vendredi 23 février 2018

14-18, Albert Londres : «Cent vingt mille âmes vivaient là, ces rues étaient gaies...»



Reims sans la cathédrale

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Reims, 20 février.
La ruine illustre, de son ombre souveraine, recouvre depuis trois ans le martyre de sa ville. Tel lors d’un siège le chef qui le soutient attire seul les regards, ne laissant à ceux qui meurent avec lui que l’aumône d’une pitié anonyme, la cathédrale nuit à la cité. Cent vingt mille âmes vivaient là, ces rues étaient gaies, des fortunes se faisaient dans ces maisons, des troupes donnaient la comédie dans ces théâtres. Reims ? mais c’était l’un des centres célèbres de la France.
Venez voir ce qu’ils en ont fait. L’écho des deux mille obus que durant une époque le communiqué vous apportait chaque matin ne vous a pas préparé à sa vision. Vous arrivez par la porte de Paris. De loin, la cathédrale – mais nous ne parlerons pas de la cathédrale – vous franchissez donc la porte : silence. Il est plusieurs espèces de silence, il en est un, entre autres, que l’on appelle : « silence de mort ». Nous supposons que cette expression signifie que ce silence-là n’a rien de passager, que dès qu’on le sent on comprend que jamais sur la terre où il pèse un moindre bruit ne s’entendra, qu’il est éternel : c’est le silence de Reims. Vous souffrez presque d’avoir de grosses bottes à vos pieds qui sonnent si fort à elles toutes seules. Instinctivement vous levez la tête vers les volets clos : des gens vont certainement les entr’ouvrir, puis apparaître pour regarder la cause de tant de tapage. Rien ne s’entr’ouvre. Soyons brave, n’imitons pas ce monsieur qui avait peur de son ombre. Ayons confiance dans notre propre bruit. Tout est fermé par ses devantures et ouvert par les obus. Voici la Vesle. Retournons-nous, contrôlons notre première impression ; c’est facile, la rue est toute droite. Avouons que nous avons exagéré le saisissement : silence de mort. Il serait aussi glacial de revenir sur ses pas que de continuer devant soi. Continuons.

La ville déserte

Dans quel pays bizarre sommes-nous ? Est-ce que la population dormirait ici la journée et laisserait vides ses rues ? Phénomène singulier, l’étrangeté de ce que l’on constate est telle, qu’on lui cherche immédiatement un autre motif que son véritable. La grande ville est déserte, nous savons pourquoi, mais quel spectacle ! Et toutes ses maisons sont abattues, décoiffées. En voilà pourtant d’intactes, leurs façades le disent. Quel fétiche les protégea ? Approchons-nous : non ! elles sont vidées. Un vampire les a sucées par le toit ; il n’y a plus un seul plancher du quatrième à la cave. Et pourtant la rue a son aspect correct. En la traversant vite, en voiture, on ne croirait pas ses immeubles ruinés. Promenons-nous. Tiens ! un homme ! un pompier. Cher pompier, comme c’est gentil à vous de représenter le genre humain dans ce désert ! Nous avons beau regarder, de droite, de gauche, il n’y en a pas deux. Là ! voilà Messines ! Cette fois, plus de correction : le chaos. Les maisons en tas n’élèvent plus vers le ciel que de hauts pans de murs déchiquetés. À laquelle appartiennent les pierres roulées à leur pied ? Toutes leurs pierres sont mêlées. Et ce n’est pas qu’un premier plan, c’est tout le quartier qui est en miettes, tout le quartier de la cathédrale. Les obus allemands ont fait les maisons numéro par numéro comme le facteur. Ils ont sonné à toutes les chambres, à la demeure des maîtres aussi bien qu’à la remise, aussi bien qu’à la bicoque du jardinier et qu’à la cage à lapins. En longueur, en profondeur, jusqu’où va l’œil tout est par terre. Par l’idée qu’il en reste, que ceci était joli : c’était l’archevêché. Et cet hôtel ! et cet autre ! Démoli, démoli… C’est un ossuaire d’habitations. Comble de la barbarie ! cette horreur de Palais de Justice tout blanc et indigeste qui n’est même pas abîmé ! Silence.

L’auto du maire

Un bruit de moteur, ce n’est pas dans l’air, c’est bien une auto. C’est une auto civile encore ! Quel est le citoyen que ses affaires pressent tant que dans cette solitude ses simples pieds ne lui suffisent pas ? Il a une grande barbe : c’est le maire, et voilà, au surplus, sa trompe qui se met à corner ! Pour qui, grand Dieu ? Pour moi. C’était pour moi. Une semblable apparition m’avait cloué au milieu de la rue, je l’encombrais à moi seul. L’Hôtel de Ville est là devant nous. Pour montrer sa misère du mieux que nous pouvons, nous allons vous prier de vous rappeler votre enfance, quand vous bâtissiez avec les « constructions en papier ». Vous découpiez trois côtés d’une maison, déchiriez les fenêtres à coups de ciseaux, et plantiez cela tout branlant, sans toit, sur un carton. C’est le magnifique Hôtel de Ville de Reims, si beau dans le souvenir qu’en s’accoudant, en face, contre le bec de gaz pour se le remémorer, vous sentez que vous ne pourriez pas jurer sur la sécheresse de vos yeux.

« Journaux ! »

Mais une trompette ! Pas une trompe : une trompette. C’est le marchand de journaux. À qui vend-il ses journaux ? aux moineaux ? Suivons-le, s’il est des amateurs qui vivent dans les ruines, c’est le moment de les découvrir. Le gosse souffle dans son instrument. Personne ne sort. C’est certainement un jeune fou qui s’amuse aux « vendeurs de journaux ». Ce n’est pas un fou, c’est nous qui sommes un incroyant, voilà une dame sur sa porte qui tend ses deux sous. Nous nous approchons poliment : « Que faites-vous, madame, ici ? » La dame nous regarde, elle est bonne, elle ne se fâche pas, elle comprend que notre indiscrétion vient de notre étonnement ; elle répond : « Je vends mes conserves, mon beurre, mon fromage », puis elle prend une chaise, la pose devant, sa porte et se met, son lorgnon sur le nez, à prendre connaissance des nouvelles. Je ne lâche pas mon petit bonhomme, il va me guider dans la vie sensationnelle de Reims. Voilà une autre femme avec un casque sur les cheveux qui l’appelle. Celle-ci est au milieu d’une place, poussant une voiture contenant de grands brocs. C’est la marchande de lait.
— Vous vendez tout de même votre lait, madame ?
— Il faut bien le vendre puisque mes vaches continuent de le faire.
Allons ! les Allemands ne sont pas maîtres de tout arrêter.

Le bazar sous la bâche

Je suis la trace du crieur. Il traverse tout un quartier à bas et crie tout de même. Ce coup il n’a pas raison sur moi. Personne n’a surgi, il n’a rien vendu. Puis le voilà dans une rue. Il soulève une lourde bâche, passe dessous et je l’entends qui recommence de crier tout gai. Nous soulevons la bâche : c’est un grand bazar, « Aux Sœurs de Charité ». Voilà des demoiselles de magasin, toutes jeunes, savez-vous, et jolies, qui offrent des pipes, des bretelles, des cannes, des bottes, des képis, des croix de guerre. Quelques officiers sont là, faisant durer les achats, appuyés sur les comptoirs, inconsciemment heureux d’entendre une voix de femme, avant de remonter à la tranchée qui est à côté pas même à une demi-heure !
Ainsi Reims s’écroule, au jour le jour, entre les sarraus noirs des demoiselles des « Sœurs de Charité » et sa cathédrale. Mais sa cathédrale je ne vous en dirai rien, je vous l’ai promis, et enfin je n’aime pas parler avec des sanglots dans la voix.

Le Petit Journal, 22 février 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

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