Laurent Mauvignier fait appel à Jean Genet, en épigraphe, pour poser la question à laquelle Des hommes tentera de répondre: «Et ta blessure, où est-elle?» Car il faut bien qu’il y ait une blessure quelque part pour qu’un simple cadeau d’anniversaire ait pareilles conséquences. Pour que, tout de suite, on devine que quelque chose d’anormal se produit lorsque Feu-de-Bois, un surnom qui s’est substitué au prénom de Bernard, entre dans la salle où sa sœur Solange fête ses soixante ans et son départ à la retraite.
Dans les douze premières pages, de l’arrivée de Bernard jusqu’au moment où Solange ouvre la petite boîte où se trouve le cadeau, Laurent Mauvignier travaille caméra à l’épaule. Avec les ressources de l’écriture en plus. L’image ne suffirait pas pour dire: «Aujourd’hui, on dira qu’il ne sentait pas trop mauvais.» Il a soixante-trois ans, «il n’a pas toujours été ce type qui vit aux crochets des autres», c’est donc qu’il a un passé et que son passé ne ressemble pas à son présent. Il n’empêche: il fait tache. Sinon, pourquoi le remarquerait-on à ce point? Et pourquoi un tel malaise quand Solange découvre la «grande broche en or nacré» que lui offre son frère?
Le lecteur ressent le malaise. Bernard, encore bien plus. Surtout quand Solange, qui a épinglé la broche à la place de celle qu’elle portait, l’a enlevée: «et j’ai vu comment Solange a hésité en relevant les mains vers la broche, puis en se décidant franchement à la retirer, prétextant quoi, je ne sais pas, rien, peut-être rien, elle ne va pas avec ce pull, elle est trop belle, oui, trop belle pour ce pull, tu es fou, Bernard, de l’or, et puis quoi, avec quel argent.»
Puis les conséquences du malaise, le brusque emportement contre Chefraoui, l’Arabe du village – le bougnoule, dit Bernard, qui n’en a pas fini avec sa colère, qui va se rendre chez Chefraoui, effrayer sa femme et ses enfants, provoquer un peu d’agitation chez le maire et les gendarmes, peu habitués à pareil comportement, pourtant prévisible, disent certains, de la part d’un homme si sauvage…
«Et ta blessure, où est-elle?» Bien plus loin. Elle a été ouverte quarante ans plus tôt, ne s’est jamais refermée. En 1960, la France faisait une guerre qui ne disait pas son nom. Des jeunes appelés traversaient la Méditerranée, posaient le pied en Algérie et découvraient la peur en même temps que la violence. Violence d’ailleurs exacerbée par la peur, répression sans aucune limite, représailles de même, dans des combats où il valait mieux ne pas réfléchir si l’on voulait en sortir sans devenir aussi enragé qu’un animal.
Bernard a-t-il gardé sur la peau l’odeur des villages incendiés, jusqu’à la reproduire dans sa vie récente et mériter son sobriquet, Feu-de-Bois? N’a-t-il jamais pardonné à sa mère d’avoir retiré tout le bénéfice de son travail avant la majorité? A-t-il toujours conservé des doutes sur les relations entre Mireille, rencontrée à Oran puis devenue sa femme, et Rabut, le cousin avec qui il s’est battu à la sortie d’un dancing?
Rabut, porteur, dans les premières pages, de la caméra (aussi imaginaire que subjective) dont nous parlions plus haut, et qui ne comprend pas mieux que les autres ce qui se passe quand les événements se précipitent. Rabut, porteur aussi de cauchemars partagés avec Bernard et d’autres. Rabut, qui voudrait «savoir pourquoi on fait des photos et pourquoi elles nous font croire que nous n’avons pas mal au ventre et que nous dormons bien.»
Entre les deux hommes déchirés par une haine confuse, Laurent Mauvignier dessine des souvenirs communs. Et des lignes de fuite qui se brisent sur des cadavres trop nombreux, sur des trahisons, sur de profonds malentendus. Des hommes ne parle que de cela: des hommes. Avec leurs ambitions déçues, leurs erreurs tragiques, leur insondable bêtise. Notre insondable bêtise.
(Article à paraître dans le prochain numéro de C'est dans la poche.)
Dans les douze premières pages, de l’arrivée de Bernard jusqu’au moment où Solange ouvre la petite boîte où se trouve le cadeau, Laurent Mauvignier travaille caméra à l’épaule. Avec les ressources de l’écriture en plus. L’image ne suffirait pas pour dire: «Aujourd’hui, on dira qu’il ne sentait pas trop mauvais.» Il a soixante-trois ans, «il n’a pas toujours été ce type qui vit aux crochets des autres», c’est donc qu’il a un passé et que son passé ne ressemble pas à son présent. Il n’empêche: il fait tache. Sinon, pourquoi le remarquerait-on à ce point? Et pourquoi un tel malaise quand Solange découvre la «grande broche en or nacré» que lui offre son frère?
Le lecteur ressent le malaise. Bernard, encore bien plus. Surtout quand Solange, qui a épinglé la broche à la place de celle qu’elle portait, l’a enlevée: «et j’ai vu comment Solange a hésité en relevant les mains vers la broche, puis en se décidant franchement à la retirer, prétextant quoi, je ne sais pas, rien, peut-être rien, elle ne va pas avec ce pull, elle est trop belle, oui, trop belle pour ce pull, tu es fou, Bernard, de l’or, et puis quoi, avec quel argent.»
Puis les conséquences du malaise, le brusque emportement contre Chefraoui, l’Arabe du village – le bougnoule, dit Bernard, qui n’en a pas fini avec sa colère, qui va se rendre chez Chefraoui, effrayer sa femme et ses enfants, provoquer un peu d’agitation chez le maire et les gendarmes, peu habitués à pareil comportement, pourtant prévisible, disent certains, de la part d’un homme si sauvage…
«Et ta blessure, où est-elle?» Bien plus loin. Elle a été ouverte quarante ans plus tôt, ne s’est jamais refermée. En 1960, la France faisait une guerre qui ne disait pas son nom. Des jeunes appelés traversaient la Méditerranée, posaient le pied en Algérie et découvraient la peur en même temps que la violence. Violence d’ailleurs exacerbée par la peur, répression sans aucune limite, représailles de même, dans des combats où il valait mieux ne pas réfléchir si l’on voulait en sortir sans devenir aussi enragé qu’un animal.
Bernard a-t-il gardé sur la peau l’odeur des villages incendiés, jusqu’à la reproduire dans sa vie récente et mériter son sobriquet, Feu-de-Bois? N’a-t-il jamais pardonné à sa mère d’avoir retiré tout le bénéfice de son travail avant la majorité? A-t-il toujours conservé des doutes sur les relations entre Mireille, rencontrée à Oran puis devenue sa femme, et Rabut, le cousin avec qui il s’est battu à la sortie d’un dancing?
Rabut, porteur, dans les premières pages, de la caméra (aussi imaginaire que subjective) dont nous parlions plus haut, et qui ne comprend pas mieux que les autres ce qui se passe quand les événements se précipitent. Rabut, porteur aussi de cauchemars partagés avec Bernard et d’autres. Rabut, qui voudrait «savoir pourquoi on fait des photos et pourquoi elles nous font croire que nous n’avons pas mal au ventre et que nous dormons bien.»
Entre les deux hommes déchirés par une haine confuse, Laurent Mauvignier dessine des souvenirs communs. Et des lignes de fuite qui se brisent sur des cadavres trop nombreux, sur des trahisons, sur de profonds malentendus. Des hommes ne parle que de cela: des hommes. Avec leurs ambitions déçues, leurs erreurs tragiques, leur insondable bêtise. Notre insondable bêtise.
(Article à paraître dans le prochain numéro de C'est dans la poche.)
ça donne envie de lire le livre
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