jeudi 17 décembre 2015

En rayon : Eudora Welty, «Le brigand bien-aimé»

Les œuvres des écrivains sont comme les amis et connaissances d'une vie. Il y a des personnes qu'on ne cesse jamais de fréquenter et d'autres dont, parfois sans raison, la présence s'efface. Il en va ainsi, en ce qui me concerne, d'Eudora Welty. Je me souviens d'avoir lu, publiées chez Flammarion, les traductions de certains de ses livres. Mais ne me demandez pas lesquels, ni même de quoi cela parlait. J'en garde une impression agréable, qui ne repose cependant sur rien de précis. En fouinant dans les rayons de ma bibliothèque, je retrouve la traduction du Brigand bien-aimé par Sophie Mayoux, dans une réédition, sortie l'an dernier chez Cambourakis. Comment cela a-t-il pu m'échapper? Consolation: en février, cet ouvrage reparaît en poche, dans la collection Points. Une nouvelle occasion d'y revenir. Commençons déjà par la première page.

Le jour touchait à sa fin lorsqu’un bateau accosta à l’Embarcadère de Rodney, sur le Mississippi. Clément Musgrove, planteur innocent, chargé d’un sac d’or et de nombreux cadeaux, en débarqua. Il avait voyagé depuis la Nouvelle-Orléans sans rencontrer aucun péril, et son tabac avait été vendu à bon prix aux hommes du Roi. À Rodney l’attendait un cheval qu’il avait mis à l’écurie en prévision de son retour, et il comptait passer la nuit là, à l’auberge, car bien des dangers le guettaient sur le chemin de sa demeure. Au moment où il posait le pied sur le rivage, un soleil couleur de sang sombrait dans le fleuve et, simultanément, le vent se leva et couvrit le ciel de nuages noirs, jaunes et verts, gros comme des baleines, qui passèrent devant la face de la lune. Le fleuve était couvert d’écume, et les bateaux arrimés à l’embarcadère, ballottés par les vagues, tiraient sur leurs amarres. Du fleuve comme de la falaise se dégageait une même lumière verte de frondaison, et du bord de l’eau on voyait trembler et vaciller les flambeaux rouges qui jalonnaient l’Embarcadère-au-pied-de-la-Colline et grimpaient le long de la falaise, jusqu’à la ville. On entendait comme des bruits d’ailes, des bruits de hâte et de cavalcade, venus des voitures qui roulaient précipitamment dans les rues enténébrées, des gorges beuglantes des bateliers, venus de toute la nature sauvage qui se gonflait et se contractait dans le vent, pressant son halètement farouche tout contre les petites galeries de Rodney, faisant basculer une cloche dans un des clochers, ébranlant le fort, abattant un arbre sur le champ de courses.
Son sac d’or serré dans sa main, Clément se dirigea vers la première auberge qu’il vit au pied de la colline. Elle était tout illuminée et résonnait de chants.
Clément entra, alla droit sur l’aubergiste et demanda : « Avez-vous un lit pour la nuit, où je ne serai pas dérangé jusqu’au matin ?
— Certes, répondit l’aubergiste en brossant sa longue moustache – c’était un Anglais.
— Mais où avez-vous donc laissé votre oreille droite ? » dit Clément en indiquant du doigt le lieu de cette absence. Comme tous les innocents, il était fier dès qu’une chose au monde lui donnait l’occasion de se montrer astucieux.
Et l’aubergiste fut contraint de reconnaître qu’il avait laissé l’oreille fixée à une croix, sur une place de marché dans le Kentucky, pour avoir volé des chevaux.

mercredi 16 décembre 2015

14-18, Albert Londres : «Je ne dis que ce que je vois»



De la Tcherna à Salonique – Les émotions de la retraite

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 14 décembre,
arrivée le 15.

Dans l’espoir des journées rayonnantes

Ils étaient arrivés à Grasko. C’était pour accrocher les Serbes, c’était pour marcher sur Velès, c’était dans l’espoir de journées rayonnantes. Les troupes qui pénétraient en Macédoine ne venaient pas toutes directement de la Patrie, beaucoup d’elles sortaient du charnier des Dardanelles. Depuis des mois, sous quarante degrés de feu solaire, dans des tranchées taillées en pleins cadavres contre des positions imprenables, elles travaillaient ; il n’en paraissait rien.
La jeunesse, le renouveau, le changement de pays, comme on voyage en 1915, avaient fait tout oublier. Ils étaient partis pour prendre Constantinople par Gallipoli, on leur disait, à présent, que c’était par la Thrace qu’il fallait passer ; ils passeraient par la Thrace. Ils étaient arrivés à Grasko. Il y avait là des munitions en quantité, de la nourriture en quantité, la flèche qui s’avançait en Macédoine allait bientôt être lancée. Vive la guerre à la française avec rien devant sur la poitrine !
Le 1er décembre, un communiqué ennemi annonçait que nous nous retirions. Le communiqué était en retard de dix jours ; notre repliement caché avait commencé le 20 novembre.
Le 20 novembre, à 5 heures du soir, sur la Tcherna, une de nos compagnies vers Arkangel reçut l’ordre de revenir sur le pont de Vozarci. Ces centaines de mètres abandonnés étaient le premier mouvement de notre recul. Qui l’eût cru ? Est-ce que deux jours plus tard nous ne partions pas en avant sur Ichtip ?

L’évacuation par 17 degrés au-dessous de zéro

Le général Sarrail, dans une feinte d’offensive, enveloppait les premiers pas de sa retraite.
Nous sommes le 2 décembre. La nuit précédente, il avait fait 17 degrés au-dessous de zéro et un vent à vous taillader les joues. Le sang ne descendait plus dans les pieds, il allait falloir les remuer. Quand allait-on battre la semelle dans le derrière des Bulgares ? L’ordre, clairement cette fois, arriva d’évacuer.
Quoi ? Étaient-ils battus les poilus ? Ne savaient-ils plus tenir leur fusil ? Est-ce qu’on les avait sortis des Dardanelles pour venir les faire reculer ici ? Est-ce qu’on se payait leur figure ?
L’ordre arriva d’évacuer. Ce n’était ni une défaite, ni un mouvement précipité, ni un acte d’obéissance à la pression ennemie. C’était un recul volontaire, ordonné par le chef, par celui qui sait calculer et qui, dans les batailles, avant la route qui s’ouvre à ses armées, voit surtout le but où elle les conduira, et comme cela ce fut encore plus empoignant.
Alors les canons qui une première fois avaient traversé les mers, qui étaient allés d’abord tonner dans la presqu’île infernale, qui avaient ensuite repris le large pour être roulés cent vingt kilomètres le long du Vardar dans des défilés dont les montagnes leur renvoyaient l’écho de leur fureur, les canons, bâillonnés, hissés sur un pauvre petit chemin de fer, lentement, dans une vallée étroite, sous la neige, redescendirent. Et après les canons ce furent les pains, les viandes, les tonneaux ; et après les fourreaux, les croix-rouges, les caissons, les toiles de tentes.
Les hommes qui n’avaient pas encore bougé, qui résistaient là, sur cette pointe avancée, aux attaques des Bulgares qui avaient tant frappé pour se tailler cet angle dans la chair ennemie, les hommes regardaient s’en aller les instruments de la victoire. Leur tour arriva de les suivre. Ils déboulonnèrent les rails, incendièrent la gare et partirent devant ces flammes qui ne brûlaient pas seulement de pauvres murs mais leurs espoirs apportés jusqu’ici. Le long de la route, à cet endroit, il y avait une route. Le long de la voie, à pied, les fourgons protégés par une tête de pont, ils commencèrent à retraiter.

Le coup d’œil de Sarrail

Casque bleu sur le crâne, capote bleue sur l’échine, ils marchaient dans ce paysage inconnu, la neige blanchissait tout à l’horizon.
Ils descendirent sur Demir-Kapou. Le général Sarrail savait ce qu’il voulait. Le chef avait tout réglé d’un coup d’œil, tout allait s’opérer sans que l’on eût besoin de se presser d’un quart d’heure.
Mais eux, les soldats, que savaient-ils ? C’est sans doute à Demir-Kapou qu’ils allaient s’arrêter.
Demir-Kapou c’est une des portes de fer de la Macédoine ; c’est simple à décrire : le Vardar ; deux immenses montagnes de rochers, un tunnel de trente-huit mètres perçant l’une d’elles et pas un chemin. Quelle audace de l’avoir forcée ! Mais est-ce jamais l’audace qui nous a manqué ? Allait-on l’abandonner ? C’est devant qu’ils s’arrêtèrent. D’ailleurs, il ne faisait presque plus froid, tout allait, tout allait.
Les soldats atteignirent les durs rochers, la neige avait gonflé le Vardar qui coulait brutalement. Ils marquèrent le pas quelque temps, ils virent passer le malheureux petit train qui remontait chercher ce qui pouvait rester, on entendait des coups de fusil, c’était la tête de pont qui protégeait. Les Bulgares qui se réjouissaient de nous savoir tant engagés sur la rive droite et qui avaient fait les morts pour nous laisser supposer qu’ils ne l’avaient pas remarqué, nous sentant glisser si joliment entre leurs doigts, nous suivirent avec rage sur Demir-Kapou.
Là, derrière nous, était un étranglement. Si le moindre désordre, le moindre faux pas se produisait, si un homme tombait en travers, personne des nôtres ne sortirait. Mais le général Sarrail était calme, il savait ce qu’il avait fait. Et comme s’il s’était agi de rentrer à la caserne, par le tunnel, dans l’obscurité, les casques bleus reprirent leur marche.

L’explosion de la Porte-de-fer

Quand ils furent de l’autre côté des rochers et qu’à son tour le petit train fut revenu de son dernier voyage on alluma trois cents kilos de dynamite au pied de la Porte-de-fer ; une explosion retentissante bouscula l’air, elle avait sauté.
Ce n’était pas encore là qu’ils devaient s’arrêter, et notre armée arriva dans Gradek.
Au-dessus de ce village, sur ces positions, à la Dent du Chat, des coups de fusil sifflaient. L’armée ne leva pas la tête, elle regardait sur la rive droite où d’autres troupes repartaient. Était-ce là qu’ils allaient se rejoindre et déballer leurs toiles de tentes ?
Ils étaient venus pour libérer la Serbie, s’ils continuaient en arrière, il n’en resterait plus, ce serait pire que la Belgique. D’ailleurs, disaient les soldats de Gradek à ceux qui débarquaient : « Il y a dans ce village une église roulante, sur les murs extérieurs on y voit le paradis, l’enfer, faut voir ça, les copains ! »
Les copains, il faut encore descendre, ne desserrez pas vos toiles de tentes. Du courage, il faudra encore reculer. En route pour Stroumitza !

Le général Bailloud à Stroumitza

On arrive à Stroumitza. Le général Bailloud est le long de la voie. En me serrant la main : « À Sofia, me crie-t-il, parfaitement à Sofia. Cette retraite ne prouve rien. »
À Stroumitza les soldats reconnaissent l’endroit où voilà cinquante jours ils sautèrent du train pour courir aux Bulgares qui, plus près qu’on ne le supposait, guettaient pour le déchirer le drapeau français. Ils reconnaissent ce cimetière de cent vingt-trois croix blanches. Cent vingt-trois Serbes des trois cent cinquante qui moururent en mars pour faire ce qu’ils ont fait en octobre. Ils reconnaissent le pont, le grand pont du Vardar. C’est pour lui qu’ils étaient accourus de Salonique. Leur premier sang avait été donné pour le protéger, ce n’est tout de même pas eux, maintenant, qui vont le faire sauter. Ils le passent et ils entendent :
« Faites flamber ! » La gare s’allume et le pont saute.
Il reste vingt-cinq kilomètres pour arriver à Guevgeli, si on les franchit on sortira de Serbie. Une main de fer tire toujours en arrière, il va falloir les franchir.
Patience, Serbie, nous étions venus pour te délivrer et voilà qu’on détruit ta dernière ligne, qu’on laisse tes tombes aux pas des Bulgares, on va brûler ta dernière maison-frontière. Patiente ! Quand les Français reculent, tout n’est pas dit. Souviens-toi !

La dernière étape !

Nous arrivons à Guevgeli. Des constructions de bois qui s’élevaient pour les hôpitaux ont disparu. Il n’y avait donc pas que sur le Vardar, à mesure que nous le descendions, qu’il se passait des choses. Il s’en passait bien d’autres. Mais je ne suis pas un historien, je ne sais pas ce qui s’est accompli le long de cette rivière, je ne dis que ce que je vois et voici ce que je vois à Guevgeli :
Un bataillon serbe en rang attend nos troupes. Elles passent. Il les regarde quitter sa patrie dont ce soir il ne restera plus rien, plus une borne kilométrique. Il ne bouge pas pendant trois heures. Puis il reçoit l’ordre de se joindre à nous, il se joint et part. Alors on crie : « Flambez la gare ! »
Le bataillon serbe ne se retourna pas.

Le Petit Journal, 16 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

mardi 15 décembre 2015

En rayon : Larry McMurtry, «Texasville»

La loi de la nouveauté est terrible, elle fait disparaître en rayon quantité de livres qu'on n'a pas lus et qu'on voudrait lire ou dont on se dit, avec une naïveté qui ne dure jamais très longtemps, qu'on va les lire. Soufflons sur la poussière, ravivons les couleurs des couvertures. Avec, aujourd'hui, un roman de Larry McMurtry, auteur presque oublié qui bénéficie depuis quelque temps d'un regain de curiosité bien méritée. Texasville est paru en 1987 pour la VO, a été traduit en français deux ans plus tard (chez First, mais qui lisaitt les romans parus chez First?) et est ressorti en janvier 2012 chez Gallmeister. Ouvrons...

Assis dans son jacuzzi, Duane tirait au .44 Magnum sur la niche qu’il venait de s’offrir : un édifice en rondins à deux étages censé reproduire un fortin du temps de la conquête de l’Ouest. Il l’avait achetée avec Karla dans une foire à Fort Worth, un jour où ils s’ennuyaient tous les deux. On aurait facilement pu y loger plusieurs danois, mais jusqu’à présent aucun occupant n’y avait élu domicile. Shorty, le seul chien que Duane pût tolérer, refusait de s’en approcher.
Chaque fois qu’une balle atteignait sa cible, des éclats de bois fendaient l’air. Le terrain de la nouvelle demeure des Moore venait d’être ensemencé à grands frais, mais l’herbe n’y faisait que de timides apparitions. Perchée sur une longue falaise rocheuse, la maison surplombait une vallée criblée de puits de pétrole et de bassins d’eau salée. De petites routes luisantes de graisse la sillonnaient, menant d’une pompe à une autre. Ce promontoire n’était vraisemblablement pas l’endroit idéal pour faire pousser de l’herbe des Bermudes, mais deux hectares en avaient déjà été semés. Pour Karla, tout était possible à condition qu’on y mette le paquet.
Duane avait encore moins confiance dans l’herbe des Bermudes que ces malheureuses graminées n’en avaient en leur propre pouvoir, mais il n’en signa pas moins le chèque, tout comme il l’avait fait pour la niche qu’il était en train de réduire en petit bois. À grand renfort d’achats inutiles, il avait presque réussi pendant un temps à se convaincre qu’il était toujours riche, mais ce stratagème ne marchait plus.
Shorty, un berger noir du Queensland, sursautait à chaque détonation. Contrairement à Duane, il ne portait pas de casque sur les oreilles, mais il aimait tant son maître qu’il ne le quittait pas d’une semelle, même au risque de devenir sourd.

lundi 14 décembre 2015

Hilary Mantel et les intrigues de Cromwell

Thomas Cromwell s’est hissé aux sommets du pouvoir Dans l’ombre des Tudors – titre du premier volume, traduit en 2013 et disponible aussi au format de poche, de l’ensemble romanesque à travers lequel Hilary Mantel retrace sa carrière. Secrétaire du roi Henri VIII, il doit aplanir les difficultés que le souverain provoque lui-même dans sa vie matrimoniale. Henri s’était lassé de Catherine d’Aragon pour épouser Anne Boleyn. Mais Henri rêve désormais de Jane Seymour dont il veut faire sa troisième épouse. Ou sa vraie première épouse, si l’on considère les moyens mis en œuvre pour faire annuler les précédents mariages sous les prétextes les plus divers.
Le pouvoir s’inscrit dans cette période, de septembre 1535 à l’été 1536, jusqu’à l’exécution d’Anne Boleyn. Et, dans la foulée, de quelques hommes. Comme par hasard, ceux qui avaient une responsabilité dans la chute du cardinal Thomas Wosley. Cromwell, fidèle à son maître même après la mort de celui-ci, n’a pas renoncé à le venger. Et sa vengeance est terrible, à la mesure de la place qu’il occupe dans les rouages du royaume.
Thomas Cromwell, rappelons-le à la manière dont quelques nobles se chargent de le lui dire dans le roman, est un homme de basse extraction. Son père était forgeron, ce qui suscite le mépris de quelques grandes familles pour lesquelles il n’est pas digne d’occuper ses fonctions. Mais, qu’on le veuille ou non, son bras est désormais puissamment armé. Et s’opposer à lui est devenu dangereux, à moins d’avoir la possibilité de l’écarter. Ce n’est pas réalisable, au moins pendant cette période. Il tire lui-même les fils des marionnettes qui croient intriguer pour leur propre compte, quand elles ne font, en réalité, que se conformer aux vœux secrets de Cromwell.
Pétri de paradoxes, l’homme est fascinant. Plus exactement : la romancière en a fait un personnage fascinant à travers ses paradoxes. Elle l’anime comme un être de chair, de sang et de convictions. Il est bien mieux qu’une figure historique. Hilary Mantel s’est autorisé, elle l’explique en fin de volume, quelques libertés avec les faits. Elle pouvait se le permettre : les zones d’ombre de l’Histoire sont l’espace où la fiction s’épanouit. Celle-ci en particulier.

dimanche 13 décembre 2015

14-18, Albert Londres : les faits, secs et nets




Comment s’est effectuée la retraite

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 11 décembre.
Arrivée le 12.

Voici secs et nets les faits qui se sont passés depuis huit jours, du commencement de notre retraite à sa fin.
Le 1er décembre nous occupions, sur la rive gauche de la Tcherna, Kavadar-Krivolak ; notre front avait soixante-cinq kilomètres. Les deux raisons qui nous avaient fait occuper ces points, secourir la Serbie et marcher de l’avant, n’existant plus et notre situation étant hasardeuse, la retraite fut décidée.
Le 2 décembre commença l’évacuation de Krivolak. En nous retirant nous fîmes sauter le pont de Vauzarcis et le pont de Varco sur la Tchernika et celui de Ribartchi sur Tcherna.
Pour faciliter notre mouvement en arrière, le général Sarrail fit en sorte que l’ennemi crût qu’il changeait ses plans. Il élargit ses positions sur la rive gauche du Vardar, il lui donna l’impression qu’il allait marcher sur Ichtip, il se rendit maître, dans cette direction, de plusieurs points.
L’ennemi, inquiet, nous attaqua furieusement, entre autres à Brousnika ; il fut repoussé. Alors le général Sarrail s’assura une large tête de pont sur la rive gauche de la Sarda et protégea par cette tête de pont la retraite qui commença.

Sans abandonner un caisson

Comme en nous portant sur les points extrêmes de Krivolak nous pensions prendre l’offensive, nous avions, dans ce but, accumulé là de grandes quantités de matériel. N’ayant pour moyen de transport qu’une route et qu’un chemin de fer, et quel chemin de fer ! l’évacuation fut forcément lente ; elle s’accomplit jusqu’au bout ; nous ne laissâmes pas un caisson, et, après le matériel, nos troupes suivirent.
Cette première opération faite (vous savez depuis hier qu’elle ne nous coûta que quelques hommes hors de combat) notre armée se trouva sur le front Demir-Kapou. Elle établit immédiatement une large tête de pont en avant du tunnel sur la rive gauche et la rive droite de la Tcherna. Les Bulgares nous suivaient champ par champ, ils nous attaquèrent maintes fois, entre autres à Dronovo sur notre gauche, et à Dublijani sur notre droite. Dans une de ces affaires, les Bulgares ont été repoussés ; dans l’autre, ils nous prirent une ligne de tranchées, mais notre tête de pont restait intacte et c’est protégée par elle que pour la seconde fois l’évacuation s’opéra.

De nouvelles lignes

À Krivolak, nous avions encore une route ; à Demir-Kapou nous n’avions que le Vardar et le chemin de fer ; ce fut difficile et long. Les troupes parties, le matériel parti, l’ordre fut donné à la tête de pont de partir aussi. Elle se retira, calmement, à la minute même fixée par son chef. Nous avons fait sauter alors le tunnel, et, un peu plus loin, le pont du kilomètre cent treize. Autour de ce kilomètre cent treize, une nouvelle tête de pont fut établie, puis quand les troupes furent passées, la tête de pont partit encore s’établir un peu plus bas, à Gradeck. Puis elle partit encore un peu plus bas à Stroumitza.
Ainsi, petit à petit, notre front rétrécissait ; ainsi nous sommes arrivés à de nouvelles lignes. Quatre divisions bulgares et un corps de cavalerie nous collaient pas à pas.
Ce ne sont que des faits, mais une page glorieuse reste à écrire, celle de l’armée française redescendant le Vardar au milieu des neiges.
Le Petit Journal, 13 décembre 1915.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

samedi 12 décembre 2015

Alice Munro, des nouvelles comme des romans

Un an avant son Nobel de littérature, Alice Munro avait publié ce qui est, à ce jour, son dernier recueil de nouvelles. Il nous est arrivé en français un an après sa consécration et vient d’être réédité au format de poche. Rien que la vie rassemble quatorze nouvelles dont les quatre dernières contrastent avec la tonalité générale de son œuvre. On pourrait commencer par là.
« Je crois qu’elles sont les premières et dernières choses – et aussi les plus proches – que j’aie à dire de ma propre vie », écrit Alice Munro dans quelques lignes de présentation. Elles se situent dans l’enfance et l’adolescence. La complicité avec Sadie, qui aide sa mère, et la mort de la jeune fille. Le démon de la haine qui lui donne envie de tuer sa sœur, et comment son père l’en libère. Une séance de danse avortée, parce que sa mère ne supporte pas la présence d’une ancienne prostituée. Et, dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, la sourde menace représentée par une voisine qui a habité la maison de la narratrice, découverte faite plus tard.
Surgis du lointain, ces souvenirs ne procèdent pas des constructions complexes mises en place habituellement par Alice Munro. Mais, sans atteindre la densité, qui lui est coutumière, de romans brefs, ils ouvrent des pistes de compréhension et des interrogations sur sa manière d’appréhender le monde des humains.
Cette manière, toute de finesse, fait le lien entre le « finale » de l’ouvrage et les dix premières nouvelles. Les êtres trouvent leur place dans le jeu habile de la vie en société, comparable dans certaines situations à la vie de couple. Par deux fois, dans « Jusqu’au Japon » et dans « Dolly », un homme et une femme sont si complices que toute explication entre eux est superflue. Elle leur semblerait porter atteinte à la perfection de leurs liens. Pourtant, cela n’empêche pas les dérapages, comme, précisément, dans une société où des failles discrètes menacent de s’agrandir jusqu’à devenir des gouffres.
Plusieurs nouvelles sont situées pendant la Seconde Guerre mondiale ou dans les années qui la suivent. L’époque est difficile, mais moins qu’en Grande-Bretagne où une femme a essayé de s’installer sans réussir à s’y acclimater.
C’est aussi le temps où on ne soigne la tuberculose que dans un sanatorium, et par des interventions chirurgicales périlleuses. Vivien Cash, engagée comme enseignante dans un sanatorium, ne tarde pas à être séduite par le médecin de l’endroit. Qui lui laisse entrevoir un mariage, dès qu’il aura deux jours de congé. Ils iront même jusqu’à la ville où doit se dérouler, avec discrétion, la cérémonie officielle. Elle n’aura cependant pas lieu, comme Vivien le comprend quelques instants plus tôt, lors d’une conversation, dans la voiture, perturbée par un problème de parking, symbole minuscule d’un problème plus profond.
Pour arriver au sanatorium, Vivian avait pris le train à Toronto. Le trajet, bref, l’avait fait changer d’univers. Si les trains canadiens n’ont pas, dans notre imaginaire collectif, la puissance évocatrice des grandes lignes européennes, Alice Munro en fait un espace aventureux qui déborde des parcours accomplis. A trois reprises, ce moyen de transport joue un rôle essentiel dans la vie de quelques personnages. Tout s’articule à la perfection chez Alice Munro.

vendredi 11 décembre 2015

14-18, Albert Londres sur un nouveau front




Nous occupons notre nouveau front

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 9 décembre (arrivée le 10).

Notre concentration vers Salonique est terminée ; elle s’est effectuée dans les meilleures conditions. Notre décrochage de Krivolak et de Demir-Kapou ne nous a coûté que quelques hommes hors de combat ; c’était pourtant une opération périlleuse.
Nous avons fait sauter le tunnel de Demir-Kapou et le pont 133. À l’heure qu’il est, le grand pont sur le Vardar, en face de Stroumitza-Care, subit le même sort.
La brigade anglaise, inquiétée mercredi dans le secteur de Doiran, s’est dégagée à la baïonnette.
Nous occupons notre nouveau front.
Celui que nous venons de quitter n’avait plus de raison d’être. Nous avions poussé jusqu’à Krivolak et Demir-Kapou pour deux raisons : premièrement, donner la main aux Serbes ; deuxièmement, marcher sur Velès. Or, les Serbes ne sont plus et le manque de renforts nous interdisait toute offensive sur Velès. Sur un front plus resserré nous pourrons plus efficacement résister aux Bulgares qui, poussés par l’Allemagne, nous attaquent avec des forces supérieures en nombre.
De grandes pages vont s’écrire aux portes de Salonique.

Le Petit Journal, 11 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

mercredi 9 décembre 2015

14-18, Albert Londres dans Salonique menacée




La menace allemande inquiète Salonique

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 7 décembre.

La menace allemande semble se resserrer autour de notre armée d’Orient. Ce matin un régiment allemand est entré à Monastir, un régiment bulgare le suivait. Il est évident que ce ne doit être seulement pour occuper la ville.
L’inquiétude qui n’avait d’ailleurs jamais cessé grandit encore autour de Salonique. Une grande partie des réfugiés serbes se sont embarqués pour la France.
Cependant l’armée allemande n’a pas toute sa liberté d’action. On sent qu’elle est gênée par les concentrations russes en Bessarabie et par des mouvements certains en Bulgarie et en Turquie. L’Allemagne se hâte vers la réalisation de ses plans de peur d’en être bientôt empêchée.

Le Petit Journal, 9 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

mardi 8 décembre 2015

14-18, Albert Londres, la réalité face au calendrier




Au milieu de l’angoisse balkanique

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, novembre.

Je répéterai des choses, j’en oublierai d’autres. Au milieu d’événements qui se précipitent, se contredisent et s’enchevêtrent, avec des dépêches qui sont censurées à Salonique, tronquées à Malte, revues à Paris, que peut-on fixer de définitif ? Comment aurait-on le temps de tracer le contour des endroits où se passent des drames quand les drames ne font que courir d’endroit en endroit. Tout juste si l’on peut attraper au vol les grands faits qui passent sans savoir toujours d’où ils viennent ni où ils vont.
Il y a deux Serbies, celle d’en haut qui étouffe, celle d’en bas qui attend d’être étranglée. Il y a deux morceaux d’armée française, celui qui se cramponne sur le Vardar et la Tcherna, celui qui veille sur Salonique et il y a la Grèce, la Grèce qui ne se dit plus notre amie, la Grèce qui fait des tranchées aux portes de Salonique. [censuré]
J’avais vu agoniser la Serbie, celle de Belgrade, de Nisch et de Kraguievatz, elle continue ; je sors de la Serbie de Monastir où une comédie se prépare au milieu de l’effroi, je reviens du front français où monte un seul cri : des renforts ou nous sommes obligés de reculer, [censuré]

Pas d’illusions !

Oui, pas d’illusions, la Serbie est à la dernière extrémité. On dit : il y a encore une armée serbe ; lâchant les Allemands, elle s’est concentrée dans la plaine de Kossovo. Là, sous le général Roïvotch, tous massés, dans une suprême foi, ils vont tâcher de forcer Katchanik, de se donner de l’air, de se jeter dans nos bras. C’est exact ; ils nous l’ont même dit, les malheureux ; ils nous ont fait savoir qu’ils allaient essayer d’arriver à nous puisque le manque d’hommes nous empêchait d’arriver à eux. Mais ils ne sont pas en nombre, ils n’ont plus d’arsenal, ils n’ont plus de greniers. Cela ne sera que la dernière ruée d’un peuple qui ne veut pas céder. Leur président du Conseil, Passich, a dit à la face du monde : « S’il le faut, l’honneur de la Serbie consistera à bien mourir. » La Serbie est en train de s’honorer pour tous les temps à venir. Nous assistons en ce moment à son évacuation dernière. Le gouvernement arrive membre par membre. Cela a commencé par le ministre de la Guerre, puis par le ministre des Travaux publics ; maintenant Passich est sur les sentiers de l’Albanie. Ils n’ont pas trouvé dans leur royaume une seule ville où pouvoir s’arrêter. Putnik aussi viendra, malade, couché, par les montagnes. Mais est-ce que son lit pourra passer ?

L’histoire invraisemblable de Monastir

À Monastir, c’est bien plus grave. Je vous ai télégraphié l’histoire invraisemblable de cette ville.
Le 11 novembre tout était perdu. Le colonel Vassich qui commande les pauvres troupes affamées qui étaient devant me l’avait dit, me l’avait répété. Les consuls, les fonctionnaires, tout était parti, la ville était vidée, les Bulgares n’avaient qu’à entrer. Ils sont arrivés jusqu’aux portes. « Plus qu’une heure, avons-nous dit, » et déjà sur la route de Prilep nous guettions les premiers cavaliers ennemis. Mais l’heure s’est passée, le jour suivant également et les cavaliers n’apparurent pas…
Mackensen les avait arrêtés aux portes. Ils ne voulaient qu’une chose : la Macédoine, ils arrivaient au bout de leur désir et on leur dit : n’y touchez pas.
Les Allemands veulent donc y entrer eux-mêmes ? Quand ils seront à Monastir ils pourront fredonner à la Grèce : « Si tu m’aides à tirer dans le dos des Français, tu auras Monastir. » En tout cas, quand ils seront à Monastir ils pourront descendre à Salonique au milieu des soldats hellènes, instruits et nourris par la France, et qui leur feront la haie sur le passage.
Ne croyez pas que je vous promène au milieu d’utopies. Les Allemands à Monastir, c’est une question de jours peut-être ; les Allemands à Salonique, c’est une question de famille entre Tino, comme on l’appelle à Berlin, et le kaiser.

Quel est le sort de nos troupes ?

[censuré]
Peut-être sur la foi de votre enthousiasme et de votre confiance, aperceviez-vous déjà nos soldats, dans une offensive foudroyante, s’avançant à Velès, s’avançant sur Uskub, donnant la main aux Serbes qui la leur tendaient si désespérément, puis, ensemble cette fois, marchant enfin sur Sofia ? L’armée française est enfermée dans un camp retranché. Telle qu’elle est, si elle ne reçoit pas de renfort, elle n’en sortira pas. Ah ! si l’on s’arrête aux faits de chaque jour, tout va bien. Écoutez par exemple :
Le 7 et le 8 novembre, nos troupes renforcées progressent vers Arkangel.
Le 9 novembre, nous enlevons les villages de Sirkevo et de Krusevica.
Le 10 novembre, nous enlevons Circevo-Car ; mais les Bulgares envoient des renforts, notre progression s’arrête.
Le 12 novembre, l’ennemi prononce une attaque générale, il est repoussé.
Le 13 et le 14 novembre, les Bulgares renouvellent leurs attaques, ils sont repoussés.
Le 15 novembre, l’ennemi a 4 000 hommes hors de combat.
Mais cela n’est que de l’héroïsme en plus à expédier en France pour ajouter à celui qui monte là-bas.

La réalité

La réalité, ce n’est pas ce calendrier, ce n’est pas un village pris, une gare occupée, une hauteur enlevée, la réalité, celle qu’il faut dire – et nous n’apprendrons rien à l’ennemi – c’est que nous sommes dans une impasse, c’est que devant les forces bulgares qui se déploient, devant cinq divisions turques qui marchent en Thrace, devant Mackensen qui descend sur Monastir, nous ne sommes qu’une poignée, c’est que depuis que les Serbes exténués ont quitté Babouna, l’armée Sarrail n’est plus qu’une angoissante petite troupe n’ayant plus de gauche et qui lutte à mort dans des montagnes glacées.
Aux Dardanelles, nous n’avions pas d’arrière ; ici, nous ne sommes qu’une avant-garde.
Avancer ? Impossible, elle a devant plusieurs fois son nombre.
Reculer ? Elle le peut encore. Le pourra-t-elle demain ? Derrière il y a la Grèce et derrière la Grèce il y a l’Allemagne. [censuré]

Le Petit Journal, 8 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

vendredi 4 décembre 2015

14-18, Albert Londres observe et jauge




La campagne d’Orient change de face

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 30 novembre.
(arrivée le 2 décembre.)

La campagne d’Orient va-t-elle brusquement changer de face ? La nouvelle que nous avons eue hier que les Allemands marchaient vers la Bulgarie n’était pas fausse. Ce matin, l’état-major d’Orient a reçu cette dépêche : « Les Austro-Allemands changeant de direction se dirigent en toute hâte vers la Bulgarie. »
En 1914, les Allemands descendaient directement sur Paris. Sans que l’on sût d’abord pourquoi, on les a vus obliquer ; leur plan avait été subitement changé. Ici, sans aucun doute, les Austro-Allemands descendaient aussi sur nous. Depuis trois jours leur trace était perdue et voici que tout à l’heure une dépêche pleine d’inconnus nous la révèle.
Quel est le motif de ce renversement soudain ? C’est là où, pour l’instant, nous sommes encore dans l’obscurité. Est-ce une raison intérieure bulgare ? une raison intérieure turque ? une raison bulgaro-turque ? Est-ce pour répondre à un débarquement russe ? Est-ce – mais cela est plus lointain – pour aller aider nos ennemis de Gallipoli à nous jeter à la mer ? Toute l’attention des puissances doit se porter ici.
Quand les Bulgares auront pris Monastir – il semble de plus en plus qu’ils veulent le prendre et que de plus en plus les Allemands le leur défendent, – enfin, quand ils auront pris Monastir, ils essaieront d’arrêter là leur guerre. Ce n’est certainement pas eux qui viendront exciter les armées alliées au combat. Est-ce bien ce que l’Allemagne attendait d’eux ? Et puis, que feront-ils des divisions turques, des huit divisions turques, qui sont sur leur territoire, en Thrace, à Soufflis, à Varna ? Ils n’en auront plus besoin.
Vont-ils leur dire de s’en aller, et s’ils le leur disent s’en iront-elles ?
Sans aucun doute quelque chose de nouveau se passe. Une lueur d’espoir est sur notre armée ; elle était aussi, ce matin, dans les yeux du général Sarrail. Si nous voulons en profiter, regardons vite notre situation sur le Vardar. Nous ne cessons d’être dans de grandes difficultés.
Nous pouvons tout dire sans crainte de rien apprendre à l’ennemi, tout se sait à Salonique, et le consul allemand, l’autrichien, le turc et le bulgare sont à Salonique avec des crayons et des oreilles.
Nous sommes venus ici pour donner la main à la Serbie, notre but ne peut plus réussir puisque la Serbie n’a plus de main. Alors nos ennemis ne seraient-ils pas vulnérables sur un autre point que celui-ci où nous sommes cramponnés ? Si des difficultés surgissaient soudain pour eux, peut-être pourrions-nous en profiter.

Le Petit Journal, 3 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

mercredi 2 décembre 2015

14-18, Albert Londres et les héros épuisés




Parmi des héros épuisés

Notre envoyé spécial en Serbie, M. Albert Londres, qui se trouvait à Prilep avec l’héroïque armée serbe, nous a envoyé une lettre dans laquelle il trace un tableau émouvant de la résistance farouche des Serbes contre les Bulgares. Voici cette lettre.

Prilep, novembre.

Pendant que farouchement, détournant les yeux pour ne pas regarder les plaies qui la recouvrent, n’ayant plus ni de première, ni de seconde capitale, n’ayant plus de villes à maisons habitables, n’ayant plus d’arsenal, n’ayant plus de farine et plus de chemins pour aller en chercher et plus de téléphone pour le faire savoir ; pendant que la division de Soumadia se refuse à reculer sans frapper devant les trois divisions allemandes qui la poussent et fait deux mille prisonniers et prend quatre canons ; que la division de Katchanik ayant été forcée de lâcher le défilé et sentant un moment dans sa retraite qu’elle marche dans la plaine de Kossovo et ne pouvant tout de même pas laisser envahir la plaine de Kossovo revient sur ses pas et reprend Katchanik, qu’hier encore à Tétovo, un bataillon reprend Tétovo ; pendant que comme un taureau dans l’arène et criblé de banderilles, pour ne pas mourir avant que ses défenseurs lui aient ouvert un passage, la Serbie s’arc-boute, fonce et se débat devant l’épée pour ne pas recevoir le coup au cœur, il est un coin du royaume sanglant qui librement respire encore.
Ce coin est Monastir, Prilep, Babouna. J’en reviens. On ne l’atteint que d’une manière impressionnante, le train qui part de Salonique ne va plus tout entier à Monastir. À la frontière grecque, à Florina, on détache les wagons. Un seul reste accroché à la locomotive et dans la nuit, en toute hâte, sans lumière, le court convoi gagne la ville serbe. Il dépose de quatre à cinq personnes puis la locomotive et son wagon repartent aussitôt à Florina. Plus rien, maintenant, plus même une locomotive ne saurait s’arrêter une nuit en Serbie !

Monastir la nuit

Pas un feu dans la ville, pas un passant dehors, le silence, l’obscurité, le désert. À l’angle des rues, se confondant avec les murs tellement ils y sont appuyés, des civils armés montent la garde, vous arrivez sur eux sans les voir, ils vous braquent sous le nez une lampe électrique. N’ayez pas de sursaut : pour nous Français il n’est pas besoin du mot. Il n’est pas besoin du mot, il suffit de dire : « Franzous ! », la sentinelle volontaire prend un bon visage, laisse éteindre sa lampe et vous continuez.
À l’intérieur la ville est gardée par des citoyens, aux entrées par des gendarmes des bombes à la main.
L’avance des Bulgares sur Tétovo a fait sortir les comitadjis dans les campagnes. Près de Kostvaz, en exemple, ils ont assassiné un maire et deux instituteurs. Les paysans habitués à ces massacres et sachant ce que trois notables d’abord représentent de victimes, deux jours plus tard, ont attelé leurs bœufs à leurs chars, ont chargé leur famille et leurs poules, ils sont arrivés dans les faubourgs.
Tous les paysans de Serbie chassés de leur maison vivent maintenant sur leurs chars ! Plutôt toutes les paysannes car les paysans de Serbie ne vivent pas mais meurent à la guerre.
Quand on connaît, il reste un endroit où on peut frapper. C’est une petite salle où vingt hommes sont réunis attendant le train de Salonique. Ce sont des officiers et des fonctionnaires guettant le journal et l’arrivant. Un qui parle français traduit toutes les nouvelles puis ils se regardent, ils restent sans parler. Un joueur de guzla dans le fond de la salle fait pleurer son instrument. Dans les plus tristes moments, il y a toujours une chanson dans les maisons ou les montagnes serbes, et cette chanson vous ouvre le cœur pour y déposer la pitié.
Lugubre la nuit, sinistre le jour. Les magasins ne sont pas rouverts. Dans le quartier bulgare tout est fermé à la barre de fer. Seule une boutique n’est pas close, et dedans seul travaille un homme, la boutique contient des couteaux et l’homme en fait sans arrêt.
Voilà trente jours que Monastir ne communique plus ni avec le quartier général, ni avec le gouvernement. Là, sous le commandement du colonel Vassich, ce qui reste d’une division – il ne faut plus dire quand il s’agit de la Serbie : un pays, une division, un homme, mais, ce qui reste d’un pays, ce qui reste d’une division, ce qui reste d’un homme – ce qui reste d’une division ayant trouvé le plus sûr moyen de venir en aide à la Patrie qui étouffe s’efforce, au milieu du sang et de la faim, à rejoindre les troupes françaises.
Isolée, sans soutien, cette petite armée a résisté à Babouna jusqu’à la mort.
Babouna c’est trois choses : c’est un grand massif montagneux, une rivière et c’est une victoire serbe en 1912. Celui qui l’a remportée est le colonel Vassich, le même qui aujourd’hui tâche de la remporter une seconde fois. Ce pays en est arrivé là ; il ne lui suffit pas pour s’installer de vaincre un jour, il faut qu’il recommence trois ans après.
Là-bas, le roi Pierre, paralysé, ne se traîne plus que sur des cannes et le voïvode Putnik, privé de respiration, le voïvode Putnik qui semblait n’attendre que la dernière victoire pour aller l’annoncer à tous les héros morts, ne commande plus que de son lit, ici le colonel Vassich ayant sur les poumons une suite d’hivers dans la boue et le froid, n’anime plus la résistance que la fièvre aux poignets et le rose aux pommettes. Les chefs sont comme les hommes. Quatre ans, la Serbie a résisté debout, maintenant elle résiste couchée.
Si dans cette guerre, pour chanter les héros, on mesurait ses termes au chemin qu’ils ont fait sur la carte, on commettrait la plus cruelle injustice. Les faits sont souvent minuscules, l’âme qui les dirige est toujours grande. Ce qu’a obtenu stratégiquement la division serbe sur cette position, cela est vite dit.

Un contre trois

Le voici : quand les Bulgares sont arrivés à Velès, les Serbes ont fait un saut jusqu’à Isvor et se sont arrêtés sur la rive droite de la Babouna. Les Bulgares arrivèrent sur la rive gauche, les Bulgares étaient 15 000, les Serbes 5 000. Ils quittèrent la rive droite. Quinze mille contre cinq mille ce n’était pas assez, un nouveau régiment bulgare accourut. Les Serbes montèrent à 600 mètres sur la montagne, à Abdi-Pacha, et attendirent le choc. Les Bulgares menacèrent de les tourner. Les Serbes partirent s’adosser plus loin. Ils arrivèrent à Kossiak, toujours dans els montagnes. Mais c’était tout ce que le colonel Vassich pouvait demander à ses troupes comme recul. Elles reprirent le chemin de l’avant, anéantirent un bataillon bulgare, rejetèrent les autres sur Nikodin et regagnèrent les hauteurs de Kossiak. Ils occupent depuis toute la ligne des crêtes. Monastir était sauvée.
Mais l’émotion se perd dans tous ces noms. C’est loin de la France, Babouna. Vous comprendrez mieux la salut qu’il faut faire à cette division quand vous saurez qu’un contre quatre, sans autre ravitaillement que du pain, d’autres chaussures que des sandales, épuisée – excepté pour se battre – perdue du reste du pays, l’armée du colonel Vassich, au milieu des balles s’est dressée sur une montagne pour tendre fermement une main presque froide à l’armée française dont elle entend tout près la voix libératrice des canons.

Le Petit Journal, 30 novembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

mardi 1 décembre 2015

Delphine de Vigan, le Goncourt des Lycéens après le Renaudot

Delphine de Vigan avait déjà reçu le Prix Renaudot pour D'après une histoire vraie. La voici, avec deux semaines de retard sur le calendrier, histoire de se remettre des attentats du 13 novembre (si on se remet jamais de cela), lauréate du Goncourt des Lycéens 2015.
Vous trouverez ici l'article et l'entretien qui vous diront tout (ou presque tout, car il y a des choses qu'il faut taire sous peine de priver le lecteur d'un mécanisme parfaitement installé) d'un livre plein de qualités.

Le Prix Rossel à Eugène Savitzkaya

Je dois dire que je l'espérais, malgré les qualités des autres ouvrages sélectionnés pour le Prix Rossel 2015: Eugène Savitzkaya, qui manquait vraiment au palmarès malgré une oeuvre capitale conduite depuis une quarantaine d'année, en est le lauréat pour Fraudeur, son roman paru au début de l'année en même temps qu'un recueil de poèmes, A la cyprine. Nous nous étions échangé, à propos de ces deux ouvrages, questions et réponses par écrit. Voici cette presque conversation.

Vous avez été relativement silencieux ces dernières années, publiant plus discrètement. Eprouviez-vous le besoin de prendre un peu de recul par rapport à l’écriture ?
En fait, j’ai dû m’habituer à ma fonction de professeur de littérature au sein de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Liège, et cela m’a demandé une grande concentration qui m’a quelque peu éloigné de ma propre création.
Dans Fraudeur, le « fou » d’une quinzaine d’années fait irrésistiblement penser à vous. S’agit-il bien d’une sorte d’autobiographie ? Réinventée ? Rêvée ?
Il s’agit bien d’un travail à partir d’un territoire précis situé en Hesbaye, région dans laquelle j’ai vécu de l’âge de cinq ans à l’âge de dix-huit ans avec mes parents et mes frères. J’avais très envie d’explorer une partie de ma mémoire et de mieux cerner le personnage de ma mère avec son histoire dans les bouleversements de l’Europe.
L’accent est mis sur les sensations davantage que sur les émotions, à moins que les émotions soient l’effet de ce que perçoivent les sens. En particulier l’odorat, le goût, le toucher, dans la continuité de vos livres précédents. Est-ce votre manière d’appréhender le monde ?
J’ai voulu préciser les sensations anciennes, celles de l’enfance et de l’adolescence et mesurer ma capacité à m’émouvoir encore à l’évocation d’un monde révolu. D’autre part, je considère que mon corps est un véritable récepteur et une sorte de sismographe très sensible.
Il y a, dans Fraudeur, une grande douceur, malgré quelques images plus brutales (les viscères des lapins, par exemple). Vous sentez-vous apaisé ?
Ne m’apaise que l’amour charnel et le vin jeune.
Si le décor est pour l’essentiel celui de la campagne wallonne, de multiples échappées se font vers des territoires plus slaves. S’agit-il d’un retour vers les origines d’avant votre propre origine ?
J’ai voulu rendre compte du peu que je sais de l’histoire de mes géniteurs, des pays où ils sont nés, qu’ils ont traversés, de leur exil dans l’accueillante Wallonie.
La poésie reste-t-elle pour vous un mode d’écriture fondamental qui vous conduit à publier, en même temps que le roman, un recueil de poèmes, A la cyprine ?
Non seulement elle est une écriture fondamentale, mais elle m’est indispensable. Elle me rattache à jamais à mon cher maître Jacques Izoard, le plus grand poète français avec François Jacqmin.