L’armée serbe est ressuscitée
La remise des fusils français
(De notre envoyé spécial.)
Corfou, … avril.
Lazare quand il sentit la main de Jésus est sorti de son
tombeau et s’est mis à marcher. L’armée serbe à la fin de son légendaire
malheur ne valait pas mieux que Lazare, la France est venue, l’a prise par la
main et la voici debout.
C’est tout d’un coup que l’on s’est aperçu qu’elle était
ressuscitée. Déjà, même avant que sa transfiguration sautât aux yeux, un de ses
colonels, un de ceux-là que quatre années de campagne en commun ont habitués à
la sonder, avait dit : « Je crois que, maintenant, il ne lui manque
plus que le soleil. »
Le soleil se montra, les camps s’animèrent, le timbre des
voix se raffermit, le rire fut plus ample, les hommes retrouvaient la saveur de
la vie.
Mais à bien les regarder, on comprit que ce n’était pas seul
le soleil qui devait leur manquer, car s’ils étaient redevenus des hommes, ils
ne paraissaient pas encore être des guerriers, ils avaient les bras ballants,
et un laisser-aller dans le corps qui trahissait une sensation de désœuvrement.
Il leur manquait des fusils.
Habillés avec notre capote bleue, ils ont maintenant de
nouveaux fusils ; ils les attendaient. Un soldat sans fusil est un corps
sans âme. Et j’étais là lorsque, après tant de temps, ils l’ont enfin revue.
C’était dans les camps du sud à la division du Danube. Le
matin, les officiers s’étaient frotté les mains en voyant le soleil : « Belle
journée, belle journée ! » Les hommes s’étaient astiqués : ils
allaient recevoir leurs nouveaux fusils.
Première distribution
Ce matin-là, il n’y en avait pas pour tout le monde. On en
distribuait seulement quelques-uns pour la théorie. Quatre groupes de soldats
arrivèrent devant les rangs. Ils portaient les fusils. Chaque groupe en avait
une quinzaine, les tenant l’un par la crosse, l’autre par le canon. Le colonel
du régiment s’avança. À un commandement, les soldats porteurs balancèrent les
fusils, la crosse sur le sol. Ils firent un bruit guerrier dans le silence. Les
yeux des Serbes étaient brillants. Le colonel en prit un et le porta d’un pas
solide au premier soldat du premier rang. Il n’y avait pas de clairon, c’était
mieux, il n’y avait que silence, le grand silence dans lequel les Slaves
accomplissent leurs gestes graves, le soldat le prit et le présenta. Puis des
capitaines continuèrent la remise. Ils le donnèrent au hasard. Ceux qui n’en
touchaient pas étaient désappointés et malgré qu’ils fussent au garde-à-vous,
malgré que la discipline soit une grande chose, malgré que le colonel fût
présent, ils ne pouvaient s’empêcher de tourner un peu la tête vers le voisin
pour « le » voir.
— Fixe !
Et les premiers fusils, entre les mains des Serbes en un
coup sec touchèrent le sol de Corfou.
Et les rangs furent rompus et devant chaque officier des
groupes se formèrent. On allait leur expliquer le maniement.
Maintenant la curiosité avait mangé l’envie dans leurs yeux,
ils tenaient les nouveaux fusils, comment allaient-ils s’en servir ? Les
officiers le démontèrent devant eux, le remontèrent, les Serbes regardaient,
absorbés, ils étaient loin de toutes les autres pensées du monde, ils n’étaient
plus occupés qu’à comprendre. Après deux démonstrations et leur parole que
maintenant ils savaient, on leur en fit faire la preuve. Un soldat le démonta ;
quand il en fut au remontage, toutes les mains se tendaient pour montrer que
tous ils auraient pu faire plus vite que celui qui opérait.
— Compris ?
C’était compris.
Ils examinèrent les cartouches, les retournèrent, il y en a
qui les sentirent. Ils les introduisirent dans le fusil et les sortirent une
par une.
« Dobro »
La théorie officielle prit fin. On rompit les groupes.
Libres, les soldats allèrent chercher leur fusil à eux, leur fusil serbe et le
mirent à côté du nouveau. Ils mesurèrent la taille de chacun, les essayèrent l’un
après l’autre à leur épaule et dans la position du tireur, et dans la position
du porteur, et dans l’attitude de l’attaque. Puis à un moment, au milieu de l’attention
générale dans ces camps où les oliviers qui les ombragent semblent épandre sur
eux une paix universelle on entendit un coup de fusil.
Il avait été défendu aux hommes de tirer. Les exercices ne
devaient commencer que le lendemain, mais l’un d’eux n’avait pu se retenir, il
avait fallu qu’il essayât son nouveau fusil jusqu’au bout.
Tout le camp se retourna, le colonel leva la tête. Il fit
chercher le tireur. Il comparut avec son arme. Il avait fait un acte plus fort
que sa volonté, il s’était passé son envie, on sentait qu’il était prêt, sans
remords, à en subir la peine. Le colonel le regarda. Que va-t-il lui donner ?
nous disions-nous, le soldat regardait le colonel, alors, lui montrant l’arme
le chef lui demanda :
— Dobro ? (Dobro signifie bon.)
— Dobro, fit le guerrier.
Alors ça va bien, fit le colonel, et ils se tournèrent les
talons en riant.
La France a cueilli cette année au port comme une épave et
comme elle aurait fait d’un moribond elle est venue la déposer sous les
oliviers. Elle pensait ne sauver que 60 000 hommes. Les Serbes, même quand
ils arrivèrent à la côte, n’espéraient être que 50 000. Elle compte
maintenant 130 000 hommes.
La France l’a prise physiquement finie, ayant perdu
totalement son âme guerrière.
Et maintenant, regardez-la. Allez des camps du Sud aux camps
du Nord, de la division du Danube à la division de la Morava, de la division de
Schoumadia à la division du Thimocle, de la division de la Brégalniza à la
division de Macédoine. Inspectez, contrôlez, ouvrez les yeux : elle ne
grelotte plus, elle mange à sa faim, elle est vêtue, chaussée, désinfectée, ses
malades sont isolés dans deux petites îles, ses poux sont noyés, elle ne titube
plus de faiblesse, elle marche, chante, danse, elle a reçu ses armes, ses
canons l’attendent en Chalcidique, que lui manque-t-il ?
— Soloum ! répond Militch, colonel du Timocle.
Soloum, c’est Salonique en serbe.
Le Petit Journal, 20 avril 1916
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Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).
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