieur qui avait peur de son ombre. Ayons confiance dans notre propre bruit.
Tout est fermé par ses devantures
et ouvert par les obus. Voici la Vesle. Retournons-nous, contrôlons notre
première impression ; c’est facile, la rue est toute droite. Avouons que
nous avons exagéré le saisissement : silence de mort. Il serait aussi
glacial de revenir sur ses pas que de continuer devant soi. Continuons.
La ville déserte
Dans quel pays
bizarre sommes-nous ? Est-ce que la population dormirait ici la journée et
laisserait vides ses rues ? Phénomène singulier, l’étrangeté de ce que
l’on constate est telle, qu’on lui cherche immédiatement un autre motif que son
véritable. La grande ville est déserte, nous savons pourquoi, mais quel
spectacle ! Et toutes ses maisons sont abattues, décoiffées. En voilà
pourtant d’intactes, leurs façades le disent. Quel fétiche les protégea ? Approchons-nous :
non ! elles sont vidées. Un vampire les a sucées par le toit ; il n’y
a plus un seul plancher du quatrième à la cave. Et pourtant la rue a son aspect
correct. En la traversant vite, en voiture, on ne croirait pas ses immeubles
ruinés. Promenons-nous. Tiens ! un homme ! un pompier. Cher pompier,
comme c’est gentil à vous de représenter le genre humain dans ce désert !
Nous avons beau regarder, de droite, de gauche, il n’y en a pas deux. Là !
voilà Messines ! Cette fois, plus de correction : le chaos. Les
maisons en tas n’élèvent plus vers le ciel que de hauts pans de murs
déchiquetés. À laquelle appartiennent les pierres roulées à leur pied ?
Toutes leurs pierres sont mêlées. Et ce n’est pas qu’un premier plan, c’est
tout le quartier qui est en miettes, tout le quartier de la cathédrale. Les
obus allemands ont fait les maisons numéro par numéro comme le facteur. Ils ont
sonné à toutes les chambres, à la demeure des maîtres aussi bien qu’à la
remise, aussi bien qu’à la bicoque du jardinier et qu’à la cage à lapins. En
longueur, en profondeur, jusqu’où va l’œil tout est par terre. Par l’idée qu’il
en reste, que ceci était joli : c’était l’archevêché. Et cet hôtel !
et cet autre ! Démoli, démoli… C’est un ossuaire d’habitations. Comble de
la barbarie ! cette horreur de Palais de Justice tout blanc et indigeste
qui n’est même pas abîmé ! Silence.
L’auto du maire
Un bruit de
moteur, ce n’est pas dans l’air, c’est bien une auto. C’est une auto civile
encore ! Quel est le citoyen que ses affaires pressent tant que dans cette
solitude ses simples pieds ne lui suffisent pas ? Il a une grande
barbe : c’est le maire, et voilà, au surplus, sa trompe qui se met à
corner ! Pour qui, grand Dieu ? Pour moi. C’était pour moi. Une
semblable apparition m’avait cloué au milieu de la rue, je l’encombrais à moi
seul. L’Hôtel de Ville est là devant nous. Pour montrer sa misère du mieux que
nous pouvons, nous allons vous prier de vous rappeler votre enfance, quand vous
bâtissiez avec les « constructions en papier ». Vous découpiez trois
côtés d’une maison, déchiriez les fenêtres à coups de ciseaux, et plantiez cela
tout branlant, sans toit, sur un carton. C’est le magnifique Hôtel de Ville de
Reims, si beau dans le souvenir qu’en s’accoudant, en face, contre le bec de gaz
pour se le remémorer, vous sentez que vous ne pourriez pas jurer sur la
sécheresse de vos yeux.
« Journaux ! »
Mais une
trompette ! Pas une trompe : une trompette. C’est le marchand de
journaux. À qui vend-il ses journaux ? aux moineaux ? Suivons-le, s’il
est des amateurs qui vivent dans les ruines, c’est le moment de les découvrir.
Le gosse souffle dans son instrument. Personne ne sort. C’est certainement un
jeune fou qui s’amuse aux « vendeurs de journaux ». Ce n’est pas un
fou, c’est nous qui sommes un incroyant, voilà une dame sur sa porte qui tend
ses deux sous. Nous nous approchons poliment : « Que faites-vous,
madame, ici ? » La dame nous regarde, elle est bonne, elle ne se
fâche pas, elle comprend que notre indiscrétion vient de notre étonnement ;
elle répond : « Je vends mes conserves, mon beurre, mon
fromage », puis elle prend une chaise, la pose devant, sa porte et se met,
son lorgnon sur le nez, à prendre connaissance des nouvelles. Je ne lâche pas
mon petit bonhomme, il va me guider dans la vie sensationnelle de Reims. Voilà
une autre femme avec un casque sur les cheveux qui l’appelle. Celle-ci est au
milieu d’une place, poussant une voiture contenant de grands brocs. C’est la
marchande de lait.
— Vous
vendez tout de même votre lait, madame ?
— Il faut
bien le vendre puisque mes vaches continuent de le faire.
Allons !
les Allemands ne sont pas maîtres de tout arrêter.
Le bazar sous la bâche
Je suis la
trace du crieur. Il traverse tout un quartier à bas et crie tout de même. Ce
coup il n’a pas raison sur moi. Personne n’a surgi, il n’a rien vendu. Puis le
voilà dans une rue. Il soulève une lourde bâche, passe dessous et je l’entends
qui recommence de crier tout gai. Nous soulevons la bâche : c’est un grand
bazar, « Aux Sœurs de Charité ». Voilà des demoiselles de magasin,
toutes jeunes, savez-vous, et jolies, qui offrent des pipes, des bretelles, des
cannes, des bottes, des képis, des croix de guerre. Quelques officiers sont là,
faisant durer les achats, appuyés sur les comptoirs, inconsciemment heureux
d’entendre une voix de femme, avant de remonter à la tranchée qui est à côté
pas même à une demi-heure !
Ainsi Reims
s’écroule, au jour le jour, entre les sarraus noirs des demoiselles des
« Sœurs de Charité » et sa cathédrale. Mais sa cathédrale je ne vous
en dirai rien, je vous l’ai promis, et enfin je n’aime pas parler avec des
sanglots dans la voix.
Le Petit Journal, 22 février 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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