Peut-être faudrait-il écrire: "deux belles prises du Rossel" puisque, comme l'an dernier, ce sont deux romancières qui sont couronnées. Et, comme l'an dernier, le jury du Rossel historique, créé en 1938, va à un premier roman.
Détaillons.
Le prix Rossel, attribué par un jury d'écrivains, a donc fait le choix d'un premier roman et peut-être surtout, au même titre qu'en 2010 d'ailleurs, d'une écriture singulière qui s'impose naturellement en même temps qu'elle impose un univers tout aussi singulier. La fois précédente, c'était Caroline de Mulder et son Ego tango. Aujourd'hui, c'est Geneviève Damas avec Si tu passes la rivière.
Dès son premier roman, Geneviève Damas manifeste le désir de sortir des sentiers battus et de trouver une voix originale. Celle de François Sorrente qui, à dix-sept ans, ne connaît rien du monde sinon la violence de sa famille et le sentiment de perte créé par le départ de sa sœur. La rivière, qu’il est interdit de traverser, est le symbole d’une frontière au-delà de laquelle se situent tous les dangers mais aussi toutes les expériences. Un curé à la vie paradoxale et une femme généreuse renforceront sa volonté de comprendre qui il est et quel est son destin. Probablement pas en compagnie des cochons qui étaient auparavant ses seuls amis, parce qu’ils ne le trahissaient pas.
Je note au passage que, réservé aux écrivains belges ou habitant en Belgique, le prix Rossel n'avait pas, depuis 17 ans, salué un livre publié sur le territoire de ce petit pays qui renoue donc, en même temps qu'avec un gouvernement, avec l'édition de création reconnue comme telle.
Pour goûter le ton de Geneviève Damas, rien de mieux que de lire les premières lignes de son roman:
«Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras plus les pieds dans cette maison. Si tu vas de l’autre côté, gare à toi, si tu vas de l’autre côté.» J’étais petit alors quand il m’a dit ça pour la première fois. J’arrivais à la moitié de son bras, tout juste que j’y arrivais et encore je trichais un peu avec les orteils pour grandir, histoire de les rejoindre un peu mes frères qui le dépassaient d’une bonne tête, le père, quand il était plié en deux sur sa fourche. J’étais petit alors, mais je m’en souviens. Il regardait droit devant, comme si la colline et la forêt au loin n’existaient pas, comme si les restes des bâtisses brûlées c’était juste pour les corbeaux, si rien n’avait d’importance, plus rien, et que ses yeux traversaient tout.
«Arrête de me crier dessus comme une vache, que je lui ai dit, arrête de crier. Je ne veux rien savoir de l’autre côté. Jamais. Tu n’as pas à te biler. Ton François, il restera. Il n’y aura jamais autre chose.»
Le prix Rossel des jeunes, composé d'un jury de lycéens, couronne, de son côté, une écrivaine à l’œuvre déjà importante et à la carrière impressionnante. Psychologue, psychanalyste pour enfants, Lydia Flem a travaillé avec Françoise Dolto et Ménie Grégoire. Elle a connu le succès dès 1986 avec son deuxième livre, La vie quotidienne de Freud et de ses patients - on était loin du roman, comme on voit. Elle a, depuis, publié une dizaine d'autres ouvrages, parmi lesquels Comment j'ai vidé la maison de mes parents. Et, au début de cette année, La reine Alice - à qui la couronne va bien, forcément.
L’autre côté du miroir, pour Alice, est la découverte d’un cancer. Et le chemin initiatique qu’elle fait avec la maladie. Celle-ci ouvre sur des mondes inattendus, où il faut vaincre des périls sans nombre. Chaque étape, teintée d’un merveilleux à la fois sombre et lumineux, la rapproche d’elle-même et d’un trésor secret, que les autres lui envient sans connaître la vérité.
C'est un livre magnifique, dans lequel la réalité est transfigurée grâce ou à cause de (ou plus probablement les deux) ce basculement dont il est question dès le début:
Quelque chose avait basculé.
Un instant plus tôt rien n'était arrivé, un instant plus tard tout était bouleversé.
Alice aimait revenir en songe au Pays des Merveilles; sa phrase favorite était: «Faisons semblant.»
Mais ce soir-là, à la veille des vacances, au moment d'aller se coucher, il se passa un événement tout à fait inattendu. Alors qu'elle se regardait dans la glace, essayait l'une après l'autre ses robes d'été, elle passa réellement de l'autre côté.
Il n'y avait plus de semblant. Le verre se brouilla, devint aussi inconsistant que de la gaze, se changea en une sorte de vapeur qu'il était aisé de traverser; hélas, il ne s'agissait en rien d'un jeu d'enfant. Ce n'était nullement merveilleux d'entrer dans la Maison du Miroir.
– Ce n'est pas du jeu, murmura Alice en découvrant ce qu'elle découvrit.
Comment nommer ce qui venait de se passer, de surgir comme la bête dans la jungle, elle ne le savait pas.
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