L’œuvre d’un écrivain est inévitablement marquée par les années où il s’est construit, où il s’est découvert les aspirations qui sont les siennes. D’où l’intérêt que nous prenons si souvent aux souvenirs lointains par lesquels la création d’aujourd’hui révèle la source à laquelle elle puise avec constance – et variété, le cours d’un fleuve étant rarement rectiligne. Comme dans la géographie, il faut bien que la source soit située quelque part.
A Istanbul, par exemple, pour Orhan Pamuk. Il y a vécu l’essentiel de son existence. Cinquante ans dans la même maison, cela imprègne un homme : «mon attachement à la même maison, à la même rue, au même paysage, et à la ville, a exercé une influence sur mon identité. Cet attachement à Istanbul signifie que son destin fait désormais partie de votre caractère.»
Il va plus loin, comptant sur le lecteur pour se rendre compte «que parler de moi revenait à parler d’Istanbul, et vice versa». Istanbul est, il est vrai, une ville littéraire, que nous connaissons même sans y être allé grâce à Nerval, Gautier ou Flaubert. Des auteurs que cite Pamuk, tout comme il admire les gravures détaillées que Melling a réalisées du Bosphore. Ces regards occidentaux sur sa ville sont importants pour lui. «Regarder Istanbul avec les yeux d’un étranger est toujours un grand contentement et une habitude particulièrement nécessaire face au sentiment communautaire et au nationalisme régnants.»
Il convoque aussi des écrivains turcs qui nous sont moins familiers. Quatre d’entre eux, en particulier, qu’il aurait pu croiser dans son enfance. Les écrivains du hüzün (la tristesse, la mélancolie) : le poète Yahya Kemal, l’historien Reşat Ekrem, le romancier Tanpınar et le mémorialiste Abdülhak Şinasi Hinar. «Dès que je me remémore simultanément ces écrivains, je me dis que ce qui fait la particularité d’une ville, ce ne sont pas seulement les vues spécifiques (composées la plupart du temps aléatoirement de sa topographie, de ses immeubles et de ses hommes), c’est aussi la trame dense des rencontres secrètes ou non que les lettres, les couleurs, les signes peuvent tisser, parallèlement aux souvenirs accumulés par ceux qui, à ma manière, ont vécu dans les mêmes rues une cinquantaine d’années.» Il s’est plu à imaginer un roman touffu dont ces écrivains seraient les personnages.
Mais ce roman n’a pas été écrit et, pour l’instant, les souvenirs nous suffisent bien. Ils décrivent Istanbul en noir et blanc, comme les photos qui l’illustrent. Ils nous parlent d’un passé révolu sur lequel les Stambouliotes, apparemment peu sensibles à l’histoire, ne se retournent guère. Ils font de la neige un événement et, de la fumée des bateaux sur le Bosphore, une sorte d’apparition magique.
A la question que nous nous posons tous, de savoir si Istanbul appartient à l’Occident ou à l’Orient, il ne répond pas vraiment, sinon par la bande, avec la voix de sa grand-mère paternelle: «Elle répondait qu’elle était pour le mouvement d’occidentalisation entrepris par Atatürk quand on lui posait la question, mais en réalité, comme tous les habitants de la ville, elle se fichait aussi bien de l’Orient que de l’Occident.» En revanche, une chose semble certaine : le Bosphore, au lieu de séparer les deux rives, les unit. Et Orhan Pamuk a toujours eu une grande tendresse, souvent exprimée ici, pour ce détroit.
Pourrait-on, après avoir parcouru les rues d’Istanbul avec l’écrivain, en fournir une description en quelques lignes ? Certainement pas. Au contraire, l’âme de la ville ne cesse de se préciser dans le même temps qu’elle nous échappe, toujours plus complexe au fur et à mesure que les détails se dessinent, que les histoires se racontent.
Les histoires que Pamuk se racontait dans son enfance, déjà. Bien qu’il ait cru d’abord à une vocation de peintre, il avait adoré, très tôt, s’inventer des mondes où il se réfugiait, utiliser son imagination pour recréer les lieux où il ne pouvait pas aller. «La différence entre l’homme qui croit être Napoléon en personne et l’homme qui se plaît à rêver en permanence qu’il est Napoléon, c’est la différence entre un malheureux schizophrène et un heureux rêveur.»
Et si c’était cela, un écrivain ?
Dans Le Monde, Orhan Pamuk affirme maintenant: M. Flaubert, c'est moi! Car aucun écrivain, aucun grand écrivain, surtout, ne naît par génération spontanée. (Bon, il y a peut-être des exceptions, mais elles sont, comme le dit le mot, exceptionnelles.) Et j'aime, parce mes lectures ont fait de moi ce que je suis, qu'un prix Nobel de littérature reconnaisse les influences qu'il s'est choisies.
Flaubert, donc, qui écrivait à Istanbul, le 15 décembre 1850: «Je me fous du monde, de l'avenir, du qu'en-dira-t-on, d'un établissement quelconque, et même de la renommée littéraire, qui m'a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver.» La coïncidence géographique n'est évidemment pas suffisante - genre, il est passé par ici, moi aussi. Il y a le choix de l'écriture avant celui de la notoriété. Et bien d'autres caractéristiques, dans l'écriture de Flaubert, dans sa manière de mener un roman, dans le style indirect libre qu'il utilisait, bien des éléments dont les écrivains qui l'ont suivi ont tiré profit. Orhan Pamuk parmi d'autres...
A Istanbul, par exemple, pour Orhan Pamuk. Il y a vécu l’essentiel de son existence. Cinquante ans dans la même maison, cela imprègne un homme : «mon attachement à la même maison, à la même rue, au même paysage, et à la ville, a exercé une influence sur mon identité. Cet attachement à Istanbul signifie que son destin fait désormais partie de votre caractère.»
Il va plus loin, comptant sur le lecteur pour se rendre compte «que parler de moi revenait à parler d’Istanbul, et vice versa». Istanbul est, il est vrai, une ville littéraire, que nous connaissons même sans y être allé grâce à Nerval, Gautier ou Flaubert. Des auteurs que cite Pamuk, tout comme il admire les gravures détaillées que Melling a réalisées du Bosphore. Ces regards occidentaux sur sa ville sont importants pour lui. «Regarder Istanbul avec les yeux d’un étranger est toujours un grand contentement et une habitude particulièrement nécessaire face au sentiment communautaire et au nationalisme régnants.»
Il convoque aussi des écrivains turcs qui nous sont moins familiers. Quatre d’entre eux, en particulier, qu’il aurait pu croiser dans son enfance. Les écrivains du hüzün (la tristesse, la mélancolie) : le poète Yahya Kemal, l’historien Reşat Ekrem, le romancier Tanpınar et le mémorialiste Abdülhak Şinasi Hinar. «Dès que je me remémore simultanément ces écrivains, je me dis que ce qui fait la particularité d’une ville, ce ne sont pas seulement les vues spécifiques (composées la plupart du temps aléatoirement de sa topographie, de ses immeubles et de ses hommes), c’est aussi la trame dense des rencontres secrètes ou non que les lettres, les couleurs, les signes peuvent tisser, parallèlement aux souvenirs accumulés par ceux qui, à ma manière, ont vécu dans les mêmes rues une cinquantaine d’années.» Il s’est plu à imaginer un roman touffu dont ces écrivains seraient les personnages.
Mais ce roman n’a pas été écrit et, pour l’instant, les souvenirs nous suffisent bien. Ils décrivent Istanbul en noir et blanc, comme les photos qui l’illustrent. Ils nous parlent d’un passé révolu sur lequel les Stambouliotes, apparemment peu sensibles à l’histoire, ne se retournent guère. Ils font de la neige un événement et, de la fumée des bateaux sur le Bosphore, une sorte d’apparition magique.
A la question que nous nous posons tous, de savoir si Istanbul appartient à l’Occident ou à l’Orient, il ne répond pas vraiment, sinon par la bande, avec la voix de sa grand-mère paternelle: «Elle répondait qu’elle était pour le mouvement d’occidentalisation entrepris par Atatürk quand on lui posait la question, mais en réalité, comme tous les habitants de la ville, elle se fichait aussi bien de l’Orient que de l’Occident.» En revanche, une chose semble certaine : le Bosphore, au lieu de séparer les deux rives, les unit. Et Orhan Pamuk a toujours eu une grande tendresse, souvent exprimée ici, pour ce détroit.
Pourrait-on, après avoir parcouru les rues d’Istanbul avec l’écrivain, en fournir une description en quelques lignes ? Certainement pas. Au contraire, l’âme de la ville ne cesse de se préciser dans le même temps qu’elle nous échappe, toujours plus complexe au fur et à mesure que les détails se dessinent, que les histoires se racontent.
Les histoires que Pamuk se racontait dans son enfance, déjà. Bien qu’il ait cru d’abord à une vocation de peintre, il avait adoré, très tôt, s’inventer des mondes où il se réfugiait, utiliser son imagination pour recréer les lieux où il ne pouvait pas aller. «La différence entre l’homme qui croit être Napoléon en personne et l’homme qui se plaît à rêver en permanence qu’il est Napoléon, c’est la différence entre un malheureux schizophrène et un heureux rêveur.»
Et si c’était cela, un écrivain ?
Dans Le Monde, Orhan Pamuk affirme maintenant: M. Flaubert, c'est moi! Car aucun écrivain, aucun grand écrivain, surtout, ne naît par génération spontanée. (Bon, il y a peut-être des exceptions, mais elles sont, comme le dit le mot, exceptionnelles.) Et j'aime, parce mes lectures ont fait de moi ce que je suis, qu'un prix Nobel de littérature reconnaisse les influences qu'il s'est choisies.
Flaubert, donc, qui écrivait à Istanbul, le 15 décembre 1850: «Je me fous du monde, de l'avenir, du qu'en-dira-t-on, d'un établissement quelconque, et même de la renommée littéraire, qui m'a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver.» La coïncidence géographique n'est évidemment pas suffisante - genre, il est passé par ici, moi aussi. Il y a le choix de l'écriture avant celui de la notoriété. Et bien d'autres caractéristiques, dans l'écriture de Flaubert, dans sa manière de mener un roman, dans le style indirect libre qu'il utilisait, bien des éléments dont les écrivains qui l'ont suivi ont tiré profit. Orhan Pamuk parmi d'autres...
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