mardi 4 septembre 2018

14-18, Albert Londres : «Soyons Anglais, ne nous emballons pas.»



Lens, Cambrai et Douai espèrent !

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique, 2 septembre.
Un événement domine aujourd’hui sur le front anglais. Au sud de la Scarpe, le général Horne a attaqué la ligne Drocourt-Quéant et l’a atteinte déjà en grande partie. La ligne Drocourt-Quéant est la continuation vers Lens de la ligne Hindenburg. Elle a été creusée pour protéger Cambrai et Douai. Elle était comme un supplément du système défensif allemand. C’était en somme une assurance qu’ils avaient prise dans le cas où les Anglais viendraient à avoir des intentions sur le Cambrésis. On a percé la ligne Hindenburg. La ligne Hindenburg à cet endroit est bouleversée, et c’est cette assurance même que ce matin les Anglais et les Canadiens ont attaquée : l’assurance le soir est entamée. C’est, si l’attaque déclenchée à l’aube de ce jour est aussi heureuse que celles du mois d’août, c’est donc Lens, Cambrai et Douai qui espèrent.
Le Petit Journal, 3 septembre 1918.

Dans Péronne dévasté mais reconquis

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique, 2 septembre.
Les Britanniques sont décidément partis pour mordre l’Allemand jusqu’à le déchirer.
Ici je crois qu’il est bon de regarder toutes choses froidement. À peine arrivé dans les rangs de nos amis, ils enlevèrent Péronne. Voilà un nom qui a des ailes, il va planer, sinon sur toute l’armée, du moins dans la division qui a fait le coup. Arrivé dans cette division, le calme des jours sans histoire y règne, il n’y a pas de satisfaction visible sur les visages. Mais vous venez de prendre Péronne, leur dis-je. Oh ! oui, font-ils. Les oh ! oui sont dits sur le même ton dont ils auraient prononcé : « Vous ne vous trompez pas, c’est en effet exact, nous venons de prendre Péronne. » De même qu’elle ne s’est pas laissé toucher par le découragement, c’est une armée qui ne se paye pas de joie. Elle est l’image de l’Angleterre qui est bien trop vieille pour être à aucun moment le jouet de ses nerfs. Quels que soient les événements qui naissent sous ses pas, qu’elle les subisse ou les provoque, elle ne semble étudier leurs contours que dans un but : s’y installer au mieux de ses prévisions. Longtemps elle s’est installée dans la défensive, le temps a changé, alors elle s’est installée dans l’offensive, voilà tout. Il lui paraît aujourd’hui aussi naturel de reconquérir des villes qu’autrefois d’empêcher qu’on lui en ravisse des nouvelles. Ils sont entrés dans Péronne, eh bien ! n’est-ce pas pour cela qu’il y a près d’un mois ils sont partis du pied droit, ils sont entrés dans Péronne comme hier dans Bapaume, comme demain… mais soyons Anglais, ne nous emballons pas.
Pleurons cependant. C’est notre premier jour de ce nouveau rôle, nous n’avons pas encore l’habitude de l’impassibilité, nous promettons de nous y entraîner ; en attendant, pleurons sur les villes, les villages et la terre de cet autre coin de France. Il est évident que partout où passe la guerre reste la dévastation. Nous ne nous attentions certainement pas que du fait de changer d’armée, le fléau changerait de figure. Nous étions habitué à voir tout le long ce pauvre pays en proie au combat ; les biens et le vol de la patrie lâchés à la face du ciel, tout de même cette dévastation qui vous poursuit où que vous alliez vous arrache le masque d’indifférence que vous aviez cru vous appliquer. Eh quoi ! ici encore ! s’écrie-t-on.

Les ruines de Péronne

Je suis à l’entrée de Péronne, les Allemands la bombardent rageusement. C’est une satisfaction platonique que je viens de m’accorder. J’aurais pu aussi bien m’arrêter dans n’importe quelle cité détruite rencontrée en chemin et me croire dans Péronne. Ruines pour ruines, les unes valent les autres et Péronne ne laisse pas plus deviner qu’elle était Péronne qu’Albert Albert, Bapaume Bapaume. À peine la carcasse de leur église ou de leur grande bâtisse permettrait-elle de les identifier. Sans cela vous pourriez planter devant Péronne une pancarte où serait écrit Bapaume, une seconde devant Bapaume où serait écrit Péronne et amener dans ces ruines les citoyens de chaque ville, que les citoyens ne s’apercevraient pas de la substitution. Il est des cadavres sur lesquels on ne peut plus mettre un nom, tels sont ceux que nous découvrons dans notre marche victorieuse. Comment voulez-vous que je certifie autrement que par le témoignage de la géographie que je suis à Péronne. Une ville se reconnaît généralement par ses places, ses rues, ses maisons personnelles, elle a une physionomie quoi ! Il n’y a plus rien, ni rues, ni places, ni maisons. Le maire de Péronne serait en ce moment avec moi, je lui dirais : « Monsieur le maire, allez à votre mairie », qu’il ne se mettrait pas en route, car il n’en trouverait pas la direction. Seul, le curé, s’il était acrobate, pourrait, chevauchant les tas de pierres que sont devenues les demeures, se rendre à son église, dont les murs dominent encore.
Où sont les magnifiques entrées dans les villes reconquises qu’au début de la guerre prévoyaient les imaginations ? Où sont les femmes, les enfants et les vieillards ouvrant tout grand au son de nos bottes leurs volets et leurs portes et se penchant aux fenêtres et se précipitant dans les rues pour jeter leurs bras au-devant des sauveurs ? Continuons l’effort et nous verrons cela. Pour l’instant, ce sont les villes, des lignes de bataille qui tombent, plus une âme pour vous accueillir, et si vous criez leur nom elles ne vous répondent même pas, car pour vous renvoyer l’écho, il leur faudrait au moins un mur.
Le Petit Journal, 3 septembre 1918.



Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

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Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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