Fatou Diome a publié récemment un nouveau roman, Celles qui attendent, où des hommes manquent au village - ceux qui sont partis d'Afrique vers l'Europe en espérant y trouver l'Eldorado. Et où les femmes sont restées. Explications.
Y a-t-il des femmes puissantes dans Celles qui attendent?
[Rires.] Vous voulez absolument me rattacher à une autre auteure? Ce n’est pas cool! Les femmes de mon roman sont tout à fait humbles, qui sont face à quelque chose de plus puissant qu’elles, et qui luttent malgré tout.
Précisément, n’est-ce pas cette humilité, combinée à la volonté de vivre et de faire vivre leurs familles, qui les rend fortes? (La référence à Marie Ndiaye n’étant qu’un clin d’œil.)
J’appellerais ça la force des désespérés. Elles savent qu’elles n’ont pas le choix, elles n’escomptent aucun soutien. Elles sont obligées de trouver dans la nature quelque chose pour tenir. Quand elles vont ramasser du bois de palétuvier, quand elles rentrent avec les pieds et les bras lacérés, c’est violent sur un corps de femme. Mais elles n’ont pas le choix si le bois de palétuvier, par exemple, est le seul combustible. Donc elles doivent y retourner, non pas parce qu’elles sont courageuses, mais parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité. Ce sont des femmes fragiles face à la lutte existentielle et elles essaient de tenir debout.
Elles remplissent leur mission, parce que quelque chose les oblige à le faire. Mais quoi? Le besoin de vivre, simplement?
Le besoin de maintenir la vie qu’elles ont donné. Ce sont des mamans et les enfants demandent toujours à manger aux mamans, surtout en Afrique. C’est rare de voir les enfants aller demander aux papas: «Papa, quand est-ce qu’on mange?» Non, c’est toujours: «Maman, quand est-ce qu’on mange?» Et je pense que les femmes ont cette force viscérale de toujours lutter pour sauver les enfants. C’est physique, c’est charnel, c’est instinctif. Je pense qu’elles se plient en quatre pour que les enfants survivent. D’ailleurs, dans le livre, les grands-mères se battent encore plus férocement que les belles-filles qui, elles, sont encore trop jeunes pour comprendre tout ça.
Votre roman parle évidemment de celles qui sont là, qui sont restées en Afrique et attendent, mais aussi de ceux qui sont partis en Europe. C’était pour vous un point central du livre?
Oui, c’est même l’idée principale. Parce qu’on a l’habitude de parler d’immigration, depuis l’Europe. Mais il faut se dire qu’il s’agit, vu de l’autre côté, d’émigration. D’un déchirement, d’un arrachement à la structure familiale, d’une séparation, donc nostalgie et frustration… Souvent, les femmes africaines ne dévoilent pas leurs sentiments. Dire, dans son village, qu’on est nostalgique de son mari parti gagner sa vie, ça ressemble à un caprice. Ces femmes-là vont vivre ça au quotidien en essayant d’être silencieuses. Et moi, je fouille dans tout ça… La différence entre immigrant et émigrant est très importante. Pour une femme qui va se marier, c’est beaucoup plus qu’une nuance. Elle ne se marie plus seulement à un Africain, elle se marie à un émigrant, donc au futur immigré de retour, avec tout ce que cela suppose. Ce sont des gens qui ont déjà une aura.
Ce que cela suppose, c’est évidemment une partie des richesses qu’on trouve en Europe?
Oui, c’est le château en Espagne – c’est le cas de le dire puisqu’ils partent dans des pirogues vers les côtes espagnoles. Les femmes pensent que tout va s’arranger quand le mari va rentrer, riche à millions. Elles vont vivre en couples modernes, tendres, affectueux, parce qu’elles ne veulent pas vivre comme leurs belles-mères.
Vous expliquez très bien dans le roman que celles qui restent ignorent une grande partie de la manière dont vivent ceux qui sont partis…
Tous les émigrants connaissent ça. Je l’ai vécu, et on discute souvent entre nous de l’idée que les Africains se font de notre itinéraire et de notre quotidien en Europe. C’est toujours très différent de ce que nous connaissons en réalité. Quand vous êtes dans une des grandes puissances économiques du monde, les Africains ne peuvent pas imaginer que vous puissiez manquer de quelque chose. Tout ce que vous ne donnez pas, c’est donc par égoïsme, et non par manque. C’est ce que disent les gens. D’autre part, les jeunes femmes voient des jeunes gens très machos, d’une virilité très affirmée, qui ordonnent à la maison – car la société africaine est ainsi faite que l’homme ordonne et que la femme est souvent soumise –, et elles ne peuvent imaginer qu’arrivés en Europe ils sont réduits à vendre leur propre chair et à devenir presque des gigolos pour pouvoir survivre grâce à certaines dames européennes qui ont parfois l’âge de leurs grands-mères.
De cette autre vie qu’ils ont menée en Europe, ils ne parlent jamais?
Non, ils n’en parlent jamais. Il y en a même qui ont des enfants en Europe et qui n’osent pas en parler. Parce qu’il arrive qu’ils rentrent en Afrique et ils voudraient peut-être emmener les enfants mais, comme la femme européenne n’est pas d’accord, ils partent sans les enfants. Et, une fois arrivés sur place, ils n’osent pas l’avouer, parce qu’ils ont laissé une épouse et des enfants. Il y a beaucoup de situations tragiques de ce genre. Vous avez aussi des épouses qui attendent au village et qui perdent définitivement leur émigrant. Parce qu’il arrive aussi de belles histoires d’amour en Europe. Il y a des histoires vénales pour sortir d’un foyer Sonacotra, pour loger dans un vrai appartement chauffé, avec une dame blanche qui finance. Mais il y a aussi de vraies histoires d’amour qui se passent, et qui parfois cassent le couple organisé au village par les parents.
Parfois, une belle histoire d’amour se reconstitue, comme à la fin de votre livre, qui est plutôt optimiste…
Je pense qu’il y a deux fins. Issa, le mari de Coumba, revient avec une dame européenne et trois petits métis. Coumba, qui l’attendait depuis des années, n’a qu’un seul enfant et va découvrir tout ça, dépitée, résignée, elle va rester parce que ça lui donne les moyens de nourrir son fils et c’est la seule raison pour laquelle elle reste. Elle ne sait même plus si elle est amoureuse ou pas. Quand son homme repart, elle ne sait pas quand elle va le revoir. C’était pour moi une manière de dire qu’il y a beaucoup de problèmes de ce genre. Effectivement, les hommes reviennent. Mais, quand ils partent, on ne sait jamais pour combien de temps. Il y a des femmes qui supportent ça en Afrique. Il y a aussi des histoires comme celle de Lamine. Quand il revient, il a épuisé sa curiosité de l’Europe et il va décider de construire son destin en Afrique. Cela arrive de plus en plus, de la part de garçons instruits.
Il y a quelques mots magiques dans votre roman. Si l’on tient compte du fait que la magie ne fonctionne pas de la même manière en Europe et en Afrique, l’un d’eux est Western Union…
Oui, Western Union! [Grand éclat de rire.] J’ai hésité à mettre le nom dans le livre, je me demandais si ce n’était pas trop prosaïque. Mais j’ai pensé au Mandat de Sembène Ousmane. Dans ce livre qui a été adapté au cinéma, c’est le mandat qui relie l’immigrant et sa famille restée au Sénégal, c’est le cordon ombilical. Finalement, c’est parfois la seule preuve de vie, quand on reçoit un petit mandat. Le téléphone est tellement cher qu’on préfère envoyer le montant en Afrique. Western Union, c’est à chaque fois un bol d’oxygène dans les villages.
Puisque vous parlez de Sembène Ousmane, où vous situez-vous par rapport aux autres romancières et romanciers africains?
Je ne me situe pas! [Rires] Je citais Sembène Ousmane parce que j’ai fait ma thèse sur son œuvre. Mais je ne situe pas par rapport à la littérature africaine, ou américaine, ou française. Je ne me pose pas la question et je refuse de me la poser. C’est une manière de vous laisser, vous, critiques littéraires, à vos responsabilités. Et, d’ailleurs, j’ai vraiment compris ce qu’était la vie de mon père sur sa barque de pêcheur en lisant Le vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway.
Y a-t-il des femmes puissantes dans Celles qui attendent?
[Rires.] Vous voulez absolument me rattacher à une autre auteure? Ce n’est pas cool! Les femmes de mon roman sont tout à fait humbles, qui sont face à quelque chose de plus puissant qu’elles, et qui luttent malgré tout.
Précisément, n’est-ce pas cette humilité, combinée à la volonté de vivre et de faire vivre leurs familles, qui les rend fortes? (La référence à Marie Ndiaye n’étant qu’un clin d’œil.)
J’appellerais ça la force des désespérés. Elles savent qu’elles n’ont pas le choix, elles n’escomptent aucun soutien. Elles sont obligées de trouver dans la nature quelque chose pour tenir. Quand elles vont ramasser du bois de palétuvier, quand elles rentrent avec les pieds et les bras lacérés, c’est violent sur un corps de femme. Mais elles n’ont pas le choix si le bois de palétuvier, par exemple, est le seul combustible. Donc elles doivent y retourner, non pas parce qu’elles sont courageuses, mais parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité. Ce sont des femmes fragiles face à la lutte existentielle et elles essaient de tenir debout.
Elles remplissent leur mission, parce que quelque chose les oblige à le faire. Mais quoi? Le besoin de vivre, simplement?
Le besoin de maintenir la vie qu’elles ont donné. Ce sont des mamans et les enfants demandent toujours à manger aux mamans, surtout en Afrique. C’est rare de voir les enfants aller demander aux papas: «Papa, quand est-ce qu’on mange?» Non, c’est toujours: «Maman, quand est-ce qu’on mange?» Et je pense que les femmes ont cette force viscérale de toujours lutter pour sauver les enfants. C’est physique, c’est charnel, c’est instinctif. Je pense qu’elles se plient en quatre pour que les enfants survivent. D’ailleurs, dans le livre, les grands-mères se battent encore plus férocement que les belles-filles qui, elles, sont encore trop jeunes pour comprendre tout ça.
Votre roman parle évidemment de celles qui sont là, qui sont restées en Afrique et attendent, mais aussi de ceux qui sont partis en Europe. C’était pour vous un point central du livre?
Oui, c’est même l’idée principale. Parce qu’on a l’habitude de parler d’immigration, depuis l’Europe. Mais il faut se dire qu’il s’agit, vu de l’autre côté, d’émigration. D’un déchirement, d’un arrachement à la structure familiale, d’une séparation, donc nostalgie et frustration… Souvent, les femmes africaines ne dévoilent pas leurs sentiments. Dire, dans son village, qu’on est nostalgique de son mari parti gagner sa vie, ça ressemble à un caprice. Ces femmes-là vont vivre ça au quotidien en essayant d’être silencieuses. Et moi, je fouille dans tout ça… La différence entre immigrant et émigrant est très importante. Pour une femme qui va se marier, c’est beaucoup plus qu’une nuance. Elle ne se marie plus seulement à un Africain, elle se marie à un émigrant, donc au futur immigré de retour, avec tout ce que cela suppose. Ce sont des gens qui ont déjà une aura.
Ce que cela suppose, c’est évidemment une partie des richesses qu’on trouve en Europe?
Oui, c’est le château en Espagne – c’est le cas de le dire puisqu’ils partent dans des pirogues vers les côtes espagnoles. Les femmes pensent que tout va s’arranger quand le mari va rentrer, riche à millions. Elles vont vivre en couples modernes, tendres, affectueux, parce qu’elles ne veulent pas vivre comme leurs belles-mères.
Vous expliquez très bien dans le roman que celles qui restent ignorent une grande partie de la manière dont vivent ceux qui sont partis…
Tous les émigrants connaissent ça. Je l’ai vécu, et on discute souvent entre nous de l’idée que les Africains se font de notre itinéraire et de notre quotidien en Europe. C’est toujours très différent de ce que nous connaissons en réalité. Quand vous êtes dans une des grandes puissances économiques du monde, les Africains ne peuvent pas imaginer que vous puissiez manquer de quelque chose. Tout ce que vous ne donnez pas, c’est donc par égoïsme, et non par manque. C’est ce que disent les gens. D’autre part, les jeunes femmes voient des jeunes gens très machos, d’une virilité très affirmée, qui ordonnent à la maison – car la société africaine est ainsi faite que l’homme ordonne et que la femme est souvent soumise –, et elles ne peuvent imaginer qu’arrivés en Europe ils sont réduits à vendre leur propre chair et à devenir presque des gigolos pour pouvoir survivre grâce à certaines dames européennes qui ont parfois l’âge de leurs grands-mères.
De cette autre vie qu’ils ont menée en Europe, ils ne parlent jamais?
Non, ils n’en parlent jamais. Il y en a même qui ont des enfants en Europe et qui n’osent pas en parler. Parce qu’il arrive qu’ils rentrent en Afrique et ils voudraient peut-être emmener les enfants mais, comme la femme européenne n’est pas d’accord, ils partent sans les enfants. Et, une fois arrivés sur place, ils n’osent pas l’avouer, parce qu’ils ont laissé une épouse et des enfants. Il y a beaucoup de situations tragiques de ce genre. Vous avez aussi des épouses qui attendent au village et qui perdent définitivement leur émigrant. Parce qu’il arrive aussi de belles histoires d’amour en Europe. Il y a des histoires vénales pour sortir d’un foyer Sonacotra, pour loger dans un vrai appartement chauffé, avec une dame blanche qui finance. Mais il y a aussi de vraies histoires d’amour qui se passent, et qui parfois cassent le couple organisé au village par les parents.
Parfois, une belle histoire d’amour se reconstitue, comme à la fin de votre livre, qui est plutôt optimiste…
Je pense qu’il y a deux fins. Issa, le mari de Coumba, revient avec une dame européenne et trois petits métis. Coumba, qui l’attendait depuis des années, n’a qu’un seul enfant et va découvrir tout ça, dépitée, résignée, elle va rester parce que ça lui donne les moyens de nourrir son fils et c’est la seule raison pour laquelle elle reste. Elle ne sait même plus si elle est amoureuse ou pas. Quand son homme repart, elle ne sait pas quand elle va le revoir. C’était pour moi une manière de dire qu’il y a beaucoup de problèmes de ce genre. Effectivement, les hommes reviennent. Mais, quand ils partent, on ne sait jamais pour combien de temps. Il y a des femmes qui supportent ça en Afrique. Il y a aussi des histoires comme celle de Lamine. Quand il revient, il a épuisé sa curiosité de l’Europe et il va décider de construire son destin en Afrique. Cela arrive de plus en plus, de la part de garçons instruits.
Il y a quelques mots magiques dans votre roman. Si l’on tient compte du fait que la magie ne fonctionne pas de la même manière en Europe et en Afrique, l’un d’eux est Western Union…
Oui, Western Union! [Grand éclat de rire.] J’ai hésité à mettre le nom dans le livre, je me demandais si ce n’était pas trop prosaïque. Mais j’ai pensé au Mandat de Sembène Ousmane. Dans ce livre qui a été adapté au cinéma, c’est le mandat qui relie l’immigrant et sa famille restée au Sénégal, c’est le cordon ombilical. Finalement, c’est parfois la seule preuve de vie, quand on reçoit un petit mandat. Le téléphone est tellement cher qu’on préfère envoyer le montant en Afrique. Western Union, c’est à chaque fois un bol d’oxygène dans les villages.
Puisque vous parlez de Sembène Ousmane, où vous situez-vous par rapport aux autres romancières et romanciers africains?
Je ne me situe pas! [Rires] Je citais Sembène Ousmane parce que j’ai fait ma thèse sur son œuvre. Mais je ne situe pas par rapport à la littérature africaine, ou américaine, ou française. Je ne me pose pas la question et je refuse de me la poser. C’est une manière de vous laisser, vous, critiques littéraires, à vos responsabilités. Et, d’ailleurs, j’ai vraiment compris ce qu’était la vie de mon père sur sa barque de pêcheur en lisant Le vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway.
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