lundi 17 juillet 2017

14-18, Albert Londres : «Un secteur est calme jusqu’au jour où il rentre en fureur»




(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 15 juillet.
C’est quand ils sortent des tranchées et vont se mettre le ventre au soleil à l’arrière.
Je sais parfaitement qu’en lisant cette phrase, les poilus hurleront. Ces hurlements, je n’ai aucun mérite à les deviner, je les ai entendus. Ils diront que je fais partie de cette bande d’aboyeurs qui jappent sans rien savoir, dans la mesure du moins où il est possible à un aboyeur de japper. Ils se tromperont : si je les ai vus le ventre au soleil, je ne veux pas dire qu’ils y passent leur vie. C’était, comprenez-le, une façon de m’exprimer et ce que je voulais exprimer, c’est que, pour la première fois depuis un nombre de jours qui part de quinze et atteint même trente, vous pouviez, sans crainte d’y recevoir quelques kilos de fer, étaler votre panse à la face du ciel. Vous allez encore crier en assurant que vous n’avez pas de panses parce que pour avoir une panse il faut faire de bons dîners. Ce n’est pas ce que j’ai voulu insinuer. Ce n’était qu’un mot. Mais, je vous connais, je sais que vous êtes susceptibles, et ne voulant pas me brouiller avec vous, j’explique mes mots.
Hurlez d’autant moins, et si je dis : « hurlez », ce n’est pas encore que je veuille prétendre que vous n’avez pas de bouches. Je dis « hurlez » parce que c’est plus fort et que tout ce qui est faible ne vous va plus. Hurlez donc d’autant moins que je sais ce qui vous touche. Ce qui vous touche, c’est qu’alors que, les mains derrière le cou, les genoux en l’air et le ventre au soleil, vous goûtez enfin le bonheur de ne pas être mort, on vienne vous dire : « Allez, prenez le fusil, il y a revue ou exercice. »
Carrément, ce n’est pas un coup à vous faire. Ce n’est pas un coup non plus à vous frapper. Il y a exercices et exercices. Il faut voir. Si on vous tire de vos positions couchées pour vous mener à un maniement d’armes d’avant 1914, c’est avec joie que je vous écouterai rouspéter, mais si on vous dit ; « Réveillez-vous, venez faire du football, venez apprendre à lancer des grenades sur leur trogne, venez essayer de la gymnastique Hébert », eh bien, c’est à essayer.
Mais je ne suis pas là pour plaider. Et, en plus, ce n’est pas pour vous de l’avant que je pensais me démener aujourd’hui sur le papier, c’est pour les autres, je voulais leur dire ce qu’était une relève, aussi bonsoir.

Au Chemin-des-Dames

Ils venaient de tenir la tranchée plus que de coutume. Et si ce n’avait été que ça ! Mais c’est qu’ils avaient, le dernier jour, subi l’attaque du Chemin-des-Dames. Ç’avait été un cas spécial ! Le secteur était calme, on avait dit : « Ça peut aller. » Mais, un secteur est calme jusqu’au jour où il rentre en fureur et ce jour-là fut le dernier.
Enveloppés de boue, comme l’hiver les dames le sont de fourrures, les lèvres noires ils descendaient. Leurs souliers, leurs chaussettes et leurs pieds ne faisaient plus qu’un tout cimenté. Si c’étaient eux qui portaient le bardas ou le bardas qui les poussait, cela j’aurais bien voulu le savoir, de même que j’aurais désiré connaître de quoi était faite la peau de leurs joues et celle de leurs mains : ce devait être en taffetas. C’est que non seulement ils avaient le dernier jour essuyé l’attaque du Chemin-des-Dames, mais c’est que l’attaque du Chemin-des-Dames avait été l’un des coups les plus sauvages du grand pays barbare des tranchées. Les feux qui, pour toute l’Histoire, illuminent le nom de Verdun, n’avaient pas l’intensité de ceux qui tombèrent sur votre chemin, ô dames ! Et si le fait est croyable c’est que ceux qui le reçurent ici l’avaient déjà reçu là-bas. Seulement là-bas cela dura des jours et encore des semaines tandis qu’il ne sévit que trois quarts d’heure ici. Ce n’est pas la bataille que je vous raconte, c’est la relève. Mais pour bien vous faire voir la relève, il faut vous dire la bataille. Et le Boche, cette fois, avait attaqué à la flamme. Les fusils ne sont plus que de pauvres vieilles choses de panoplie.
Pas plus qu’avec des sabots on ne fait maintenant la guerre avec ces instruments-là. Ce fut à 3 heures du matin qu’ils tombèrent sur les tranchées du chemin, ils y tombèrent la flamme au poing. Autrefois, ceux qui étaient frappés mouraient au feu, disait-on ; que va-t-on dire aujourd’hui ? À 3 heures du matin le feu lui-même, le feu avec ses flammes, ses étincelles, ses fumées, ses brûlures, sa terreur, courait sur eux. La flamme qui brûle le bois et fond l’acier n’est pas contente de la chair. La chair se défend mieux que tout, mais la flamme est plus forte encore. Et c’est d’elle que sortaient ces hommes. Ils n’avaient pas que les lèvres noires, ils avaient les yeux tout éblouis et ce qu’ils avaient surtout, ou plutôt ce qu’ils n’avaient plus, est la vieille clarté de leur esprit. Leur esprit fut tant secoué qu’il avait comme moussé et la mousse n’était pas encore tombée. Est-ce le bardas qui les poussait, est-ce eux qui traînaient le bardas ? Ils arrivèrent.

Hors de la fournaise

Ils se regardèrent d’abord personnellement. Ils cherchaient par quel bout se reconnaître. Par les pieds ? Impossible. Par le ventre ? Ils n’en avaient pas. Par la figure ?
— Prête-moi ta glace.
— Ah ! font-ils, même ma mère ne me retrouverait pas.
Puis ils veulent s’asseoir, il fait beau, l’herbe est chaude ; ils essayent, ils ne peuvent pas ; ils sont comme dans un pot de fleur au milieu de la boue sèche de leur capote. S’entr’aidant, ils sortent de leur moulage. Puis ils pensent :
— Quand on réfléchit, on est saoul sans boire, dit l’un d’eux.
C’est exact. Figurez-vous que vous dégringoliez du ciel, eux remontent de l’enfer.
Puis ils se réveillent.
— Eh ! Bertrand ? Qu’est devenu l’autre Bertrand ?
— L’autre Bertrand ? Il n’est pas là.
— Alors, il s’est fait « cueillir ».
Et ils se mettent à chercher ceux qui manquent. Il en est déjà qui commencent à dormir.
— T’endors pas, mon vieux, tu vas avoir le cauchemar.
Et peu à peu, dans leur regard, la vie revient.

Le Petit Journal, 17 juillet 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


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