mercredi 26 avril 2017

14-18, Albert Londres : «Le roi est notre ami.»



Deux heures avec Dousmanis

Voici encore un article, du plus vif intérêt, que notre collaborateur, M. Albert Londres, nous avait envoyé, il y a deux mois, au cours d’une enquête qu’il poursuivait en Grèce.
Cet article montrait lumineusement ce qui se passait et ce qui se préparait en Grèce. Mais la censure estimait que c’étaient là choses que l’opinion française – seule du monde entier – ne devait pas connaître.

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Athènes, février.
— Voici devant vous le chef du gouvernement occulte, me dit le général Dousmanis en m’accueillant à son domicile.
— C’est justement le personnage que je viens visiter, lui répondis-je.
On s’assit. La conversation dura deux heures entières.
Dousmanis est noir, cheveux en brosse, yeux barrés, gilet plein.
— Mon général, lui dis-je de mon air inconscient, je viens vous parler de votre plan contre Sarrail.
Un ressort parut se détendre dans la puissante poitrine de Dousmanis, il se redressa :
— Quel plan contre Sarrail ? Je n’ai jamais eu, je n’ai pas et je n’aurai jamais de plan contre Sarrail. Vous voyez que je connais la langue française.

Les puits du canal

— Et le canal de Corinthe, vous le connaissez aussi, mon général ?
— Quoi ? Vous croyez à ces mensonges ? Il n’y a jamais rien eu au canal de Corinthe.
— Et les puits ?
— Des mensonges ! Vous les avez vus ?
— Oui. Ils étaient à 1 600 mètres de l’entrée du canal, côté Corinthe, ils avaient 18 mètres de profondeur, et, au bout de ces 18 mètres, courait une galerie où dans l’une déjà quatre fourneaux de mine étaient préparés. Je dis « étaient », parce que nous les avons comblés.
La poitrine de Dousmanis eut un tout petit mouvement de recul.
— Mais cela était commencé avant l’ultimatum, dit-il.
— Mais cela était. Ce n’est donc pas un mensonge.
— En tout cas, nous sommes Grecs et nous avons le droit de faire, en Grèce, ce que nous voulons.
— Nous avons également le droit de le constater.
La question du canal, comme de vulgaires puits, fut comblée du coup. Dousmanis rebondit :
— Ce qui fait le désaccord entre la Grèce et l’Entente, c’est que vous ne voulez pas avoir confiance en la parole de S. M. le roi. S. M. le roi est l’homme le plus francophile qu’il y ait en Grèce.

Le roi est notre ami

J’étais assis. Je le fis remarquer au général.
— Sans cela, lui dis-je, je serais certainement tombé et de si haut que pour le moins, à l’heure qu’il est, je n’aurais plus qu’une jambe de bonne.
— Je savais bien, me dit-il, que vous ne me croiriez pas. Je vous dis cela avec toute la force de ma conscience.
Et il se tapa la poitrine.
— Le roi donc est notre ami, mon général ? Récapitulons. C’est parce que le roi a promis à la Bulgarie qu’il ne sortirait pas de la neutralité que la Bulgarie, en octobre 1915, attaqua la Serbie.
— C’est faux, bondit Dousmanis, le roi n’a jamais été en conversation avec la Bulgarie, le roi n’a donc rien pu promettre à la Bulgarie.
— J’ai eu les preuves, à votre ministère des Affaires étrangères, que la Grèce avait fait cette promesse à la Bulgarie.
— C’est Politis qui vous a donné ces preuves, Politis n’est qu’un vagabond, un vaurien, une canaille.
— M. Politis avait moins de titres quand je l’ai connu. C’est simplement comme directeur des affaires politiques du royaume de Grèce qu’il m’a parlé.
— Je vous donne ma parole d’honneur que Politis a menti.
Première parole d’honneur. Continuons :
— Le roi est notre ami, mon général, et tandis que ses troupes étaient encore en Macédoine, entre les nôtres et les Bulgares, ses troupes lui faisaient parvenir des renseignements sur notre situation militaire et ces renseignements étaient transmis à nos ennemis.
— Vous insultez le roi, moi-même et toute la Grèce en disant une telle chose. Monsieur. Nos services, comme c’était leur devoir, nous faisaient, en effet, parvenir des informations, mais jamais une de ces informations n’a été passée vaux Bulgares ni aux Allemands.
— Et l’affaire Avdis ?
— Je vous donne ma parole d’honneur que jamais les Allemands n’ont rien su par nous.
— Et Avdis a été décoré par le roi. Et nous avons-nous-mêmes arrêté de vos espions.
— Je vous donne ma parole d’honneur.
Deuxième parole d’honneur. Continuons :
— Le roi est notre ami, mon général, et, par convention, il a livré le fort de Roupnel aux Bulgares.
— C’est encore un mensonge. Le roi n’a pas livré Roupnel. Je veux dire qu’il n’y a pas eu de convention.
— J’en ai eu la preuve.
— Quelle preuve ?
— Une dépêche du général Baïras, commandant à Serès, et qui disait :
« Les Bulgares ont voulu, ce matin, occuper la gare de Demir-Hissar. Je me suis opposé à cette occupation en leur faisant remarquer que la livraison de la gare n’était pas comprise dans la convention. »
— Cette dépêche a été forgée par Venizelos.
— Venizelos, à cette date, était à Athènes, le général Baïras était à Serès, c’est à Serès, le jour même de l’événement, que j’eus connaissance de ce télégramme officiel.
— Je vous donne ma parole d’honneur qu’il n’y a pas eu de convention avec les Bulgares.
Troisième parole d’honneur. Continuons.

Nos marins tués

— Le roi est notre ami, mon général, et, le 1er décembre, il a fait tuer 43 de nos marins.
— S. M. n’y était pour rien.
Le roi avait promis à l’amiral que ses troupes ne tireraient pas.
— S. M. n’a jamais fait cette promesse à l’amiral.
— L’amiral l’affirme.
— J’affirme le contraire.
— Et l’ordre du jour : « Soldats et combattants ».
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— L’ordre du jour écrit au nom du roi et signé Callaris, pour remercier les soldats grecs d’avoir massacré nos marins.
— Cet ordre du jour n’existe pas. C’est une machination de Venizelos. D’ailleurs vous allez voir.
Et un colonel qui, malgré le blocus, pesait bien 120 kilos, entra. Le colonel fut interrogé par le général. Le colonel n’avait jamais entendu parler de cet ordre du jour. Et une nouvelle parole d’honneur sortit de la bouche de Dousmanis. C’était la quatrième.

Le roi comme une carafe de cristal

— Vous ne me croyez pas, monsieur, je le sens, la France aussi ne nous croit pas et je vais vous dire pourquoi. Venizelos vous a passé son venin. Or Venizelos, savez-vous ce que c’est ? C’est un vagabond, une canaille, un traître…
— Comme M. Politis, alors ?
— Plus encore, c’est le chef de tous les vagabonds. C’est lui qui vous fait croire que S. M. est contre l’Entente.
— C’est lui qui nous fait croire que 43 de nos marins ont été tués à Athènes.
— C’est lui, monsieur, je répète le mot, qui vous envenime. Pourquoi ne voulez-vous pas avoir confiance dans S. M. le roi ? Pourquoi ne voulez-vous pas rentrer en relation avec elle ? S. M. le roi est l’homme le plus limpide que je connaisse au monde. Allez le voir.
» Vous lirez à travers lui comme à travers une carafe de cristal.
» C’est parce que vous n’avez pas voulu vous fier à S. M. que nos relations en sont où elles sont et que l’opinion grecque, qui était toute avec la France, est maintenant contre la France.
— Ce n’est pas du tout cela, c’est parce que le baron Schenck est venu.
— Le baron Schenck ? Il ne pensait qu’à faire des niches aux ministres de l’Entente ; quant à la propagande, il n’en a jamais fait. C’est vous qui avez dépensé des millions.

L’angoisse des germanophiles

Dousmanis fonçait comme un sanglier.
» Sous toutes ces épreuves et sous la tutelle de son roi bien-aimé, la Grèce a d’ailleurs grandi, monsieur.
— Comment ? mon général. Je sais, pour ma part, qu’elle a diminué d’au moins la moitié. Vous n’avez plus ni la Macédoine, ni les îles. Vous n’êtes plus ici que l’État d’Athènes.
Je venais de découvrir la grande angoisse des germanophiles de Grèce. À ces mots « État d’Athènes », Dousmanis, malgré son effort pour rester réservé, éclata :
— Mais c’est la plus brûlante insulte que vous puissiez faire à la Grèce, monsieur, il n’y a pas d’État d’Athènes, il n’y a qu’une seule Grèce !
— Quant à cela, je sais bien qu’il y en a deux, puisque je sors de l’une et que j’arrive dans l’autre.
C’était bien, en effet, leur grande angoisse ; il suffisait de suivre le visage de Dousmanis pour s’en rendre compte.
Et de cette angoisse surgit le grand espoir des germanophiles de Grèce. Ce grand espoir est de nous voir reprendre des relations amicales avec leur chef : avec le roi. Ils sentent que sans cela ils seront perdus. Mais comme ils sont subtils et rusés, ils croient qu’ils devront nous présenter la réconciliation non comme un bien pour eux, mais comme un bien pour nous. Ce sera ainsi faire coup double : ils n’éveilleront pas nos soupçons et nous offrirons une preuve d’amitié.
C’est ce que, après quelques autres paroles d’honneur, me confirma Dousmanis :
— Il faut, me dit-il, que ce malentendu prenne fin. Comme chef d’état-major je demanderais, au contraire, qu’il durât, car il forge l’âme de mon armée.
— Puisque vous voulez rester neutre, contre qui voulez-vous forger l’âme de votre armée, mon général ?
— Contre personne.
Il reprit :
» Mais comme citoyen je pense autrement. Il faut que l’Entente et la Grèce renouent leurs relations. C’est l’intérêt de la France et de l’Angleterre plus que de la Grèce. La France et l’Angleterre auront plus besoin de la Grèce que la Grèce n’aura besoin de la France et de l’Angleterre.
Ceci entendu, je pris congé, – et pour longtemps.

Le Petit Journal, 24 avril 1917.


La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

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