Ce n’est pas tout à fait un résumé, bien qu’il soit présenté comme tel, mais on pourrait utiliser un passage de D’autres vies que la mienne pour tracer les grandes lignes d’un ouvrage qui n’est pas non plus un roman – «Tout y est vrai», écrit d’ailleurs l’auteur. Celui-ci, dans ce presque résumé, fait rire Hélène, sa compagne. Elle lui dit: «Tu es le seul type que je connaisse capable de penser que l’amitié de deux juges boiteux et cancéreux qui épluchent des dossiers de surendettement au tribunal d’instance de Vienne, c’est un sujet en or. En plus, ils ne couchent pas ensemble et, à la fin, elle meurt. J’ai bien résumé? C’est ça, l’histoire?»
C’est ça, répond-il.
Avant d’en arriver là, il y a eu l’épisode de la vague. C’est ainsi qu’est appelé, dans le livre, le phénomène naturel qui a provoqué une catastrophe majeure fin 2004, balayant Sumatra, la Thaïlande, les Maldives, bref, une bonne partie de l’Asie du Sud-Est et de l’océan Indien. Une seule fois, le mot «tsunami», dont nous nous souvenons, est utilisé. Pour dire: «On parle désormais de tsunami comme si on connaissait ce mot depuis toujours.» En effet, qui le connaissait auparavant? Un petit nombre de personnes, certes. Beaucoup moins qu’à présent. D’ailleurs, immédiatement après le passage de la fureur marine, quand il faut nommer ce qui vient d’arriver dans ce village côtier du Sri Lanka où Emmanuel Carrère était en vacances, personne ne parle de tsunami: «Les zombies qui, comme Philippe, reprenaient pied sur la terre des vivants ne pouvaient que balbutier le mot «vague», et ce mot se propageait dans le village comme a dû se propager le mot «avion» le 11 septembre 2001 à Manhattan.»
L’ouverture est dramatique: la soudaineté de l’événement, l’affolement qui le suit, la recherche des vivants…
Au retour en France, tout pourrait se calmer. D’autant que la tension a ressoudé un couple dont on ne donnait pas cher de l’avenir (pas davantage le lecteur que l’auteur). Mais, comme si une catastrophe en appelait une autre, Juliette, la sœur d’Hélène, qui avait déjà été soignée pour un cancer quand elle était jeune, est atteinte du même mal, cette fois sans espoir de rémission.
Après sa mort, le narrateur rencontre Étienne, collègue de Juliette, juge comme elle – et boiteux comme elle, et portant lui aussi les séquelles d’un cancer, comme le «résumé» nous l’a dit. Il a convoqué chez lui la famille de Juliette, afin de leur proposer son portrait de la disparue. Il a insisté sur l’importance de la première nuit passée à l’hôpital. Et, au moment où tout le monde partait, il a soufflé à Emanuel Carrère: «vous devriez y penser, à cette histoire de la première nuit. C’est peut-être pour vous.»
Pour vous, et pour en faire un livre, donc, qui rendrait compte de la souffrance et de la vie. Surtout de la vie, d’ailleurs, puisque le tribunal va occuper une place croissante dans le livre. Les combats menés par Juliette et Étienne sont de formidables tranches de vie, bourrées d’humanité, où l’impuissance face au désastre vécu par des prévenus surendettés s’efface derrière la volonté de remettre un peu de justice dans la logique froide et cynique de l’économie. Il y a là des pages magnifiques, où deux petits juges luttent, avec les armes que leur fournit la loi, contre la mauvaise foi des puissants. Les clauses en petits caractères dans les contrats, leur reconduction tacite, etc. C’est beau comme un combat que presque tout le monde croyait perdu d’avance et auquel les deux juges continuent de croire. Avec raison, puisqu’ils le gagnent parfois.
Revenant, à la fin de son livre, sur ce qui en a été à l’origine, la vague et la mort de Juliette, Emmanuel Carrère écrit ceci: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce me qui fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari. La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» Comme une «mission» (les guillemets parce que le mot est trop fortement connoté, bien qu’il soit proche de ce qu’on ressent en lisant), menée à bien avec talent.
C’est ça, répond-il.
Avant d’en arriver là, il y a eu l’épisode de la vague. C’est ainsi qu’est appelé, dans le livre, le phénomène naturel qui a provoqué une catastrophe majeure fin 2004, balayant Sumatra, la Thaïlande, les Maldives, bref, une bonne partie de l’Asie du Sud-Est et de l’océan Indien. Une seule fois, le mot «tsunami», dont nous nous souvenons, est utilisé. Pour dire: «On parle désormais de tsunami comme si on connaissait ce mot depuis toujours.» En effet, qui le connaissait auparavant? Un petit nombre de personnes, certes. Beaucoup moins qu’à présent. D’ailleurs, immédiatement après le passage de la fureur marine, quand il faut nommer ce qui vient d’arriver dans ce village côtier du Sri Lanka où Emmanuel Carrère était en vacances, personne ne parle de tsunami: «Les zombies qui, comme Philippe, reprenaient pied sur la terre des vivants ne pouvaient que balbutier le mot «vague», et ce mot se propageait dans le village comme a dû se propager le mot «avion» le 11 septembre 2001 à Manhattan.»
L’ouverture est dramatique: la soudaineté de l’événement, l’affolement qui le suit, la recherche des vivants…
Au retour en France, tout pourrait se calmer. D’autant que la tension a ressoudé un couple dont on ne donnait pas cher de l’avenir (pas davantage le lecteur que l’auteur). Mais, comme si une catastrophe en appelait une autre, Juliette, la sœur d’Hélène, qui avait déjà été soignée pour un cancer quand elle était jeune, est atteinte du même mal, cette fois sans espoir de rémission.
Après sa mort, le narrateur rencontre Étienne, collègue de Juliette, juge comme elle – et boiteux comme elle, et portant lui aussi les séquelles d’un cancer, comme le «résumé» nous l’a dit. Il a convoqué chez lui la famille de Juliette, afin de leur proposer son portrait de la disparue. Il a insisté sur l’importance de la première nuit passée à l’hôpital. Et, au moment où tout le monde partait, il a soufflé à Emanuel Carrère: «vous devriez y penser, à cette histoire de la première nuit. C’est peut-être pour vous.»
Pour vous, et pour en faire un livre, donc, qui rendrait compte de la souffrance et de la vie. Surtout de la vie, d’ailleurs, puisque le tribunal va occuper une place croissante dans le livre. Les combats menés par Juliette et Étienne sont de formidables tranches de vie, bourrées d’humanité, où l’impuissance face au désastre vécu par des prévenus surendettés s’efface derrière la volonté de remettre un peu de justice dans la logique froide et cynique de l’économie. Il y a là des pages magnifiques, où deux petits juges luttent, avec les armes que leur fournit la loi, contre la mauvaise foi des puissants. Les clauses en petits caractères dans les contrats, leur reconduction tacite, etc. C’est beau comme un combat que presque tout le monde croyait perdu d’avance et auquel les deux juges continuent de croire. Avec raison, puisqu’ils le gagnent parfois.
Revenant, à la fin de son livre, sur ce qui en a été à l’origine, la vague et la mort de Juliette, Emmanuel Carrère écrit ceci: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce me qui fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari. La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» Comme une «mission» (les guillemets parce que le mot est trop fortement connoté, bien qu’il soit proche de ce qu’on ressent en lisant), menée à bien avec talent.
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