mardi 14 juin 2016

14-18, Albert Londres : «Ils tremblent!»



Les Bulgares livrés à eux-mêmes voient l’armée d’Orient grossir

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 12 juin.
De la gare de Demir-Hissar à Okjilar, c’est-à-dire du point extrême bulgare au point extrême bulgare, je viens de parcourir la Macédoine orientale. Le train fait la navette entre ces deux frontières puisque maintenant Demir-Hissar est une frontière.
Je me suis arrêté à Sérès, à Drama, je suis monté jusqu’à Vroundi dans la direction de Nevrocop et je suis descendu jusqu’à Cavalla en rencontrant les ruines du château de Philippe et l’urne monumentale où Bucéphale, après avoir porté Alexandre, venait boire au soir tombant.
Le blocus était prononcé, les Bulgares semblaient menaçants. Que devenait cette plaine de Macédoine étendue comme un tapis entre deux troupes ennemies et où deux corps d’armée grecs au soleil somnolaient ? L’invasion bulgare ne la menace plus et la famine est encore loin de ses lèvres. Que la France ne se laisse pas apitoyer, les Macédoniens ne meurent pas de faim, et si à Cavalla j’ai vu un soldat grimpé sur une chaise mettre son pain aux enchères et le vendre trois francs, j’ai vu aussi que sa silhouette se dessinait sur plus de deux mille sacs de farine entassés près du port.
Quand la première fois, il y a dix jours, j’étais rentré à Sérès et à Demir-Hissar, c’était la fièvre. Les Bulgares descendaient et on ne savait où ils s’arrêteraient. Les autorités et les habitants se jetaient la tête contre les murs, la contrée avait perdu tout son sang-froid.

« Qu’ils viennent la prendre ! »

Aujourd’hui, j’arrive à la gare de Demir-Hissar, les Grecs, seuls, la gardent toujours. Nous descendons du train, un officier nous reçoit ; on voit tout de suite qu’il est de nos amis. Mais s’il nous fait aussitôt reculer de plusieurs pas, c’est pour ne pas créer d’incident. Deux sous-officiers allemands vont passer. Ils viennent d’arriver à bicyclette, ils cherchent à acheter des cochons, puis ils disparaissent.
En face de nous, à deux cents mètres, un cône blanc et de chaque côté deux sentinelles : une grecque, une bulgare ; elles se promènent à deux pas, croisent lentement l’une devant l’autre ; si les morts de 1913 voyaient ça !
« Alors, mon commandant, la gare n’est pas encore aux Bulgares ? » Il répond en dur soldat : « Je ne sais qu’une chose, c’est que s’ils la veulent, il faut qu’ils viennent la prendre. » Et on voit dans ses yeux que c’est vrai ; ces paroles d’un commandant grec, je l’affirme, tout à l’heure, un autre commandant, à l’autre bout de la frontière, à Okjilar, m’en dira autant.
Je ne suis pas suspect de lyrisme en faveur de la Grèce, je n’ai pas manqué de constater dès la première heure que ce n’était plus le pays d’Homère, je ne puis tout de même pas ne pas entendre ces deux officiers et ne pas voir ces soldats qui, rangés sur la quai, instinctivement, dans un instant, tous avec un franc sourire, vont agiter leur képi pour nous dire adieu.

Ils tremblent !

Les Bulgares travaillent furieusement au-dessus de Demi-Hissar, ils sont deux divisions qui organisent toutes les hauteurs.
Leur projet, hélas ! pour eux, n’est pas d’ailleurs de descendre dans la plaine. L’invasion est finie, ils n’ont ni le loisir, ni le cœur de s’emparer de territoires, même s’il n’y a qu’à les cueillir. Ce qu’ils cherchent à présent, ce n’est pas conquérir, c’est se défendre. Leurs alliés sont en train de fondre sous Verdun ou de déménager Lemberg, ils tremblent, ils se sentent livrés à eux-mêmes, ils voient l’armée d’Orient grossir, ils tremblent. Ils se sont fait livrer Roupel non pour passer mais pour empêcher les autres de passer. Ils amènent des canons sur les hauteurs de Demir-Hissar non pour prendre l’offensive mais pour se fortifier, ils ont peur, ils craignent de n’être plus assez pour garder leur maison, ils en ferment hâtivement toutes les issues.
Les deux divisions qui sont là n’y resteront pas, elles sont venues pour organiser, non pour attaquer. « Dans dix jours quand les travaux seront terminés, disent les officiers bulgares aux officiers grecs, nous ne laisserons ici que six mille hommes et nous partirons. » C’est vrai, ils partiront, ils iront ailleurs boucher d’autres passes, l’heure approche, ils ont peur. C’est le seul endroit de la Macédoine orientale où ils fassent œuvre militaire.
À Xanthie, rien : tous les renseignements que nous avions étaient faux. Je m’en suis assuré à Okjilar. Ils n’ont ici qu’une division, la dixième, celle qui y casernait en temps de paix.
Vers Nevrocop, rien. Je n’ai constaté à Vroundi que la présence de comitadjis. Ils ne passeront donc pas le Nestos, ils ne descendront ni de Demir-Hissar, ni de Nevrocop ; ils n’envahiront pas plus la plaine de Sérès que la plaine de Drama.
Cavalla, Drama et Sérès, c’est bien. Mais Sarrail est à gauche.

Le Petit Journal, 13 juin 1916

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