samedi 29 septembre 2018

14-18, Albert Londres : «Il ne fait pas que veiller, il s’inquiète, il se renseigne»




Face à Cambrai

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique, 27 septembre.
Temps clair ; 9 heures du matin. À droite du bois de Bourlon, trois clochers et un beffroi, mais trois clochers et un beffroi qui se voient très bien. C’est Cambrai. C’est la première fois que, de cette crête, si clairement, nous apercevons la ville. S’il y avait du soleil, ses tuiles luiraient à nos yeux. C’est l’attente heureuse du beau jour qui se reflète sur ses toits.
Car, chez les Britanniques aussi, le feu vient de prendre. En vingt-quatre heures, le voilà allumé de Verdun à Cambrai. C’est un de nos grands morceaux de danse que, pour nos ennemis, nous venons d’entamer. Tous les trois, Américains, Anglais, Français, nous nous sommes donné la main et, en avant la musique ! Comme ce qui se passe ailleurs ressemble au morceau qui se joue ce matin sur la route Bapaume-Cambrai, le concert est bien, vous pouvez m’en croire.
C’est que les opérations que nous entreprenons sont difficiles. Cette fois, c’est contre l’Allemagne arrêtée et en garde que nous nous lançons. C’est l’offensive de face, en plein dans la figure. Faire chanceler à cette heure l’ennemi, c’est le vaincre deux fois.
Il y a deux mois, il était en rase campagne, il avançait à découvert, si confiant dans son orgueil borné qu’il ne s’imaginait pas qu’il nous restait encore un poing. Il le reçoit dans l’estomac, il suffoque, il retraite. Il retraite dans de si grandes proportions pour aller s’asseoir dans un endroit où il a laissé un fauteuil qu’il croit indéracinable. Il s’y assoit ; nous attaquons ce fauteuil : nous voulons dire la ligne Hindenburg.
Nous l’entamons, mais il se raccroche. Depuis plusieurs semaines, son fauteuil n’a plus que trois pieds ; c’est dans cette position qu’Écossais et Canadiens sont partis ce matin le secouer à la gorge. Le condamné s’attendait à ce réveil ; désormais fixé sur son sort, il ne dort plus, il veille. Il ne fait pas que veiller, il s’inquiète, il se renseigne, il cherche ce qu’il pourrait inventer, ce qui pourrait prolonger ses jours, car il ne s’abandonne pas, il a du cran. Il veillait donc et si bien que, dix minutes avant le départ des Britanniques, il déclenchait un tir de barrage.

Dans le goulot de la bouteille

On eût dit que c’était lui qui allait attaquer. Non. Se souvenant de la tactique Gouraud, il retournait contre nous cette tactique. C’est sur les lignes qui barrent la route Bapaume-Cambrai qu’il s’acharnait le plus. Sa rage passée, il s’arrêta pour regarder. Les Écossais aussi avaient passé. Devant Cambrai, la ligne de défense des Allemands est le canal du Nord, il fallait le franchir sur toute sa longueur, mais surtout entre Inchy et notre route, la route Bapaume-Cambrai. Ça n’allait pas être commode. Le chef d’état-major de Byng nous le disait hier : « C’est le passage dans le cou d’une bouteille, messieurs ! » Nous n’avions pour tout débouché, que la tête de pont d’Havrincourt. Souvenez-vous aujourd’hui de l’affaire d’Havrincourt et comprenez, par cet exemple, pourquoi, dans des périodes calmes, on s’acharne sur des points qui n’ont que de pauvres petits noms indifférents à tout le monde. Les Boches le savaient bien aussi. Deux divisions, deux de leurs bonnes, nous attendaient à la sortie. Les Écossais s’engagèrent dans le goulot. « C’était étroit, nous disait l’un de ces boys qui s’en revenait blessé, qui était sergent dans le militaire et joueur de football dans le civil ; c’était étroit comme le trou de mon nez ! » Arrivés au bord du canal, ils y précipitèrent un tank qui leur servirait de pont. Ainsi passèrent-ils. Mais ce n’était pas tout. Le canal passé, là-haut, au-dessus, fleurissait le bois de Bourlon. Il fallait enlever le bois de Bourlon. Cela eut lieu entre 9 heures et 10 heures du matin. Je vais vous conter cela.

Le bois Bourlon enlevé par les Écossais

Le bois de Bourlon, comme je vous l’ai expliqué, est ce bois qui, lorsque vous êtes sur la route de Bapaume-Cambrai, est à gauche des trois clochers et du beffroi de cette dernière. Il a la forme d’un œuf, autrement dit, il est ovale. S’il reste encore des feuilles à ses arbres, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander : c’était aux Allemands jusqu’à hier ; c’est aux Écossais aujourd’hui. Il n’a pas un aspect sauvage, le traître ! Il a même l’air d’un gentil petit bois, où l’on aimerait à aller s’asseoir pour couronner une promenade de fiançailles. Or, le canal franchi, les Écossais en abordèrent les pentes ; on les voyait comme des chats se rapprocher de ses premières racines ; ils grimpaient ; puis à un moment, on ne les vit plus ; avaient-ils disparu sous l’ombre des branches ? Ils s’étaient, plus simplement, couchés parce que des mitrailleuses chantaient sous les futaies.
Alors, si jamais bois prit quelque chose, c’est le bois Bourlon.
Subitement, toute la vallée qui, jusqu’ici, le regardait silencieusement, se mit à scintiller d’éclairs qui allaient se résoudre en mille fumées de la cime aux troncs des arbres. On l’étouffa. Quarante minutes de cette médication suffirent probablement, car on vit les petits Écossais reprendre leur marche, atteindre le bois, s’y perdre ; puis, à dix heures – une heure après – toutes les fumées derrière le bois s’élevaient en chœur. Bourlon était enlevé.
Le Petit Journal, 28 septembre 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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