jeudi 7 octobre 2010

Mario Vargas Llosa, lecteur de romans qui mentent pour dire vrai

Comment aborder l'homme et son œuvre? Mario Vargas Llosa, depuis tout à l'heure prix Nobel de littérature, a eu une vie pleine, a vécu pas mal d'événements agités et il a écrit tant de livres - parmi lesquels j'en ai lu trop peu...
En marge de ses grands romans, la part la mieux connue de sa production littéraire, je m'attarderai donc, à défaut d'embrasser large, sur un seul ouvrage, un recueil d'articles rassemblés en 1992 sous un titre qui fait penser à Aragon et à son Roman vrai, La vérité par le mensonge. Une sorte d'art littéraire bâti sur les réflexions nées de ses lectures, dont il était venu parler à Bouillon de culture, et sur lequel j'avais à l'époque écrit ce texte.

En juin 1990, la vie de Mario Vargas Llosa a été sur le point de basculer: candidat aux présidentielles dans son pays, le Pérou, il aurait pu, comme Vaclav Havel en Tchécoslovaquie, avoir à s'occuper de politique beaucoup plus que de littérature. Heureusement pour ses lecteurs, il n'a pas été élu. Et le voici donc de retour en France, non pour un voyage officiel, mais pour présenter son nouveau livre, La vérité par le mensonge.
Il s'agit simplement, si l'on veut, d'un recueil d'articles consacrés à de grandes œuvres littéraires du siècle. Il s'en dégage, mises notamment en évidence par un premier article plus général, quelques idées fortes. Elles ne sont pas d'une originalité transcendante, mais il est toujours bon de les rappeler.
À propos de la vérité ou du mensonge dans le roman, Mario Vargas Llosa renvoie la question à ceux qui la posent: «En effet, les romans mentent, ils ne peuvent s'en empêcher, mais ce n'est là qu'une partie de l'histoire. L'autre, c'est qu'en mentant ils traduisent une curieuse vérité, qui ne peut s'exprimer que sous le masque et le manteau, déguisée en ce qu'elle n'est pas.»
Sur l'imagination et le désir de vivre d'autres vies, sur la mémoire et la déformation des faits, sur l'importance du mensonge et la tentation totalitaire, il fait en quelques pages une synthèse limpide dont on sort plus confiant que jamais dans la santé de la fiction.
D'autant que les articles qui suivent et qui sont, c'est de là que naît en grande partie leur intérêt, des relectures plutôt que des lectures, montrent bien comment le temps qui passe n'enlève rien à la force des livres importants même s'il peut en modifier la perception. C'est vrai pour Une journée d'Ivan Denissovitch, à propos duquel Vargas Llosa se demande: «Est-il possible que ce bref récit paru en 1962 ait provoqué pareille émotion? De manière générale, une lecture à distance est souvent plus sereine. La première fois, dans le mouvement de l'actualité, on a lu Lolita pour son odeur de soufre, Le docteur Jivago pour des raisons politiques, La belle Romaine comme un livre maudit...»
D'un autre point de vue, Vargas Llosa découvrant Dublin a eu l'impression d'être trompé. Ce n'était pas la vraie ville que Joyce lui avait fait connaître. Et pourtant, la première qualité d'un roman n'est pas pour lui d'apprendre quelque chose au lecteur ou, pire, de vouloir le convaincre. C'est en parlant de La Puissance et la Gloire, de Graham Greene, qu'il l'énonce le plus clairement: «La première obligation d'un roman - pas la seule, mais assurément la primordiale, condition indispensable pour les autres - n'est pas d'instruire, mais de charmer le lecteur: détruire sa conscience critique, l'abstraire du monde réel et le plonger dans l'illusion.»

Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature

Tous les noms avaient été cités, et c'est, si j'ose dire, un vieux de la vieille, qu'on avait presque oublié dans ce contexte, qui a été élu cette année par l'Académie suédoise pour le prix Nobel de littérature: Mario Vargas Llosa, 74 ans, Péruvien (naturalisé espagnol d'après Wikipédia).
Je ne vous en dirai guère plus pour l'instant, il faut que je me rafraîchisse la mémoire, mais ce que j'ai lu de lui (il y a longtemps) reste marqué du sceau d'une écriture ambitieuse, brassant personnages et thèmes dans un courant vif.
Comme toujours, le choix est motivé, cette fois «pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu, de sa révolte et de son échec».

Emmanuel Carrère écrit d’autres vies que la sienne

Ce n’est pas tout à fait un résumé, bien qu’il soit présenté comme tel, mais on pourrait utiliser un passage de D’autres vies que la mienne pour tracer les grandes lignes d’un ouvrage qui n’est pas non plus un roman – «Tout y est vrai», écrit d’ailleurs l’auteur. Celui-ci, dans ce presque résumé, fait rire Hélène, sa compagne. Elle lui dit: «Tu es le seul type que je connaisse capable de penser que l’amitié de deux juges boiteux et cancéreux qui épluchent des dossiers de surendettement au tribunal d’instance de Vienne, c’est un sujet en or. En plus, ils ne couchent pas ensemble et, à la fin, elle meurt. J’ai bien résumé? C’est ça, l’histoire?»
C’est ça, répond-il.
Avant d’en arriver là, il y a eu l’épisode de la vague. C’est ainsi qu’est appelé, dans le livre, le phénomène naturel qui a provoqué une catastrophe majeure fin 2004, balayant Sumatra, la Thaïlande, les Maldives, bref, une bonne partie de l’Asie du Sud-Est et de l’océan Indien. Une seule fois, le mot «tsunami», dont nous nous souvenons, est utilisé. Pour dire: «On parle désormais de tsunami comme si on connaissait ce mot depuis toujours.» En effet, qui le connaissait auparavant? Un petit nombre de personnes, certes. Beaucoup moins qu’à présent. D’ailleurs, immédiatement après le passage de la fureur marine, quand il faut nommer ce qui vient d’arriver dans ce village côtier du Sri Lanka où Emmanuel Carrère était en vacances, personne ne parle de tsunami: «Les zombies qui, comme Philippe, reprenaient pied sur la terre des vivants ne pouvaient que balbutier le mot «vague», et ce mot se propageait dans le village comme a dû se propager le mot «avion» le 11 septembre 2001 à Manhattan.»
L’ouverture est dramatique: la soudaineté de l’événement, l’affolement qui le suit, la recherche des vivants…
Au retour en France, tout pourrait se calmer. D’autant que la tension a ressoudé un couple dont on ne donnait pas cher de l’avenir (pas davantage le lecteur que l’auteur). Mais, comme si une catastrophe en appelait une autre, Juliette, la sœur d’Hélène, qui avait déjà été soignée pour un cancer quand elle était jeune, est atteinte du même mal, cette fois sans espoir de rémission.
Après sa mort, le narrateur rencontre Étienne, collègue de Juliette, juge comme elle – et boiteux comme elle, et portant lui aussi les séquelles d’un cancer, comme le «résumé» nous l’a dit. Il a convoqué chez lui la famille de Juliette, afin de leur proposer son portrait de la disparue. Il a insisté sur l’importance de la première nuit passée à l’hôpital. Et, au moment où tout le monde partait, il a soufflé à Emanuel Carrère: «vous devriez y penser, à cette histoire de la première nuit. C’est peut-être pour vous.»
Pour vous, et pour en faire un livre, donc, qui rendrait compte de la souffrance et de la vie. Surtout de la vie, d’ailleurs, puisque le tribunal va occuper une place croissante dans le livre. Les combats menés par Juliette et Étienne sont de formidables tranches de vie, bourrées d’humanité, où l’impuissance face au désastre vécu par des prévenus surendettés s’efface derrière la volonté de remettre un peu de justice dans la logique froide et cynique de l’économie. Il y a là des pages magnifiques, où deux petits juges luttent, avec les armes que leur fournit la loi, contre la mauvaise foi des puissants. Les clauses en petits caractères dans les contrats, leur reconduction tacite, etc. C’est beau comme un combat que presque tout le monde croyait perdu d’avance et auquel les deux juges continuent de croire. Avec raison, puisqu’ils le gagnent parfois.
Revenant, à la fin de son livre, sur ce qui en a été à l’origine, la vague et la mort de Juliette, Emmanuel Carrère écrit ceci: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce me qui fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari. La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» Comme une «mission» (les guillemets parce que le mot est trop fortement connoté, bien qu’il soit proche de ce qu’on ressent en lisant), menée à bien avec talent.

mardi 5 octobre 2010

La mort de Bernard Clavel, écolo avant l'heure

Je venais, tout à l'heure, de terminer l'article qui paraîtra demain dans Le Soir à propos de Bernard Clavel, dont j'ai lu beaucoup de livres et que j'ai rencontré deux ou trois fois. A cet instant le journal de LCI s'ouvrait sur une intervention de Bernard Pivot disant, en peu de mots mais avec talent, ce qu'il retenait de l'homme et de l'écrivain qui vient de mourir à 87 ans.
Pivot parlait de Clavel comme d'un écologiste avant l'heure. J'avoue que ce n'était pas la caractéristique que j'aurais mise en évidence. Il était pour moi plutôt un romancier proche des hommes et de la nature - comme Pivot le disait d'ailleurs aussi.
Néanmoins, je retrouve un article que j'avais écrit en 1993, après avoir bavardé avec l'auteur de Cargo pour l'enfer. Il donne raison à Bernard Pivot, et je vous le restitue dans son intégralité.

Bernard Clavel n'est pas du genre à retenir ses colères. Quand il se révolte, il le dit haut et fort, mais à sa manière qui est celle d'un romancier plutôt que d'un journaliste. Cela explique qu'il prenne son temps avant de traiter un sujet par lequel il se trouve frappé. Au moment du naufrage du Torrey Cañon, il était allé sur place et il avait quand même écrit des reportages. Mais, surtout, il avait été profondément marqué par ce qu'il avait découvert: "C'était la première fois que je voyais des oiseaux englués en grand nombre dans la nappe de fuel. Cela avait été pour moi quelque chose d'absolument bouleversant. J'ai pleuré à ce moment-là."
Après le chagrin, la colère est montée, nourrie de longue date par un sentiment plus général. "Cette colère m'habite depuis longtemps, devant la stupidité de l'homme, devant sa passivité face à certaines choses et son agressivité face à d'autres."
Et puis, une autre histoire, plus précise, s'est greffée sur celle de la marée noire: en 1988, pendant des semaines, un cargo syrien - le Zanoobia - avait erré de port en port, cherchant à débarquer des déchets dont personne ne voulait. Des marins avaient été intoxiqués par la cargaison qui avait posé à toute l'Europe le problème aigu du stockage et de l'élimination des produits dangereux.
Bernard Clavel a repris cette idée et a imaginé, sur le Gabbiano, un équipage aux prises avec le même genre de problèmes: d'une part, une cargaison empoisonnée, d'autre part, le refoulement du cargo par toutes les autorités locales. C'est donc une longue odyssée que nous suivons, dans un huis clos fascinant. Le seul lieu de l'action est en effet ce bateau sur lequel des hommes se débattent avec des questions qui les dépassent, et avec des ennuis de santé de plus en plus aigus. "J'ai mis du temps à écrire ce livre", raconte Bernard Clavel. "Dans les premières versions, ce n'était pas un huis clos, tout ne se passait pas sur le bateau. Mais je me suis rendu compte que ça enlevait de la force au drame."
Tel qu'il est décrit ici, il est devenu une plongée vers l'horreur, et d'autant plus terrible qu'on ne voit jamais comment l'équipage pourra s'en sortir. Ce sont les propriétaires successifs du bâtiment qui se rejettent les responsabilités comme une patate chaude. Ce sont les ports qui refusent le déchargement. Ce sont les écologistes, même, qui veulent refouler le cargo.
Cargo pour l'enfer est, sans doute, un roman dont un des effets sera une prise de conscience des dangers qui menacent la mer et, plus généralement, tout notre environnement. Mais il est surtout un récit où l'homme occupe la place principale. Ces marins porteurs du poison sont en première ligne sur le front de la pollution, et ils seront donc touchés avant tout le monde...
"Ce qui m'intéressait le plus", dit d'ailleurs Bernard Clavel, "c'était le drame humain, le drame de ces types qui se savent menacés."
Pour écrire son livre, Bernard Clavel, romancier réaliste au meilleur sens du mot, s'est abondamment documenté: il a navigué lui-même sur un cargo, il a interrogé des marins, s'est fait relire par un dermatologue et un ophtalmologue, de peur de raconter des bêtises sur les effets des produits chimiques. Cargo pour l'enfer est donc, sur tous les tableaux, un roman solide. Comme, en outre, il est passionnant, le succès (mérité) devrait une fois de plus être au rendez-vous.

Prix Goncourt, deuxième sélection

Quatorze moins six égalent huit. C'est le nombre de titres qui sont encore sélectionnés pour le prix Goncourt.

Six, ce sont les absents, retenus dans la première sélection. Pas de chance, Vassilis Alexakis, avec qui je m'entretenais hier à propos de son livre Le premier mot, n'est plus dans la deuxième liste. Pas davantage que Vincent Borel, dont j'ai fini de lire hier soir l'excellent Antoine et Isabelle. Marc Dugain (L'insomnie des étoiles) a disparu aussi malgré le savoir-faire et l'intelligence de son roman. Je n'ai pas lu, en revanche, les ouvrages de deux autres auteurs écartés, Patrick Lapeyre (La vie est brève et le désir sans fin, dont il se dit beaucoup de bien et qui me paraît un candidat solide pour le prix Femina) et Fouad Laroui (une année chez les Français, dont il ne se dit pas grand-chose). En revanche, j'ai lu (et descendu) Une forme de vie, d'Amélie Nothomb. Elle ne devait pas se faire beaucoup d'illusions et probablement n'aura-t-elle jamais le Goncourt. C'est très bien ainsi, pour un tas de raisons.

Huit, ce sont donc ceux qui restent.
  • Olivier Adam. Le cœur régulier (L'Olivier)
  • Thierry Beinstingel. Retour aux mots sauvages (Fayard)
  • Virginie Despentes. Apocalypse bébé (Grasset)
  • Mathias Enard. Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (Actes Sud)
  • Michel Houellebecq. La carte et le territoire (Flammarion)
  • Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont (Verticales)
  • Chantal Thomas. Le testament d'Olympe (Seuil)
  • Karine Tuil. Six mois, six jours (Grasset)
Je n'ai pas lu encore Mathias Enard, Michel Houellebecq et Chantal Thomas. J'essaierai de le faire.
Parmi les romans que je connais, celui de Maylis de Kerangal me paraît le meilleur, et d'assez loin. S'il fallait établir un classement selon mes préférences, je placerais ensuite, dans l'ordre, ceux de Thierry Beinstingel, Olivier Adam, Karine Tuil et Virginie Despentes - qui n'est pas mal du tout, la sélection est donc plutôt bonne.
Mais je continue à croire que Michel Houellebecq sera récompensé cette année.

Pour suivre l'évolution de toutes les sélections des principaux prix littéraires 2010, voir cette page (on y trouve aussi les lauréats des prix déjà attribués).

lundi 4 octobre 2010

C'est dans la poche essaime sur la Toile

Merci à toutes celles et tous ceux qui semblent trouver leur bonheur en découvrant le premier numéro de C'est dans la poche.
Les réactions, ici même, vont toutes dans le même sens (et c'est bien agréable). Je lis: «Superbe travail», «Très belle initiative», «Beau travail», «Bravo», «Exactement ce que j'attendais». Ou, sur le site Ebooks libres & gratuits: «Ce document est très intéressant, je le lirai régulièrement.»
Je suis à un pas de la grosse tête...
Sur Facebook et sur Twitter, l'information circule (merci Laurence, Christiane, Nicolas et d'autres que je n'ai peut-être pas vus).
Des sites et des blogs en parlent, là aussi de manière plaisante.
Actualitté y consacre un article: «Voici un nouveau venu dans l'actualité des publications, et pourtant pas vraiment un petit jeune dans le monde d'internet. Pierre Maury officiant sur Le Journal d'un lecteur s'est décidé à monter son magazine, C'est dans la poche Avec des rappels via Twitter, Facebook ou Les Buzz...
Aldus aussi signale l'arrivée d'un mensuel du poche et lui souhaite longue vie, ainsi qu'une version ePub (je veux bien essayer, mais je dois apprendre).
In Cold Blog prévient: «Attention, tous les mois, cet homme vous fera les poches». Et suscite dix commentaires ainsi que des relais.
Enfin, Hors du temps me fait craquer définitivement en annonçant, pour présenter le magazine: «Alerte générale! Cessez toute activité!» Et de préciser: «Pierre Maury est donc mon nouvel amoureux, mon idole, mon maître, mon dieu.» Ma foi, pourquoi pas? Il reste à prouver que je resterai digne de ce statut, qui m'est en réalité attribué grâce à une coïncidence: parce que Kate Atkinson arrive en tête de liste sur la couverture du premier numéro - les auteurs sont classés dans l'ordre alphabétique...
Si vous n'avez pas encore été touché par ce bel élan, je suggère d'aller voir là où vous pourrez lire et/ou télécharger le premier numéro de C'est dans la poche. C'est-à-dire aux adresses suivantes:
Et n'hésitez pas à faire passer l'information si vous la trouvez pertinente...

dimanche 3 octobre 2010

Le Maigret du dimanche (6) : Les mémoires de Maigret

Le challenge Maigret se poursuit dans les rendez-vous du dimanche. La semaine prochaine (pour vous donner envie d'attendre jusque-là): Le revolver de Maigret.

Simenon vu par Maigret
Les mémoires de Maigret (1951)

En littérature, Georges Simenon ne fait pas figure de novateur. Si sa manière de creuser la psychologie lui est propre, il ne s'est pas aventuré à dynamiter le récit. Ses romans sont bien sages, et le lecteur y trouve d'emblée ses points de repère habituels. Les mémoires de Maigret, publié en 1951, constitue donc un exercice d'autant plus intéressant: Maigret en est le narrateur et Simenon, un personnage!
Si Maigret, qui se défend par ailleurs de rédiger ses mémoires - et fait relire chaque chapitre par Madame Maigret -, nous livre bien quelques éléments autobiographiques (ce qui est piquant pour un personnage de fiction), le plus excitant réside bien sûr dans ses rapports avec ce Simenon qui a rendu son nom célèbre.
Tout commence en 1927 ou 1928 - «Je n'ai pas la mémoire des dates et je ne suis pas de ceux qui gardent soigneusement des traces écrites de leurs faits et gestes», écrit Maigret. Maigret est convoqué pour la «corvée de visite»: un hôte de marque passe par le Quai des Orfèvres. Il est jeune, semble ne douter de rien, surtout pas de lui, et s'appelle Georges Sim. Il se dit écrivain, veut se documenter pour ses romans. Mais il connaît déjà presque tout et a une idée très précise du genre de criminels qui l'intéressent: «Ceux qui sont faits comme vous et moi et qui finissent, un beau jour, par tuer sans y être préparés.»
Pour tout dire, il ennuie Maigret qui, quand son visiteur prend congé avec l'espoir de le rencontrer à nouveau, se dit : «J'espère bien que non.»
Puis, Maigret devient le personnage de roman que l'on sait, dans le même temps que Sim devient Simenon. Mais le policier ne répond pas aux invitations du romancier, ni pour le baptême de son bateau, l'Ostrogoth, ni pour le fameux bal anthropométrique qui lance la série publiée chez Fayard.
Il mettra même du temps à lire les livres qui le mettent en scène, relevant les modifications par rapport à la réalité, la simplification opérée par la fiction et la mise en vedette d'un Maigret omniprésent dans ses enquêtes.
En fait, c'est Madame Maigret qui se prendra d'amitié pour Simenon, le défendant quand son mari est plus critique. Jusqu'à la dernière page, il relève les imprécisions, les erreurs...
Bien entendu, Simenon a trouvé ce moyen d'expliquer les procédés romanesques par lesquels il restitue une certaine authenticité, dont Maigret, parfait porte-parole, doit convenir: «La fameuse tirade sur les vérités fabriquées qui sont plus vraies que les vérités nues n'est pas seulement un paradoxe.»

samedi 2 octobre 2010

Blandine Le Callet : l'entretien

Blandine Le Callet fait paraître, dans cette rentrée, un roman très remarqué, La ballade de Lila K - son deuxième. Elle y retrace le parcours d'une petite fille, jusqu'à l'âge adulte. Sur ce livre, j'ai écrit un article dans Le Soir. Il se complète d'un entretien dont une partie a été publiée dans la version papier du quotidien. Rien que pour vous, en voici la version intégrale.

Après Une pièce montée, votre premier roman, La ballade de Lila K est un livre plutôt inattendu, tant il est différent…
Oui. En fait, j’avais plusieurs projets romanesques très différents les uns des autres, et je voulais me conserver la possibilité de les écrire. Je savais que si mon deuxième roman était une chronique bourgeoise contemporaine un peu dans la veine d’Une pièce montée, j’allais m’enfermer dans cette veine-là et qu’il serait très difficile d’en sortir ensuite. Donc c’est vraiment très délibérément que j’ai choisi un sujet radicalement différent. Mais, en réalité, Une pièce montée était un roman sans doute moins drôle que ce qu’on a pu en dire. En tout cas, il y avait une certaine noirceur, une certaine tristesse. Et il y a aussi une forme d’humour et de causticité dans La ballade de Lila K. Donc il y a quand même des fils ténus entre ces deux livres malgré leurs différences.
Plusieurs projets, disiez-vous, et vous avez choisi celui-là. Correspondait-il à votre état d’esprit?
A vrai dire, mon parcours a été un peu chaotique entre les deux livres. J’ai passé un an et demi sur un autre roman qui me tenait beaucoup à cœur, sur un sujet mythologique. Et il n’a pas du tout plu à mon éditeur Jean-Marc Roberts. Donc je suis partie sur autre chose et je voulais écrire un livre très bref, très coup de poing, sur le rapport entre une mère et sa fille. Très rapidement, ça a évolué vers un projet beaucoup plus ambitieux. Si vous voulez, La ballade de Lila K tel que vous pouvez le lire, ce n’est pas le livre que j’avais conçu à l’origine. J’ai été amenée dans cette aventure qui n’était pas tout à fait préméditée.
Le point de départ est donc le rapport entre une mère et sa fille? Ou plutôt une fille et sa mère?
Une histoire d’amour entre une fille et sa mère, à la fois très douloureuse et très intense. Est-ce que cela correspondait à mon état d’esprit? Je crois que j’ai une personnalité avec plusieurs facettes, une facette un peu noire, un peu triste, et une facette plus gaie, plus rayonnante. Mais, après tout, on est tous à peu près au même point. Donc, oui, ça correspondait certainement à un aspect de ma personnalité mais je ne me résume évidemment pas à ça.
Avez-vous su très vite que le roman allait se dérouler dans le futur?
Ce n’était pas initialement dans le projet mais, effectivement, très vite je me suis rendu compte que je risquais d’écrire une chronique contemporaine et je ne voulais pas que mon livre soit un fait divers ou une chronique sociologique. Donc la nécessité m’est apparue de déporter cela dans une autre époque, dans un temps légèrement futuriste. La nécessité de mise à distance, si vous voulez. Sur le projet initial, qui était de raconter ce rapport filial, cette histoire d’amour un peu fou entre une fille et sa mère, est venu se greffer un second projet qui serait de donner au roman une connotation un peu plus politique en réfléchissant aux tendances qui se dessinent dans la société contemporaine. En même temps, le roman est devenu plus ambitieux que ce qu’il était à l’origine.
Vous utilisez assez peu les décors habituels de la science-fiction. Le monde a changé, mais vous n’insistez pas trop…
En fait, j’avais à cœur de créer un effet de distance mais je ne voulais pas tomber dans le folklore de la science-fiction. Je suis restée attentive à ce que ce monde soit totalement crédible. Et pour être crédible, il fallait qu’il soit à peine décalé par rapport à la société actuelle. Le monde de Lila K est un dosage très réfléchi pour créer un effet de familiarité et en même temps la distance. Donc, effectivement, vous avez raison, ce n’est pas un monde de machines abracadabrantes. On n’est pas dans la science-fiction classique, on est en fait dans une société à peine anticipée. C’était voulu.
Vous parlez du rapport au livre, qui est bien sûr particulier pour un écrivain. Le rapport au livre a changé, dans la société dont vous parlez.
Oui, les livres sont devenus objets de suspicion. On est dans une société où le principe de précaution a triomphé. Je pars de l’hypothèse que les livres sont susceptibles de créer des allergies qui peuvent être très graves. Donc, dans l’univers, les livres sont à manier avec beaucoup de précautions, ils sont protégés par des enveloppes hermétiques, on les manipule avec des gants… J’ai voulu exploiter ce thème parce qu’il y a une réflexion sur la transmission et la censure. Dans le monde de Lila K, on censure l’écrit par voie numérique, avec beaucoup de discrétion. On efface sans que les gens puissent mesurer le degré de censure puisqu’ils n’ont plus la référence des livres papier. En fait, j’ai introduit cet élément par rapport au parcours du personnage principal. Lila est quelqu’un dont on va assister à l’éclosion, un peu maladroite et chaotique, de la conscience politique. Pendant une bonne partie du roman, elle participe à l’entreprise de censure en tant qu’employée chargée de la numérisation des documents. Et puis, peu à peu, elle va comprendre l’importance de l’enjeu, le danger, et tout le prix qu’il faut accorder au livre papier. Pour moi, c’était un postulat. Ça permettait à la fois une réflexion sur la censure, sur l’énorme travail de numérisation qui est en train de s’accomplir dans notre société contemporaine, et de rendre compte de l’éveil de la conscience politique du personnage principal.
Peut-on acheter La ballade de Lila K sous forme de livre électronique?
Oui, il est disponible en livre électronique. A priori, je n’ai vraiment rien contre le livre électronique. Je pense que c’est un rapport à l’écrit qui est différent du livre papier et qui ne s’y substituera jamais mais qui, en même temps, peut avoir des côtés pratiques et favoriser la circulation des idées. Donc, pourquoi pas? Simplement, ce que j’essaie de montrer dans La ballade de Lila K, c’est qu’on a mis en place des outils très pratiques mais qui, en même temps, peuvent devenir très dangereux si on évoluait vers un régime politique moins démocratique. Tout est en place, si on évoluait vers une dictature, pour que le contrôle des citoyens soit total. Et ça me paraît un danger dont on n’a pas forcément conscience.
Par certains aspects, ce livre a-t-il été angoissant à écrire?
Oui, mais pas à cause du sujet abordé. C’était surtout le fait d’écrire, non pas un deuxième, mais un troisième roman, puisque mon deuxième avait été refusé. C’était très angoissant pour moi. Tant qu’on n’a pas écrit un deuxième livre, on n’est peut-être que l’auteur d’un seul roman, qu’on a eu une fois de la chance et que ça ne se reproduira pas, l’espèce d’état de grâce dont on a pu bénéficier pour l’écriture du premier. C’est surtout ça qui m’a beaucoup angoissée. Jusqu’à la dernière ligne, j’ai douté d’arriver au bout de mon projet, puisque j’avais été happée par quelque chose de beaucoup plus ambitieux que ce que j’imaginais à l’origine. Et, quand j’ai mesuré l’ambition du projet, j’ai vraiment douté d’arriver au bout. Mais c’était trop tard, il fallait que j’essaie.
Dans votre esprit, y a-t-il une partie du livre plus importante, ou qui vous touche davantage? Les douze années de Lila dans le Centre, sa vie au dehors?
Quand j’ai écrit le livre, l’idée était que la colonne vertébrale, le cœur, c’était le cheminement de Lila, son parcours à elle. Tout l’univers dans lequel j’ai placé le roman est à mon avis important et vient enrichir la trajectoire du personnage, mais pour moi le livre vaut surtout par cette trajectoire et il n’y a aucune étape qui peut être négligée par rapport à l’autre. Je pense que le livre est composé de telle sorte qu’on ne comprend intégralement le propos que quand on l’a lu intégralement. Le tableau est complet quand on a lu l’ensemble et je ne vois pas quelle partie je pourrais privilégier par rapport à une autre. En écrivant, j’avais dans l’esprit la dynamique générale.

vendredi 1 octobre 2010

C'est dans la poche : de nouveaux liens

Le site Ebooks libres & gratuits, dont je vous parle parfois, accueille le premier numéro de C'est dans la poche (et avec enthousiasme, si j'en juge d'après le commentaire très agréable).
Voici le lien direct, mais je vous conseille vivement d'aller voir de temps en temps la page d'accueil: des nouveautés sont proposées régulièrement.
Par ailleurs, Pierre Assouline a créé un lien dans la page de son célèbre blog, La république des livres. Merci à lui.

mercredi 29 septembre 2010

Un mensuel électronique gratuit sur les nouveautés au format poche


Ah! les collections de poche! Je pourrais vous en parler pendant des jours. Comment j'ai découvert avec elles, grâce à leurs prix modérés, le bonheur de posséder des textes que j'aimais et qui ne m'étaient accessibles qu'en bibliothèque. Le plaisir que j'ai eu à travailler dans une librairie qui mettait son point d'honneur à proposer tous les ouvrages disponibles de toutes les collections de poche. La fierté d'appartenir, comme auteur et éditeur, à une maison spécialisée dans ce format. Pourquoi il me semblait essentiel, il y a plus de vingt ans, d'intégrer aux pages littéraires du Soir des articles sur les poches - la chronique a plusieurs fois changé de forme, mais elle y a toujours sa place aujourd'hui. Le passage au blog avec Les poches sous les yeux, pour Livres Hebdo, dont la matière a été depuis réintégrée ici...
Tout cela témoigne, me semble-t-il, de mon intérêt pour cette part de l'édition trop négligée par la presse - surtout au regard de ce qu'elle représente pour les lecteurs.
Aujourd'hui, j'ai décidé d'aller plus loin.
Je lance C'est dans la poche, un mensuel électronique gratuit consacré aux nouveautés parues en poche.
Le premier numéro est disponible. Après la couverture, que vous avez pu voir (et admirer, j'espère) ci-dessus, voici un aperçu réduit des 24 pages qui suivent.


Publiez sur Calaméo ou explorez la bibliothèque.

Pour charger et lire le magazine, deux adresses sont actives actuellement - il s'en ajoutera peut-être d'autres: chez Calaméo ou Scribd.
Bonne lecture. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez...

mardi 28 septembre 2010

J -1 : demain, c'est dans la poche !


Plus qu'une fois dormir, et vous pourrez découvrir ce... euh... cette... chose qui se cache encore derrière l'image.
Je peux déjà vous confier qu'il s'agira d'un premier rendez-vous, et que celui-ci sera mensuel.
A demain, donc.

lundi 27 septembre 2010

Une surprise à J -2


Je vous prépare quelque chose de totalement inédit. Avec l'espoir de vous faire plaisir et de vous fournir de la lecture en abondance.
Un peu plus de renseignements ici même demain - mais pas trop, sinon, ce ne sera plus une surprise!

dimanche 26 septembre 2010

Challenge Maigret (5) : Maigret et la vieille dame

Suite du challenge Maigret, le feuilleton dominical qui se prolongera encore pendant deux mois...

La colère du commissaire
Maigret et la vieille dame (1950)

Le commissaire Maigret n'aime pas qu'on se moque de lui. A la fin de Maigret et la vieille dame, le policier habituellement placide brise sur le sol une carafe de vieux calvados dont la principale protagoniste du roman se préparait à lui offrir un verre, comme cela avait déjà été le cas en d'autres occasions. Et réplique à Valentine - la vieille dame -, quand elle suggère qu'elle pourrait ne pas répondre aux questions: Cela ne changerait absolument rien, sauf que cela me déciderait peut-être à vous flanquer ma main sur la figure, comme j'en ai envie depuis un quart d'heure.
Pour en arriver là, il faut qu'il soit à bout de nerfs. Et dire que tout avait si bien commencé avec, vingt kilomètres avant Etretat, au moment de prendre le train qui y conduit, la vision d'une famille de Parisiens dont les enfants portaient des filets à crevettes! Car la mer, pour lui qui était né et avait passé son enfance loin dans les terres, c'était resté ça: des filets à crevettes, un train-jouet, des hommes en pantalon de flanelle, des parasols sur la plage, des marchands de coquillages et de souvenirs, des bistros où l'on boit du vin blanc en dégustant des huîtres et des pensions de famille qui ont toutes la même odeur, une odeur qu'on ne trouve nulle part ailleurs.
Le charme n'a pas opéré longtemps, et pour cause: Maigret n'est pas en vacances à Etretat, il vient enquêter sur un meurtre dont a été victime Rose, la bonne de Valentine. Un empoisonnement à l'arsenic par lequel la vieille dame croit avoir été visée, Rose étant morte par erreur. Valentine est venue elle-même à Paris pour rencontrer le commissaire, dans le même temps que son beau-fils, le député Charles Besson, s'adressait au ministre pour obtenir que Maigret se charge de l'affaire. Quand on est la vedette du Quai des Orfèvres, tout le monde croit que vous pouvez résoudre les affaires les plus troubles! D'ailleurs, Valentine collectionne les articles sur Maigret. C'est ce qu'elle dit, du moins, car elle ne remettra jamais la main sur l'album et personne ne l'a jamais vue lire un journal...
Bref, la présentation initiale de l'énigme était pour le moins simpliste. Et ses dessous révèlent des secrets de famille aussi peu ragoûtants que du linge sale. Qui, pour cette fois, se lavera en public - après la fin colérique du roman.

samedi 25 septembre 2010

Premiers romans, vastes questions

Je lis beaucoup de bêtises sur certains blogs (et, sur d'autres, beaucoup de choses intelligentes; par ailleurs je lis aussi des bêtises dans la presse - je suis bien mal placé pour m'en prendre aux blogs). Beaucoup d'entre elles sont provoquées par une totale méconnaissance du sujet abordé. Comme celui du premier roman, thème sur lequel se déversent des tombereaux de notes aigres, généralement écrites par celles et ceux qui tentent en vain, parfois depuis longtemps, de faire publier leur premier chef-d'œuvre (car il s'agit toujours d'un chef-d'œuvre, en tout cas ils le pensent, et aussi les amis qui l'ont lu, et la famille, et même d'autres blogueuses ou blogueurs, aigris eux aussi). Tout ça, c'est la faute aux copains et aux coquins qui règnent sur le milieu pourri de l'édition. Où, si vous n'avez pas de relations, ou si vous ne couchez pas, ou si vous n'habitez pas dans le 6ème arrondissement à Paris (mais qui habite encore là?), vous n'avez aucune chance de publier, donc de connaître le succès que mérite votre chef-d'œuvre, et de recevoir les prix littéraires qui vous reviennent, etc., etc.
(Note en passant: il s'agit parfois du quinzième chef-d'œuvre, les quatorze premiers ayant été refusés aussi.)
Un excellent article paru hier dans Le Soir (ce n'est pas moi qui l'ai écrit) me donne l'occasion d'une petite mise au point à propos de la difficulté qu'il y aurait à intégrer ce milieu à la réputation trouble.
Dans Comment on publie un premier roman, Lucie Cauwe s'entretient avec Martine Boutang, qui chez Grasset reçoit de dix à quinze manuscrits chaque jour. Ah! Et qu'en fait-elle, de ces manuscrits? Ben, elle les lit. Complètement? Non, bien sûr. Essayez, vous, de lire dix livres par jour. "Au moins cinq ou six pages de chacun", précise-t-elle.
J'entends d'ici le chœur des grincheux me dire, ou plutôt hurler: Vous voyez bien? Cinq ou six pages? C'est un scandâââle!
Non, ce n'est pas un scandale. Croyez-moi, j'en ai vu passer, des manuscrits, et il suffit souvent de deux paragraphes, voire moins, pour se rendre compte que la plupart d'entre eux n'ont aucun intérêt. (Sauf, bien entendu, pour leur auteur, sa famille, ses amis...)
Et alors? Les copains et les coquins? Je ne vais pas jouer au naïf et faire comme si ça n'existait pas, comme si tous les livres arrivés par relations dans une maison d'édition et qui y sont publiés auraient mérité de l'être. Mais on peut avoir un carnet d'adresses bien rempli et être aussi un excellent écrivain, pourquoi pas? Et, si on ne connaît personne, la filière classique - le fameux envoi par la poste - reste digne de confiance.
Bien sûr, je devine, dans le fond de la classe, les ronchons qui refuseront de croire ce que dit Martine Boutang: "Beaucoup de premiers romans sont arrivés par la poste. J'ai ainsi fait de belles trouvailles: Philippe Grimbert, Jeanne Labrune, Sorj Chalandon, Laurent Binet, Claudie Hunzinger, Elise Fontenaille… Je ne connaissais aucun de ces auteurs avant qu'ils envoient leur manuscrit. Les gens sont incrédules quand on leur dit que les manuscrits qui deviennent des livres arrivent souvent par la poste, mais ils ont tort. Ce sont les aigris non retenus qui parlent de magouilles. Je dirais même que je lis plus vite le roman d'un inconnu que celui qui m'est recommandé."
Pourtant, je suis certain qu'elle dit la vérité. Aucune maison d'édition, et surtout les grandes (contrairement à ce qu'on entend souvent), ne voudrait manquer l'occasion de découvrir un nouvel auteur de talent. Je suis certain aussi que c'est un crève-cœur pour elle quand le comité de lecture refuse un manuscrit qu'elle a aimé et soutenu, puis... qu'elle le voit paraître ailleurs.
La rentrée littéraire étant un moment particulier pour la sortie de premiers romans, on les compte. Il y en avait 85 cette année dans le domaine français. J'en ai lu une quinzaine. Aucun n'est médiocre, aucun n'a non plus provoqué de véritable choc (je suis peut-être mal tombé). Sauf un, Ego tango, de Caroline De Mulder.
Car que demande-t-on à un auteur jusqu'alors inconnu? Qu'il vous emporte, que sa voix tranche avec celle des dizaines d'autres publiés en même temps que lui, que son écriture retienne l'attention (au-delà de cinq ou six pages, cela va de soi). Il y a dans ce livre toutes les promesses fournies par ces caractéristiques finalement assez rares.
Il y est question, le titre ne ment pas, d'une vie tango, d'une véritable dépendance à l'atmosphère singulière générée par les lieux où se pratique le tango, à la fatigue des gestes répétés jusqu'au bout de la nuit, à la marginalisation qu'entraîne toute activité qui vous bouffe l'esprit et les tripes. Ce roman m'a entraîné par son mouvement.
Quant à savoir si Caroline De Mulder construira une œuvre après sa brillante entrée en matière, c'est une autre histoire. J'ai lu quelque part qu'elle avait elle-même été, au moins par rapport à la danse, dans la situation de son héroïne. Et qu'elle transcrit donc, en partie, des sensations vécues - mais avec un énorme travail qui transforme la réalité en littérature. Je me demande donc si le passage, souvent difficile, au deuxième roman, existera pour elle. On en reparlera (peut-être).

dimanche 19 septembre 2010

Challenge Maigret (4) : Mon ami Maigret

Je remonte le temps, le personnage de Maigret est à présent bien installé dans l'imaginaire de ses contemporains puisque nous sommes en 1949. Le challenge Maigret continue...

Les chaleurs pas désagréables de Porquerolles
Mon ami Maigret (1949)

Maigret est bien ennuyé: on lui a collé sur le dos un visiteur encombrant, l'inspecteur Pyke, venu de Scotland Yard étudier les méthodes de travail du célèbre commissaire français.
Pyke est extrêmement discret et ne dit pas grand-chose. Mais il observe, depuis trois jours déjà, et Maigret se sent épié, situation désagréable. A la limite de la mauvaise humeur, il accepte pourtant d'emmener Pyke à Porquerolles, où un certain Marcellin a été assassiné quelques heures après s'être vanté, plus qu'à moitié ivre, d'être l'ami de Maigret...
C'est l'un des meilleurs aspects de Mon ami Maigret: comment le commissaire, sous le regard de Pyke, se sent contraint d'agir à la manière qu'on attend de lui plutôt qu'à une autre, plus naturelle. Ainsi, à peine arrivé sur l'île, et alors qu'il n'a aucune envie de faire défiler les habitants pour des interrogatoires classiques, il les convoque malgré tout dans le bureau de la mairie où il a été installé. A contrecœur, et toujours à cause de Pyke, cet empêcheur de flâner en rond: Le prendrait-on au sérieux s'il se mettait à rôder dans l'île en homme qui n'a rien d'autre à faire? Pourtant, c'était l'île qui l'intéressait en ce moment, et non telle ou telle personne en particulier.
Le rôle de composition que se donne Maigret provoquera des moments cocasses, quand il se rendra compte, en interrogeant Pyke, que certains enquêteurs britanniques prennent aussi leur temps et n'ont pas plus de méthode que lui.
Une autre donnée forte de ce roman très réussi est l'espèce de moiteur sexuelle qui imprègne l'atmosphère. Il y a là des couples illégitimes qui parfois se baignent nus, une tenancière de maison close, un retraité du «milieu» qui fait venir sa poule pour le week-end...
Il y a surtout Jojo, la petite servante de l'Arche de Noé où loge Maigret. Celui-ci lui donne entre 16 et 20 ans (il apprendra qu'elle en a 19) et la détaille, au fil des jours, en homme empli d'un vague désir dont il sait qu'il ne mènera à rien. Elle a une odeur particulière: C'était à la fois sourd et épicé, pas désagréable. Elle a de petits seins pointus. Dans l'escalier, on apercevait la petite culotte rose qui enveloppait son petit derrière. Le matin, sa robe trop courte lui colle à la peau, et elle paraissait nue en dessous... C'en est presque obsessionnel.
Là-dessus se greffe une enquête que Maigret clôt avec hâte, pour échapper à la «porquerollite» que lui a promise un habitant d'une île où il fait bon (trop bon?) vivre et se laisser vivre.

samedi 18 septembre 2010

Le premier tour des prix littéraires

En principe, rien n'est joué, évidemment, et il manque encore les sélections de quelques prix littéraires importants, à venir dans les jours qui viennent (Académie française, Interallié, Décembre...). Mais l'essentiel est sur cette page, et il est possible de dégager quelques tendances, au moins du côté de la littérature française.
Je note d'abord que des éditeurs rarement à l'honneur dans ce genre de sport (si la course aux prix est un sport) ont, pour certains d'entre eux, droit à une (petite) place. Aden, par exemple, pour Moineau, d'El-Mahdi Acherchour (Femina). Ou, dans la même liste, le tout nouvel éditeur qui s'est baptisé L'Editeur, pour Le réprouvé, de Mikaël Hirsch. Le Passage s'en est ouvert un auprès du jury Médicis, grâce à Fabrice Humbert et La fortune de Sila. L'Escampette aussi, avec En remontant les ruisseaux: de l’Aubrac à la Margeride, de Jean Rodier. Le prix de Flore a retenu un titre chez JBZ & Cie: Extraball, de Vincent Bernière. Et Sabine Wespieser, la "petite" éditrice qui a tout d'une grande, peut se réjouir d'avoir un titre dans la première liste du Goncourt: Antoine et Isabelle, de Vincent Borel. Le prix Wepler-Fondation La Poste a, de son côté, trouvé Jacques Abeille chez Attila (Les jardins statuaires) et Christian Estèbe chez Finitude (Des nuits rêvées pour le train fantôme).
C'est rafraîchissant. Ce le serait encore bien plus, évidemment, si l'un ou l'autre de ces livres avait une véritable chance d'obtenir un grand prix littéraire. J'avoue avoir quelques difficultés à y croire.
En effet, les "poids lourds" sont là. A commencer par Michel Houellebecq, à qui tout le monde promet le Goncourt pour La carte et le territoire (Flammarion). Faut voir... Tahar Ben Jelloun a déjà écrit tout le mal qu'il pensait du roman, et un favori désigné très tôt est souvent grillé quand arrive le moment du vote final.
Patrick Lapeyre ferait un beau prix Femina (La vie est brève et le désir sans fin, POL), malgré la présence de Claude Arnaud (Qu'as-tu fait de tes frères?, Grasset) ou de Virginie Despentes (Apocalypse Bébé, Grasset).
Claude Arnaud est aussi présent au Médicis, en compagnie de Robert Bober (On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, POL) et de Bernard Quiriny (Les assoiffées, Seuil).
J'ai déjà dit un mot du Goncourt, attribué en même temps que le Renaudot. Michel Houellebecq n'échappera pas à celui-ci si celui-là lui échappe. Antoine Bello pourrait voir monter sa cote quand son roman sera paru (Enquête sur la disparition d'Emilie Brunet, Gallimard). Et Agnès Desarthe ne devrait pas laisser ses lecteurs indifférents (Dans la nuit brune, L’Olivier).
Il y a, bien entendu, tous les autres, du moins celles et ceux qui survivront à l'écrémage des deuxièmes sélections.
En tout cas, si on me demandait mon avis (ce qui ne sera pas le cas, je me demande pourquoi tous ces jurés se privent de mes lumières), et en me limitant aux ouvrages actuellement retenus, je donnerais le Goncourt à Maylis de Kerangal (Naissance d'un pont, Verticales), le Renaudot à Philippe Forest (Le siècle des nuages, Gallimard), le Femina, je ne sais pas, et le Médicis à Bernard Quiriny. Et, puisque Claro (CosmoZ, Actes Sud) n'a été remarqué que par les prix de Flore et Wepler-Fondation La Poste, je lui attribuerais les deux!

jeudi 16 septembre 2010

Une découverte de la rentrée : Victor Barrucand

D'accord, Victor Barrucand est mort en 1934 (il avait 70 ans) et son roman Avec le feu est paru en 1900. C'est donc d'une rentrée littéraire vieille de 110 ans que je vous parle, mais quand même d'un livre réédité aujourd'hui au format semi-poche, comme on disait quand je travaillais en librairie, dans un rayon poches, et qu'on ne savait pas très bien quoi faire de ces livres hybrides - et précieux dans bien des cas.
Victor Barrucand fut un homme étonnant. Il côtoyait, outre Mallarmé, l'écrivain Félix Fénéon, le peintre Paul Signac et le compositeur Ernest Chausson. Ces trois derniers se retrouvent dans son roman sous la forme de personnages fictifs. (Je ne l'ai pas découvert tout seul, je dois l'information à Eric Dussert dont l'érudite préface est bourrée d'informations.)
C'est aussi grâce à Eric Dussert que j'ai appris que Victor Barrucand a fréquenté les anarchistes dont il fait ici le portrait, tout en se tenant à distance. Il a bataillé contre l'antisémitisme, pour le pain gratuit, en faveur des Algériens colonisés, il a poussé Isabelle Eberhardt à écrire et a été son exécuteur testamentaire... Un personnage intéressant, décidément.
Et le roman? Il a vieilli, bien entendu. Mais il est en prise avec la réalité de son époque. Les descriptions sont vives, les conversations parfois un peu moins - il y entre des considérations morales et philosophiques qui les alourdissent. Le jeune Robert, prêt à s'enflammer, est en tout cas un héros qui marque les esprits. Puisque Laure refuse de l'épouser, il est prêt à se sacrifier. Sacrifice discret et inutile dont la seule grandeur est d'accepter le destin qui lui est, croit-il, promis.
Avec le feu est un livre qui méritait bien d'être exhumé. Et peut-être les autres ouvrages de Victor Barrucand vaudraient-ils aussi la peine d'être examinés de près. Plusieurs d'entre eux, cela tombe bien pour les curieux, sont disponibles sur Internet, l'un sur le site Ebooks libres & gratuits, les autres chez Gallica. Les voici, dans l'ordre chronologique de leur édition originale:

dimanche 12 septembre 2010

Challenge Maigret : L'écluse n° 1

Troisième épisode de ma participation au challenge Maigret. Et c'est à suivre, pendant quelque temps encore.

Trop riche pour être honnête
L'écluse n° 1 (1933)

Une gaieté presque déplacée habite le début de L'écluse n°1. Il n'y a pourtant pas de raisons de s'amuser: Émile Ducrau, le propriétaire d'une entreprise qui possède de nombreuses péniches, a reçu un coup de couteau, avant d'être jeté à l'eau.
Pourtant, quand Maigret arrive le lendemain à Charenton, sur le canal de la Marne, par le tramway 13, tout semble le faire sourire: la servante de Ducrau qui se rajuste, le commissaire devine pourquoi; les rodomontades de Ducrau, complètement rétabli, tout empli de sa fortune et de ses bonnes fortunes auprès des femmes qui cependant lui coûtent cher, avec lequel Maigret éprouve une surprenante complicité.
Le paysage. Une jeune fille entrevue par la fenêtre. Tout est bonheur au policier. Peut-être en raison de la douceur due aux premiers soleils d'avril. Peut-être aussi parce qu'il est à la retraite dans une semaine... Madame Maigret s'inquiète du déménagement, les meubles partent à la campagne. Cette circonstance pousse d'ailleurs Ducrau à lui demander de mettre rapidement un nom sur le mystérieux agresseur, d'autant plus qu'il ajoute personnellement une récompense de 20.000 francs... comme si Maigret était un détective privé! Mais l'entrepreneur a coutume d'agir à sa guise avec tout le monde, il est le tyran de ceux qui l'entourent. Il dit même: «Tous ces gens-là, qui m'appartiennent...»
Il faut vraiment que Maigret soit de bonne humeur! Il faut aussi qu'il y ait autre chose, que Maigret a pressenti et qui, un peu plus tard, deviendra clair dans son esprit: «Il y avait bien deux Ducrau: celui qui paradait, même vis-à-vis de lui-même, parlait fort, se gonflait en une interminable partie théâtrale, et l'autre, qui oubliait soudain de se regarder vivre et qui n'était qu'un homme assez timide et maladroit.»
Ensuite, les choses se gâtent avec deux morts, le fils de Ducrau et l'éclusier. Ainsi qu'avec les secrets qui séparent les hommes en attisant les rancœurs, et sur lesquels Maigret lève lentement le voile, comme s'il avait un peu peur de ce qu'il va découvrir - de quoi effacer le sourire, remplacé par un désagréable vertige. L'humeur de Maigret - comme souvent mais avec davantage de présence que de coutume - fixe l'allure du roman: presque contemplatif au début, puis plus rapide, car il faut bien en finir, cela n'a plus rien de drôle!

vendredi 10 septembre 2010

Les auteurs de la rentrée : James Scudamore

C'est vrai, j'avais édicté mes règles, et j'ai quelques difficultés à m'y tenir. Le temps qui manque, toujours... Mais on peut être infidèle à la ligne qu'on s'est fixée tout en gardant une certaine continuité. Voici donc la conversation téléphonique que j'ai eue il y a quelques jours avec l'écrivain britannique James Scudamore, prolongée au-delà des quatre questions qui avaient été, jusqu'ici, ma limite.

Vous publiez, dans cette rentrée littéraire, Fils d’Heliopólis. En même temps que 700 autres romans. Cette abondance ne vous effraie-t-elle pas?

Un peu. D’autant que je ne connaissais pas ce phénomène. Tant de romans en quelques semaines… Mais j’ai eu du succès en Grande-Bretagne, et j’ai confiance. De toute manière, je suis content d’être à Paris. J’ai fait mes études en français et en espagnol, j’aime beaucoup la littérature française et francophone.

Quel a été le point de départ de votre roman? Une idée, une phrase, une image, que sais-je...?

Cela a été le personnage de Ludo, un jeune homme en colère, écartelé entre deux mondes très différents. Au point de départ, je n’avais pas l’intention de situer le roman au Brésil. Mon premier roman se passe en Equateur, et je ne voulais pas retrouver l’Amérique du Sud avec le deuxième. Mais j’ai vécu quatre années au Brésil, de huit à douze ans, et mon imagination était meublée par toutes ces images. Ce Ludo, donc, qui n’aimait pas son travail, a trouvé sa place au Brésil. J’avais lu un article, dans le Washington Post, où l’on disait que São Paulo était la ville où il y avait la plus grande concentration d’hélicoptères privés au monde…

On a parfois l’impression que votre roman décrit la ville telle qu’elle pourrait être dans quelques années, plutôt que le présent. Qu’en est-il?

Quand je l’écrivais, j’avais dans la tête un monde à la Ballard. Cela correspondait bien à mon imagination. Après la première version, je suis retournée à São Paulo pour vérifier, et j’ai vu qu’il y avait des hélicoptères partout. Maintenant que le roman est paru au Brésil, les journalistes m’ont dit que j’aurais pu aller encore plus loin. Les commodités privées sont bien plus énormes que ce que j’avais imaginé.

Avez-vous été, dans votre travail, influencé par d'autres écrivains? Ou par d'autres artistes?

Mon premier roman a été très influencé par Le Grand Meaulnes, mais je ne m’en suis rendu compte qu’après. Pour celui-ci, il y a Ballard, dont j’ai déjà parlé, mais aussi Nabokov, toujours présent quand un personnage raconte l’histoire, et Don DeLillo, pour sa perception de la cité.

Votre biographie est très nomade: le Brésil, le Japon, l’Angleterre…

Mon père voyageait beaucoup pour son travail dans l’industrie chimique. Je suis né en Angleterre mais, ensuite, nous avons beaucoup bougé, en effet.

Est-ce à dire que vos livres vont nous entraîner encore ailleurs?

Je ne sais pas. Actuellement, j’écris quelque chose qui est très lié à l’Angleterre, qui se passe entre Londres et la campagne. Je m’intéresse aux histoires de fantômes, non pour en raconter, mais pour utiliser les conventions littéraires de cette tradition.

Tous les titres des chapitres sont un élément de nourriture. Est-ce pour marquer le lien entre Ludo et sa mère, qui passe notamment par la cuisine, ou aussi pour une autre raison?

Il y a ce lien, bien sûr. Mais il y a aussi un rapport entre la nourriture et les privilèges, entre la nourriture et l’amour. Quand on n’a pas beaucoup d’argent, on a toujours faim et on pense sans cesse au prochain repas. Pour Ludo, la nourriture de sa mère, qui sort de sa condition grâce à ses qualités de cuisinière, est aussi une façon d’échapper à la favela. Et puis, il y aussi des rapports entre la nourriture et les souvenirs. Beaucoup de ceux-ci, en particulier pour moi qui ai vécu dans des pays différents, sont liés à ce que je mangeais. A ce titre, la cuisine est une table des matières de la mémoire.

Dans un pays où l’écart entre les riches et les pauvres est considérable, la charité est-elle forcément une industrie? Et une industrie rentable?

Il y a cette suspicion dans le roman: la générosité est une utilisée comme un moyen de prendre le pouvoir, de contrôler les autres. C’est cela que je voulais explorer.

Difficile de situer un roman au Brésil sans parler de telenovela. Y avez-vous pensé?

Oui, parce qu’il y a de grands revers de fortune, comme dans une telenovela. Je ne voulais bien entendu pas écrire une telenovela mais la manière de raconter une histoire en Amérique du Sud est liée à ce phénomène, et il a naturellement sa place ici.

jeudi 9 septembre 2010

"Les éclaireurs", d'Antoine Bello, en poche

Antoine Bello avait frappé fort dans Les falsificateurs. Le jeune Sliv, islandais, y était engagé dans une organisation secrète, le Consortium de Falsification du Réel (CFR). Mission: remodeler un certain nombre de faits, accréditer des thèses sans fondement. Raconter des histoires et y faire croire en accumulant les preuves inventées de toutes pièces. La célèbre chienne Laïka, premier être vivant à avoir été envoyé autour de la Terre, aurait ainsi été inventée par un scénariste du CFR afin de provoquer les Américains et d’accélérer leur entrée dans la course à l’espace.
Les débuts de Sliv dans la falsification du réel ont été encourageants: son premier scénario frôlait la perfection en imaginant un peuple bochiman menacé par une multinationale décidée à l’exproprier de ses terres. Le deuxième, en revanche, avait été construit d’une manière plus désinvolte et il avait fallu le talent de Lena, une collègue ambitieuse, pour empêcher une catastrophe. La légèreté de Sliv avait entraîné l’assassinat d’un fonctionnaire néo-zélandais – du moins le lui a-t-on laissé croire jusqu’au moment où il a appris que tout cela était un autre montage destiné à lui faire comprendre les risques engendrés par les défauts d’un scénario.
Quand commence Les éclaireurs, suite annoncée à la fin des Falsificateurs, Sliv est agent des Opérations spéciales. Il retrouve Gunnar, qui l’avait engagé, et Nina, qu’il a connue à l’université toujours prête à militer pour les bonnes causes – elle n’a pas changé.
Surtout, il part au Soudan pour assister au mariage de ses amis et collègues, Magawati et Youssef. Il y découvre la montée d’un islam radical et assiste presque en direct, sur Al-Jazira, aux attentats du 11 septembre. Ils sont accueillis autour de lui avec enthousiasme. Quant à Sliv, il est dès ce moment taraudé par une question qui sera au centre de ce deuxième volume: «le CFR portait-il une part de responsabilité dans les attaques qui avaient ensanglanté l’Amérique?»
Œuvrant, semble-t-il, en faveur d’un monde meilleur, le CFR utilise parfois des moyens détournés et dangereux pour favoriser une prise de conscience qui aide à la reconstruction. Ce fut le cas (selon le roman, bien sûr), dans l’Allemagne des années soixante: Andreas Baader a été désigné comme le leader de la Fraction Armée Rouge alors qu’il était «en fait le leader d’un des groupuscules les moins structurés». L’adversaire connu, il ne restait qu’à l’éradiquer.
Selon la même méthode, le Consortium a ensuite monté en épingle le personnage d’Oussama Ben Laden, faisant de lui le dirigeant d’Al-Qaida – nom inventé par le CFR et adopté par Ben Laden. Puis la création a dépassé ses créateurs, aboutissant au 11 septembre et à l’inquiétude morale de Sliv.
Après une parenthèse au cours de laquelle les talents du héros font merveille pour l’entrée du Timor-Oriental au sein de l’ONU – il y a quelques scènes d’anthologie dans cette semaine d’improvisations mensongères –, Sliv revient à sa préoccupation principale et tente de comprendre où les choses ont dérapé. Comme il le disait un jour à Youssef, leur travail est un jeu. Et ce n’est pas un jeu…
Du 11 septembre 2001 à la veille de l’entrée en guerre des Etats-Unis et de leurs alliés sur le territoire irakien, Antoine Bello démonte, par le truchement de Sliv, la manière dont les Américains imposent l’idée de la présence d’armes massives. Ainsi que les implications du CFR dans l’évolution de la tension internationale: si son Comité exécutif reconnaît le rôle qu’il a joué en se sabordant, pourra-t-il désamorcer la crise et éviter la guerre?
De plus en plus proche des têtes pensantes de l’organisation, Sliv réussit à percer le secret de sa création, deux cents ans plus tôt, ainsi que celui du but poursuivi. Une surprise de grande dimension, une déception. Et l’occasion d’inverser quelques propositions: «la vérité n’est qu’un scénario parmi d’autres», qui mérite d’être aussi pris en considération.
Le montage époustouflant d’Antoine Bello ressemble à un thriller qui nous donnerait les clés du monde. Et une raison d’y vivre, d’y agir.

mercredi 8 septembre 2010

Les jurés du prix Wepler ont lu Claro

Bon, je ne vais pas faire le malin et prétendre avoir lu tous les romans de la rentrée. Celui de Claro, CosmoZ, me semble quand même très au-dessus de la mêlée - si mêlée il y a. Je vous en ai parlé. (Ou plutôt, il a répondu à mes questions.) En fait, j'en ai surtout parlé aux lecteurs du Soir, vous pouvez lire l'article sur le site. Et j'avais un peu râlé de ne pas le trouver dans les premières sélections des prix Goncourt et Renaudot. Le prix Wepler - Fondation La Poste a sorti une liste qui me met de meilleure humeur.

Jacques Abeille. Les jardins statuaires (Attila)
Pierre Alferi. Après vous (P.O.L)
Lutz Bassmann. Les aigles puent (Verdier)
Thierry Beinstingel. Retour aux mots sauvages (Fayard)
Claro. CosmoZ (Actes Sud)
Christian Estèbe. Des nuits rêvées pour le train fantôme (Finitude)
Eric Faye. Nagasaki (Stock)
Jérôme Ferrari. Où j'ai laissé mon âme (Actes Sud)
Alain Fleischer. Imitation (Actes Sud)
Thomas Heams-Ogus. Cent seize Chinois et quelques (Seuil)
Linda Lê. Cronos (Christian Bourgois)
Yves Ravey. Enlèvement avec rançon (Minuit)

Je ferai un petit point sur ces sélections quand les autres jurys se seront manifestés, en particulier ceux du Médicis et du Femina qui ont prévu de le faire la semaine prochaine, le jeudi 16 pour être précis.
Et, comme l'an dernier, je mets à jour une page spéciale dédiée aux sélections des prix littéraires 2010. Vous y trouvez quelques bonus, comme on dit - un rappel des prix déjà attribués, par exemple, ou la sélection pour le Man Booker Prize, pour ceux qui lisent l'anglais en V.O.

lundi 6 septembre 2010

Première sélection du Renaudot, un peu plus originale

C'était le même jour, le jury Renaudot sort aussi sa liste. On en retrouve beaucoup du Goncourt, il y en a d'autres aussi, et tout cela promet d'être intéressant. On en reparle, promis.

Quinze romans:
Vassilis Alexakis. Le premier mot (Stock)
Claude Arnaud. Qu’as-tu fait de tes frères? (Grasset)
Salim Bachi. Amours et aventures de Sindbad le marin (Gallimard)
Antoine Bello. Enquête sur la disparition d'Emilie Brunet (Gallimard)
Jean-Claude Bologne. L'ange des larmes (Calmann-Lévy)
Agnès Desarthe. Dans la nuit brune (L’Olivier)
Virginie Despentes. Apocalypse bébé (Grasset)
Jean-Philippe Domecq. Le jour où le ciel s'en va (Fayard)
Philippe Forest. Le siècle des nuages (Gallimard)
Michel Houellebecq. La carte et le territoire (Flammarion)
Patrick Lapeyre. La vie est brève et le désir sans fin (P.O.L)
Anthony Palou. Fruits et légumes (Albin Michel)
Bernard Quiriny. Les assoiffées (Seuil)
Robert Solé. Une soirée au Caire (Seuil)
Abdellah Taïa. Le jour du roi (Seuil)

Sept essais:
Mohammed Aïssaoui. L'affaire de l'esclave Furcy (Gallimard)
Charles Dantzig. Pourquoi lire? (Grasset)
Patrice Delbourg. L’odyssée Cendrars (Ecriture)
Gabriel Matzneff. Les Emiles de Gab la Rafale: roman électronique (Léo Scheer)
Michel Onfray. Le crépuscule d'une idole: l'affabulation freudienne (Grasset)
Gilles Sebhan. Tony Duvert: l'enfant silencieux (Denoël)
Annette Wieviorka. Maurice et Jeannette: biographie du couple Thorez (Fayard)

L'académie Goncourt, chambre d'enregistrement du succès

On compte toujours un peu sur les grands lecteurs pour nous faire découvrir, quelque part dans les coins obscurs de la rentrée littéraire, deux ou trois auteurs qui n'auraient pas encore eu les honneurs de la presse et dont les romans ne se présentent pas nécessairement en piles dans les librairies. Mais les académiciens Goncourt sont-ils de grands lecteurs? Il est permis de s'interroger. Leur première sélection, annoncée aujourd'hui, a tout d'une chambre d'enregistrement pour écrivains déjà placés dans la lumière.
Je vous laisse juges:

Olivier Adam. Le coeur régulier (L'Olivier)
Vassilis Alexakis. Le premier mot (Stock)
Thierry Beinstingel. Retour aux mots sauvages (Fayard)
Vincent Borel. Antoine et Isabelle (Sabine Wespieser)
Virginie Despentes. Apocalypse bébé (Grasset)
Marc Dugain. L'insomnie des étoiles (Gallimard)
Mathias Enard. Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (Actes Sud)
Michel Houellebecq. La carte et le territoire (Flammarion)
Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont (Verticales)
Patrick Lapeyre. La vie est brève et le désir sans fin (P.O.L)
Fouad Laroui. Une année chez les Français (Julliard)
Amélie Nothomb. Une forme de vie (Albin Michel)
Chantal Thomas. Le testament d'Olympe (Seuil)
Karine Tuil. Six mois, six jours (Grasset)

Seule exception, peut-être: Fouad Laroui, dont on n'a pas encore beaucoup entendu parler depuis le début de la rentrée.
Attendons la suite et les autres prix qui se précipiteront peut-être moins et dont les jurés liront peut-être davantage.

dimanche 5 septembre 2010

Challenge Maigret : Le port des brumes

Comme promis, je poursuis la publication de notes sur une série de romans mettant le commissaire Maigret en scène, dans le cadre du "challenge Maigret". Deuxième épisode...

Un terrien chez les marins
Le port des brumes (1932)

Le capitaine Joris n'a plus toute sa tête quand Maigret le ramène à Ouistreham, où il était chef du port avant de disparaître dans la brume le soir du 16 septembre. Six semaines plus tard, quand on l'a retrouvé à Paris, il portait sur le crâne la cicatrice d'une blessure par balle et son compte en banque avait été crédité de trois cent mille francs.
L'énigme finit de se mettre en place quand Joris, à peine rentré chez lui avec Julie, sa gouvernante, meurt empoisonné à la strychnine. Elle est aussi épaisse que le brouillard dans lequel Maigret se cherche des points de repère: "En somme, l'univers se réduit à quelques mètres carrés de clarté relative et à un grand trou noir où l'on devine de la terre ferme et de l'eau. La mer est là-bas, à gauche, à peine bruissante."
Dans cette enquête, Maigret connaît un problème singulier: il est un terrien face à des marins qui ne lui parlent guère. Entre eux, ils se jaugent d'un regard, qu'expliqueraient-ils à quelqu'un qui ne peut les comprendre? Il y a donc des silences très lourds dans un roman où Simenon a dû s'amuser, on l'imagine, à utiliser sa propre connaissance des bateaux sans la transmettre à son commissaire.
Ce n'est pas son seul problème: fidèle à lui-même, il s'est mis, aussitôt arrivé, à côtoyer la petite société de la Buvette de la Marine. Le maire n'est pas du même monde et ne voit pas d'un bon œil les fréquentations de Maigret. Autant dire que la plupart des portes lui sont fermées et qu'il doit faire seul son chemin parmi une population qui ne l'accepte pas.
Une nuit, alors qu'il veut empêcher le départ d'un bateau dont l'équipage lui semble suspect, il est maîtrisé, ficelé et jeté sans ménagement sur le quai où il passe la nuit, sous la pluie, avant d'être libéré par un pêcheur. Il ne tiendra pas vraiment rigueur de cette mésaventure à ceux qui la lui ont fait subir. Et ira même jusqu'à modifier les résultats de ses investigations afin de satisfaire tout le monde. L'obsession de la vérité est moins grande chez lui que le souci de la paix sociale.
Quand tout est terminé, Maigret ne se décide pas à partir: il a trouvé, à la Buvette de la Marine, la chaleur humaine qui lui convient, la pipe aux dents, un verre de bière à portée de la main, écoutant les histoires que racontaient autour de lui des hommes en bottes de caoutchouc et en casquette de marin.

jeudi 2 septembre 2010

"Millénium 1", de Stieg Larsson, en poche

Quelque chose de prévu, ce week-end? Annulez! Le premier tome de Millénium est paru hier au format de poche, et vous n'aurez pas trop de deux jours pour le lire. Comment? Vous l'avez déjà lu? Bon, faites ce que vous voulez, alors. Mais, si ce n'est pas le cas, n'attendez plus. Il n'y a pas trop de belles expériences de lecture à faire pour manquer celle-ci. (Ce n'est pas vrai, il y en a des tas, des expériences de belles lectures. Mais je vous parle d'actualité: un roman tout frais sorti de presse.)
C'est le best-seller absolu: trois ans dans les meilleures ventes de romans en France pour les trois volumes. Aux États-Unis, les deux premiers tomes de la trilogie sont en tête des ventes des poches et le dernier tome, deuxième des romans "hardcover". Un phénomène. Les hommes qui n'aimaient pas les femmes a été imprimé à 300.000 exemplaires. Même moi, qui ai pour habitude de ne tenir aucun compte des chiffres du marché du livre, je suis soufflé.
Cela suscite au moins la curiosité.
J'y suis donc allé voir de près, c'est-à-dire que j'ai lu ce premier tome. Je suis encore plus soufflé par le texte que par les chiffres. Impossible de décrocher dès les premières pages, et c'est un souffle puissant qui m'a porté jusqu'aux dernières, avec le regret d'en avoir déjà (?) fini. Franchement, si je n'avais eu que cela à faire (mais c'est la rentrée, comme vous savez), je me serais précipité sur le deuxième tome, et probablement ensuite sur le dernier.
Comment dire? J'ai été tout de suite intrigué par un mystère qui semble pourtant, dans le prologue, sans grande importance. Puis par Mikael Blomkvist, journaliste condamné pour un article. Puis par Lisbeth Salander, détective d'un genre particulier. Et par tous les autres autour d'eux. Et par la manière dont Stieg Larsson a articulé l'ensemble.
J'ai l'impression de ne pas m'en être remis. Je vous souhaite le même choc.
Une chose encore: peut-être avez-vous vu le film et préférez-vous vous en contenter. Je n'ai pas vu le film mais vous avez certainement tort. Il est impossible de rendre à l'écran la densité de ce roman.

mercredi 1 septembre 2010

"Sur le sable", de Michèle Lesbre, en poche

Plonger dans l’œuvre d’un écrivain conduit-il à envisager le monde à sa manière? Ou existe-t-il des points de vue littéraires qui correspondent aux nôtres? La narratrice de Sur le sable relit tous les livres de Patrick Modiano. Du coup, sa vie lui semble faite de coïncidences ténues qui en évoquent d’autres, de photos à l’origine imprécise, de lieux sans cesse revisités, de rêves fragmentaires. Comme dans les romans, les personnages qu’elle rencontre ont une identité floue et n’expriment jamais qu’une part d’eux-mêmes, le reste étant noyé dans un épais brouillard.
Michèle Lesbre est au bord du pastiche. Certaines pages pourraient presque avoir été écrites par Modiano. Ce paragraphe, parmi de nombreuses autres possibilités: «Très vite prise dans les digressions de ce petit monde interlope et volatile, celui de l’hôtel et celui des romans qui accompagnaient mes veilles derrière le bureau de l’accueil, je mélangeais tout, le monde devenait flou et de ce fait beaucoup plus fréquentable.»
Mais l’écrivaine est plutôt dans l’exercice d’admiration. Elle a imaginé une femme qui se coule parfaitement dans le moule et traverse quelques journées dans une sorte de torpeur où ses fantômes en croisent d’autres, sous une lumière révélatrice de détails oubliés – et pourtant si présents encore qu’ils remontent des profondeurs de la mémoire comme les vestiges d’un naufrage ancien.
Au bord de la mer, elle a vu une maison brûler dans les dunes. Elle semblera, le lendemain, être la seule personne dans le village à avoir assisté à un incendie qui n’aura existé que pour elle. Pour elle et pour un homme, celui qui a mis le feu à un lieu trop imprégné de souvenirs douloureux. Les traces qu’elle s’efforcera de suivre pour retrouver cet homme ont été inscrites sur le sable, la mer et le temps les effaceront, comme bien d’autres signes. Après l’attente, il ne restera qu’à prendre cet homme pour un autre personnage de fiction, et lui donner un nom trouvé dans un livre de Patrick Modiano.