lundi 24 avril 2017

14-18, Albert Londres : «Le travail est secret, obscur et actif.»



Le plan de Dousmanis contre Sarrail

L’article que nos lecteurs vont lire nous était parvenu, il y a déjà deux mois. On verra que son intérêt et son actualité n’ont guère diminué. Pourquoi ne l’avons-nous pas publié plus tôt ?… C’est que alors la censure nous interdisait de faire connaître au pays des faits qu’on pouvait lire dans tous les journaux étrangers, alliés ou non, et où elle jugeait que ce peuple de France dont l’héroïsme au front et la belle tenue à l’arrière font l’admiration du monde ne pouvait pas apprendre sans trembler que le roi de Grèce et son gouvernement étaient de nos ennemis.

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Athènes, février.
L’état-major grec prépare la guerre contre nous.
Chaque jour sur les ruines mêmes que nous faisons de son plan, il élève un nouveau plan. Engagé à fond dans son attitude de collaborateur de l’Allemagne pour faire échec à l’armée d’Orient, il sait qu’il ne sauvera sa peau et sa réputation que si le projet dans lequel il est compromis s’accomplit et réussit. Pour savoir s’il réussira, il faut d’abord qu’il s’accomplisse. L’état-major grec st décidé à courir le risque de l’épreuve. La soumission aux intérêts de l’Entente le contraindrait à la faillite. Il préfère ne plus être que d’être ruiné.
Les hommes qui le composent font partie de cette élite qui, intellectuellement, est remarquable. Aux dons naturels des Grecs : la subtilité poussée jusqu’à la divination des faux-fuyants, s’ajoutent la science acquise dans les académies militaires de Paris ou à Berlin et les conseils et expériences qu’à leur réunion quotidienne apportent les officiers allemands et autrichiens collaborant avec eux.
Tenant dans le royaume la première place, au-dessus du roi qui n’est que son prisonnier, dominant tous les ministres qui passent ou passeront, nullement occupé des promesses que les diplomates peuvent nous faire, promesses qui risquent d’autant moins de les gêner qu’il dédaigne de les connaître, l’état-major, tenacement, travaille à son but.
Et son but le voici : mettre la Grèce en état de faire surgir, au moment choisi par l’Allemagne, une armée de 60 000 hommes tout équipée qui, moins troupes que bandits, se précipiteraient sur le flanc de Sarrail, non pour le battre, mais pour lui couper ses ravitaillements. Ils renouvelleraient, en bien plus grand, contre Salonique, le coup que les Bulgares essayèrent, en mars 1915, à Stroumitza. Ne pouvant être soldats, ils deviendraient comitadjis. C’est à cette transformation que le général Dousmanis consacre laborieusement sa valeur.

Le plan de Dousmanis

Tandis que les régiments réguliers, les canons, le matériel, sous le contrôle de nos officiers, après cent tergiversations sont lentement transportés dans le Péloponèse, Dousmanis organise et encadre les réserves en Thessalie et en Attique. Le travail est secret, obscur et actif. Dans chaque district, les réservistes adhérant au mouvement futur de l’état-major sont inscrits par liste. Des officiers de l’active et de la réserve, promeneurs innocents sous le ciel de Grèce, sont chefs d’une liste. L’officier connaît nom par nom ceux qui sont destinés à former sa compagnie, son bataillon ou son régiment. Ces soldats secrets n’ont pas quitté leur occupation du temps de paix : pêcheurs, loustros, paysans, marchands, chacun dans son veston de pékin ne peut présenter à nos contrôleurs que la figure innocente d’un paisible citoyen. Plus de 140 000 fusils, malgré tous nos ultimatums, persistant à demeurer introuvables pour nous, sont cachés par petits dépôts dans de nombreux recoins de ces provinces. Des dépôts plus considérables de vivres et de munitions, pratiqués sous terre, sont constitués le long de la voie ferrée Chalcis, Volo, Larissa. Enfin un dépôt central réunissant tous les approvisionnements enlevés depuis longtemps du Pirée forme le grenier de l’armée fantôme. Soldats, officiers, fusils, cartouches, nourriture, tout est en mains, prêt à se découvrir au coup de sifflet de l’Allemagne. À Athènes, l’organisation fonctionne par quartiers. Chaque officier possède également sa liste, et un cycliste, en trois heures, peut rassembler le troupeau. Mais Dousmanis a prévu plus loin : il a prévu la « remontée » du Péloponèse, des troupes régulières et des canons que nous y avons fait descendre. Le Péloponèse, direz-vous, une fois le pont de Corinthe sauté, c’est une île, comment les troupes en sortiront-elles ? Elles en sortiront par la terre ferme : des éboulements combleront le canal : les travaux de mine sont déjà amorcés.
Nous nous trouvons en face d’un plan impalpable et vertébré.
Que faire ? Le gouvernement grec nous a bien donné le droit de perquisition à l’improviste ; mais où ce droit peut-il nous conduire ? Tout au plus à découvrir le dépôt central de ravitaillement.
Quant aux autres ? Impossible. Nous ne pouvons tout de même pas nous mettre à fouiller la terre d’Athènes à Larissa, nous ne pouvons pas poster un soldat français derrière chaque réserviste complice. Quand le peuple, tout de même innocent de l’ambition de Dousmanis aura trop faim, donnons-lui de la farine, – de la farine que nous suivrons du bateau jusque dans sa bouche – et cela fait, sans faiblesse, sans hésitation, sans divergence, bouclons la Grèce.

Le Petit Journal, 23 avril 1917.


La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

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