dimanche 30 septembre 2018

14-18, Albert Londres : «C’est bien elle, c’est bien la grande danse.»




Le Boche plie, le Boche recule
Ce que disent les prisonniers

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique, 28 septembre.
C’est bien elle, c’est bien la grande danse. C’est maintenant de Verdun en Belgique qu’elle a lieu. C’est à ne plus savoir où courir. Foch vient d’empoisonner l’existence de deux sortes de gens : les Allemands et nous pauvres correspondants de guerre. Où voulez-vous que nous allions pour accomplir notre tâche ? Vous êtes dans le bois Bourlon à suivre la marche sur Cambrai quand un officier vous crie : « Malheureux, qu’est-ce que vous faites là ? C’est dans le nord qu’il faut être, Plumer, le vieux Plumer vient d’attaquer. » On n’a pas le temps de se garer d’une marmite qu’il ajoute : « Et les Belges aussi viennent d’attaquer ce matin ! » Comme hier, les Allemands s’attendaient au coup. C’est ce qui donne tant d’importance aux avances alliées. Elles ne doivent leurs succès à rien d’autre qu’à la force. Si l’ennemi recule ce n’est pas qu’il est surpris, c’est qu’il est le plus faible. Fini le temps où pour nous prouver à nous-mêmes que notre ennemi était malade nous ergotions sur des statistiques, des déclarations ou des impressions. Aujourd’hui c’est la preuve par les armes que nous en avons ; le Boche se débat, le Boche plie, le Boche étouffe. Pour la première fois nous venons de l’étreindre à pleins bras. Notre étreinte est tombée à point, c’était juste au moment où il se sentait la poitrine la plus faible. Il a encore ses deux poumons mais pour combien de temps ?
Troublant rapprochement : au moment où les Serbes prennent l’offensive et revoient leurs maisons, voilà les Belges qui se déclenchent. Sœurs dans le malheur, les deux nations ligotées recouvrent l’espérance presque le même jour. Pour la Serbie, le soleil a lui, pour la Belgique, le canon tonne et ses enfants se sont relevés. Ces nouvelles nous arrivaient au bois Bourlon en même temps que des prisonniers allemands.
J’en ai vu des prisonniers depuis quatre ans, ils m’en ont fait des déclarations, mais jamais aussi saisissantes que celles de tout à l’heure. Les voici :
— Eh bien, ça ne va pas trop bien pour vous, leur dis-je.
Ils me regardèrent d’abord et ne répondirent rien.
Je repris :
— Vous savez que vous êtes attaqués de Verdun à la Belgique.
Ils ne le savaient pas.
Je repris alors :
— Qu’est-ce que vous en dites ?
L’un d’eux, un Saxon, un sous-officier parlant vivement et faisant un geste vers les lignes allemandes, se mit subitement à dire :
— Ils ne tiennent plus là derrière. Ils n’ont plus de réserves.
— Vous n’avez plus de réserves, qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— C’est que je l’ai vu.
— Et votre classe 20 ?
— Notre classe 20, on en rencontre déjà dans toutes les unités, de tous les côtés.
— Même de celui-là, lui dis-je, en lui montrant un petit tas de cadavres allemands pas loin de nous.
— Oui, fit-il. Nous en avons déjà beaucoup de morts.
Et soudain s’animant, il me cria :
— Et puis, vous le savez mieux que moi, l’infanterie ne peut rien faire, ne peut même pas tenir si elle n’est soutenue par l’artillerie. Or notre artillerie ne nous soutient plus, elle n’a plus de réserve.
Et il disait cela d’un ton tragique.
Il y avait aussi un prisonnier autrichien.
— D’où es-tu ? lui dis-je.
— De Budapest.
— Oh ! Alors, je vais t’apprendre une nouvelle qui va t’intéresser, toi qui es Hongrois : la Bulgarie demande la paix.
Le Hongrois sourit. C’était trop gros, il ne voulut pas le croire.
Le Petit Journal, 29 septembre 1918.



Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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