samedi 6 octobre 2012

Jakuta Alikavazovic : deux sœurs, dont l’une manque

Le Londres-Louxor aurait mérité d’exister. D’ailleurs, si Jakuta Alikavazovic en a fait le titre et le lieu d’un livre, c’est qu’elle y a trouvé – ou placé – un pan d’histoire européenne, une architecture magique et ténébreuse, des destins croisés aux issues incertaines, bref, une matière formidable dont on s’éprend comme d’une ombre longtemps poursuivie.
Le Londres-Louxor, tel qu’il est présenté, est un cinéma de style néo-égyptien construit à Paris en 1920. Il a connu des époques plus ou moins glorieuses. Des faits divers étranges se sont déroulés entre ses murs, on y a retrouvé une fausse momie qui était un vrai cadavre, des films pornographiques y ont été projetés, la diaspora yougoslave finit par l’occuper en 1994 comme on embarque sur un radeau à la dérive mais moins dangereux que Sarajevo où les obus tombent pendant presque quatre ans à raison de trois cent vingt-neuf par jour en moyenne…
Esme Vitch est une habituée. Quand elle entre au Londres-Louxor, elle évite l’escalier monumental qui ne conduit nulle part. La veille, elle est passée à la télévision pour un livre qu’elle a signé et pas écrit, encore plus transparente que lors de ses autres prestations en raison d’une nouvelle teinture blonde. Aujourd’hui, elle cherche Ariana, sa sœur, qui a disparu après le vol de quatre tableaux à la Fondation Bührle, à Zurich. Monet, Degas, Van Gogh, Cézanne…
Esme, présente, et Ariana, absente, sont les deux pôles entre lesquels s’est constitué un monde d’individus vaguement louches, aux activités indéfinissables, qu’on croirait sortis d’un roman de Modiano si celui-ci avait eu des origines européennes plus orientales.
On rencontre l’oncle qui a recueilli les deux sœurs, âgées de six et huit ans, à la descente du dernier avion parti de Sarajevo, en 1992. Il est arrivé à Paris à dix-neuf ans, trente ans plus tôt, en artiste d’avant-garde, donc d’opposition. Il a fini décorateur et a travaillé au Londres-Louxor. Où les autres se regroupent. Un mime ivrogne, peut-être mexicain, qu’on appelle le Mime. Il ne paie jamais ses verres de mezcal, ce serait le Vice-Président qui paierait la note.
Arrive Anton Tremain, échotier de talent qui publie des entrefilets fielleux sur Esme, puis en tombe amoureux. Il se retrouve au Londres-Louxor sans rien comprendre à la faune locale, et encore moins à leur appartenance « balkanaise ».  Mais Anton est prêt à aider Esme à retrouver sa sœur, quoi qu’il advienne.
Et il advient quantité de surprises, abruptement. Elles forment dans le roman un chemin hasardeux, chaotique, à l’image de l’architecture labyrinthique de l’ancien cinéma. Il règne un parfum de thriller à la trame lâche. On vous dira d’autant moins comment cela finit que le flou subsiste au-delà de la dernière page. C’est très bien ainsi.
Jakuta Alikavazovic avait reçu la Bourse Goncourt du premier roman pour Corps volatils, paru en 2008. Elle passe avec brio le cap du deuxième (et même, depuis, du troisième avec La blonde et le bunker). Son imaginaire a probablement germé, pour partie au moins, à l’endroit de ses origines – elle a de la famille à Sarajevo. Et sa fantaisie est portée par une écriture si précise que tout a l’air vrai. Il faut donc le rappeler : le Londres-Louxor n’existe pas. Même si on s’y croit.

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