mardi 22 janvier 2013

Henry Bauchau aurait eu 100 ans aujourd'hui

Il y a cent ans aujourd'hui, Henry Bauchau naissait à Malines, en Belgique. Son éditeur vient de publier le texte qu'il avait achevé avant sa mort en septembre dernier. L'enfant rieur II: Chemin sous la neige, que je n'ai pas lu, est, écrit l'éditeur, «le livre des illusions perdues puis de la lente métamorphose d’un homme qui voulait réussir par “l’action” et, à travers une psychanalyse, mais aussi maintes péripéties, déboires professionnels, difficultés d’ordre amoureux, a pu accéder à sa vraie vocation: l’écriture.» En même temps est paru un essai de Myriam Watthee-Delmotte, Henry Bauchau: Sous l'éclat de la Sibylle.
Pour célébrer ce centenaire, je vais me reporter vingt ans en arrière. Henry Bauchau avait 80 ans et publiait Jour après jour.

Jour après jour est le journal qu’Henry Bauchau a tenu de novembre 1983 à septembre 1989, c’est-à-dire pendant qu’il écrivait Œdipe sur la route. Évidemment, cette période est importante dans sa vie puisqu’elle correspond à un travail dont le résultat est sans doute son principal roman. On découvre, au passage, qu’il l’avait commencé dans le journal même, bien que le début du premier jet ne soit pas repris dans le texte publié. Celui-ci est donc bien constitué des à-côtés de l’écriture, de ces instants dont on se dit parfois qu’ils auraient pu être consacrés au roman, mais qui devaient sans doute, par ce qu’ils apportent à la fois de dispersion et de concentration, être utilisés comme des apports extérieurs.
De toute manière, Henry Bauchau avait aussi un autre travail, même s’il dit, en gros, qu’il est plutôt un écrivain psychanalyste que le contraire. Et ce travail, ces analyses qu’il mène avec des « clients » – les guillemets s’imposent tant les rapports qu’il a avec eux débordent souvent du cadre professionnel, empiètent parfois sur l’écriture. Henry Bauchau passe aussi beaucoup de temps à interpréter ses propres rêves, voire un « lapsus calami » qui lui est venu et dont il s’est aperçu à la relecture…
Mais, bien sûr, ce qui passionne, c’est la lutte avec l’œuvre. Le mot « lutte » peut paraître excessif, il ne l’est que si on n’a pas, avec Bauchau, traversé ces années dans le souffle desquelles nous nous trouvons avec ce journal. Le souffle n’est pas continu, d’où précisément les ruptures de rythme, les creux et les vagues – comme la vague est un moment important d’Œdipe sur la route, l’image revient tout naturellement.
Jour après jour porte bien son titre : il s’agit en effet d’une volonté de poursuivre, malgré les occupations diverses qui détournent l’attention, malgré la fatigue, parfois, qui empêche Bauchau d’écrire autant qu’il l’aurait voulu. Dans ce qui peut paraître additions d’épicier, et dont il se moque d’ailleurs lui-même, il fait le compte des pages écrites, puis réécrites, retravaillées, etc., jusqu’à la version finale. C’est qu’un écrivain est aussi un artisan et a besoin sans doute de voir avancer son travail, chaque feuillet se posant au-dessus du précédent pour finir par devenir un volume – et du volume manuscrit au volume imprimé, il semble n’y avoir plus qu’un pas à franchir dans le cas d’un écrivain comme Bauchau, évidence qui demande d’être quelque peu revue et corrigée à la lumière des heures difficiles. Celles, vécues apparemment comme normales, qui suivent les rédactions successives dont Bauchau lui-même trouvait rapidement qu’elles n’étaient pas définitives. Mais aussi celles, plus douloureuses, au cours desquelles il reçoit, sur une version qu’il croyait être la dernière, des avis convergents : il faut encore travailler ! Le découragement, apparemment, n’est que passager chez cet écrivain mû par la volonté d’aller jusqu’au terme de ce livre – et même de ces deux livres si l’on pense que Diotime et les Lions, paru ensuite, faisait d’abord partie d’Œdipe sur la route.
La volonté n’est cependant qu’un des éléments, et certainement pas le premier. Au début, en effet, Henry Bauchau se trouve en quelque sorte convoqué par ses personnages, sommé par eux de leur accorder temps et attention. Il en est aux prémices quand il note : « Sans hésitation j’ai repris Œdipe sur la route. À côté de ce titre, j’ai marqué entre parenthèses : suite. Ce n’est pas très bon, c’est un brouillon assez confus, mais deux personnages, Œdipe et Antigone, sont sur la route. Je ne sais pas où ils vont, je sens que je peux, que je dois peut-être les suivre. » Plus tard, il dira souvent qu’il doit s’y remettre après quelques jours d’interruption, parce que le penchant naturel de l’homme le conduit plutôt vers la paresse – c’est notre interprétation.
Et puis, lui qui voulait d’abord écrire un livre court, plus facile à publier, se sent glisser vers un gros volume alors qu’il se dit « à quoi bon ? », parce que le reste de son œuvre lui paraît oublié, négligé. Vanité d’auteur ? Oui, bien qu’il pense souvent devoir être capable d’écrire pour lui seul mais n’y arrive pas. Heureusement, plusieurs prix littéraires viendront, dans cette période, lui mettre du baume au cœur et peut-être lui permettre de trouver la force de poursuivre. On découvre à cette occasion combien les incitants extérieurs peuvent, pour un écrivain, se révéler nécessaires et, grâce au regard des autres, lui rendre une confiance précédemment ébranlée.
Jour après jour est d’une richesse dont on ne fait pas le tour en quelques phrases, en quelques thèmes. On a tout à gagner en y plongeant, surtout si on a lu Œdipe sur la route. Alors que son travail touche – enfin – à son terme, Henry Bauchau livre une clef, « la » clef du roman : « Le sens de la route d’Œdipe et d’Antigone se trouve dans une phrase de Maurice Blanchot : “La réponse est le malheur de la question.” Sur la route, Œdipe renonce aux réponses et, si l’on peut dire, revient à la question. Antigone ne s’en est jamais écartée. Elle est une question vivante. »
Bien d’autres choses sont à trouver dans ce volume, à commencer par la présence discrète et néanmoins lancinante du sentiment de la défaite vécue par Henry Bauchau en 1940, coupure capitale qu’il voudrait bien raconter mais pour laquelle le moment n’est pas encore venu. On devine, quand il en parle, un rêve – ou un cauchemar – de roman potentiel dont il faut espérer pouvoir le lire un jour.

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