Je parlais de calendrier, hier. Avez-vous vu celui des prix littéraires d'automne publié, hier aussi, par Livres Hebdo? Un coup d’œil distrait donne à penser que les choses s'annoncent à peu près comme d'habitude. Mais non, pas du tout. L'Académie française, dont le Grand Prix du roman ouvre habituellement la série, sera devancée cette année, malgré une proclamation le 27 octobre, par le Prix Femina, dès le 25 octobre. Avec, pour celui-ci, l'annonce de la dernière sélection... la veille du prix. Il n'y a pas d'erreur? La source est, habituellement, très fiable, et on suppose qu'il en ira bien ainsi.
De toute manière, Jean-Baptiste Del Amo a damé le pion à tout le monde en recevant, dès le mois de juin, le premier Prix de l'île de Ré, pour son roman à paraître chez Gallimard le 18 août, Le règne animal. On marche sur la tête. Ou sur l'eau, ce qui n'est pas beaucoup plus assuré. Bon, de toute manière, j'ai lu tous les livres précédents de cet écrivain, il n'y a pas de raison de s'arrêter. Mais, comme promis hier, je jette un regard en arrière avec le premier roman de l'auteur, Une éducation libertine, paru en 2008 et, depuis, réédité au format de poche.
Avait-on déjà peint une Seine
si noire ? Dans le magnifique premier roman de Jean-Baptiste Del Amo, elle
charrie toutes les sanies de la ville, la peau de ceux qui y travaillent se
couvre de squames répugnantes, une tête de bébé ou un cadavre de bourgeois y
traîne parfois. Pour Gaspard, qui vient d’arriver à Paris, elle est le lieu de
son premier emploi précaire quand il est chargé, avec d’autres compagnons
d’infortune, de récupérer des trains de troncs d’arbre. Elle est aussi le rappel d’un autre fleuve, près de Quimper, où s’est achevée la poursuite d’un cochon et la vie de son père.
De Quimper à Paris, c’est la
même crasse. Faite de sang et de lisier dans une enfance marquée aussi par un
monstrueux accouchement de sa mère. Faite de déjections diverses et d’une
persistante odeur de mort dans une capitale qui, dans les années 1760, offre au
jeune homme des perspectives d’ascension sociale, même s’il a commencé sa
carrière plus bas que terre, dans une misère répugnante et une promiscuité
moite.
Gaspard possède quelques
atouts sous sa dégaine de paysan mal dégrossi : il est joli garçon et ne
manifeste pas le moindre signe de sens moral. Arriviste, il utilise donc ses
armes sans aucun scrupule, séduisant des hommes situés de plus en plus haut
dans la hiérarchie sociale afin d’atteindre le statut de parvenu dont il rêve. Sous
les assauts répétés d’amants dont il se lasse vite, il n’éprouve guère de
plaisir. Et ne pense qu’à la suite, quand il gravira un nouvel échelon…
Libertin, Gaspard n’est
cependant pas un parfait cynique. La corruption des chairs au milieu desquelles
il se vautre faute de mieux correspond chez lui à une corruption de l’âme dont
il prend de mieux en mieux conscience. Il aimerait extirper le mal qu’il devine
dans son corps, contre lequel il aimerait se battre. La lutte est inégale entre
l’ambition et la perception sourde d’une douleur née des années plus tôt. Aux
blessures de l’enfance répondent alors celles que s’inflige Gaspard, dans une
tentative désespérée de quitter la spirale de la débauche où il est entré.
Ce roman pue. Pour la bonne
cause : les odeurs délétères qui flottent au-dessus de ses pages sont le
reflet d’une probable réalité à laquelle nous sommes confrontés sans
préparation. Jean-Baptiste Del Amo l’affiche dès la première phrase : « Paris, nombril crasseux et puant de
la France. » Avant de dérouler un récit somptueusement baroque, dans
toute la gamme des teintes prises par les corps malades et les cadavres. On
piétine un cimetière, la beauté s’efface rapidement, brûlée par l’acide de
désirs bestiaux qui ne s’embarrassent pas d’hygiène.
L’éducation
est ici celle, et uniquement celle, de l’argent et du pouvoir – pouvoir
illusoire en un temps où le pays vacille sur ses bases. Les philosophes mettent
en doute bien des certitudes. La Révolution n’est plus très loin. En attendant,
Paris pouilleux danse une funèbre farandole, emporté dans un délire comparable
au fleuve malsain qui infecte plus qu’il nettoie.
En voici un peu plus que la première phrase:
Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un œil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l’étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l’air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places. Dans cette géhenne, la chaleur de l’été collait aux visages comme un masque, drapait les corps de feu, tuait les bêtes qui tentaient de survivre en quelque coin d’ombre, suffoquait les femmes aux poitrines poisseuses. Les glandes sudorales déversaient par flots leurs humeurs. Jaillies d’aisselles velues, elles s’écoulaient des fesses aux flancs puis sur les jambes. Fondue comme du beurre sur les fronts, la sueur piquait aux yeux, répandait son sel aux bouches haletantes. La crasse s’écoulait comme un sédiment, marquait les plis aux articulations de traces noires. On s’éventait avec un rien, un vieux chiffon, une gazette, une main.
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