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mercredi 13 juin 2012

Un entretien avec Hector Bianciotti pour le "Magazine littéraire" (1995)

Les journaux et magazines pour lesquels j'ai travaillé possèdent parfois des archives auxquelles je n'ai pas directement accès. (D'accord, d'accord, il y va un peu de ma paresse: si je voulais rassembler tout cela, je pourrais probablement y arriver.) Le Magazine littéraire vient ainsi d'avoir la bonne idée de remettre en ligne l'entretien que j'avais réalisé pour lui avec Hector Bianciotti en 1995. Je vous l'offre.

Hector Bianciotti est un écrivain de langue française bien singulier: il doit être le seul, parmi ses pairs, à avoir reçu le prix Médicis étranger (1977) et le prix du Meilleur Livre étranger avant le Femina (1985), le prix de la Langue de France (1994) et le prix littéraire Prince Pierre de Monaco (1993), les deux premiers pour des ouvrages traduits de l'espagnol, les trois suivants pour son œuvre en français.
C'est donc dans notre langue qu'il a entrepris de raconter sa vie − avec une distance sur laquelle il s'expliquera, avec son accent espagnol, inaltérable malgré le contraste qui existe chez lui entre la parole et l’écriture. Celle-ci, travaillée jusqu'à répondre aux plus hautes exigences, est la conséquence d'un état d'esprit qui, même au cours d'un entretien, se devine sous le besoin de trouver toujours le mot juste. Interroger Hector Bianciotti ne fait jamais courir le risque de recevoir, en réponse, une succession de clichés...
La Magazine Littéraire. Vous publiez aujourd'hui le deuxième volet d'un récit autobiographique Le pas si lent de l'Amour (Grasset). Aviez-vous fait depuis longtemps le projet de raconter votre vie?

Hector Bianciotti. Non. J'en éprouvais le besoin. Je ne voulais pas faire une autobiographie, mais plutôt ce que j'appelle une auto-fiction. La graine des faits, de chaque événement est vraie, mais je savais d'avance qu'on ne peut pas être autobiographique. Toutes les autobiographies d'écrivains sont fausses, fatalement fausses parce que, quand on a écrit des romans, ce sont les mots qui ont pris le dessus et ils vous devancent. La mémoire du passé, même d'un rêve, c'est comme une série de photographies, comme des cartes pour jouer. Mais ce sont des images fixes et figées. Quand on se met à décrire ces moments, il y a par exemple le vent qui n'était pas là mais qui concorde bien parce qu'il est de cette région, ou de cette ville, il y a la chaleur, il y a des reflets dans une vitrine, il y a des choses qu'on a vues après ou avant, par exemple sur le visage de la même personne, et qu'on met ensemble parce qu'on a appris ce que les gens savants appellent la structure du récit. On ne peut pas s'en tenir à la vérité.

C'est aussi un choix que vous avez fait parce que vous dites avoir hésité plusieurs fois au cours de votre vie à tenir un journal, et que vous avez fini par préférer l'imagination.

Oui, c'est ma démarche. Je crois en fait que l'imagination et l'oubli ont à voir avec la mémoire. Finalement, quand l'imagination intervient, on touche à quelque chose d'insoupçonné. On croit qu'on va parler de soi et de ce qui vous est arrivé au cours de l'existence, et puis, si on est vraiment sincère − sincère en obéissant à l'imagination −, on descend très profond et on ne parle plus de soi. On parle de ce que peuvent ressentir tous les êtres au monde. La seule chose qui justifie de prendre appui sur les faits de sa propre vie, de sa propre expérience, c'est parce qu'on a besoin de points de repère, de béquilles grâce auxquelles on peut arriver à ce qui pour moi est peut-être l’essence de la littérature. Le monde est trop mystérieux pour savoir quel sens ont les choses dans la continuité de la vie. Il y a très peu de gens qui écrivent et ils sont des préposés à je ne sais quel catalogue des sensations, ou des pensées, ou des perplexités, ou des peurs, ou des espoirs, et ils doivent trouver les mots justes, de sorte que le lecteur, en lisant une phrase, se dise : «Voilà, c'est ça, c'est ce que je pense!» Lui n'avait pas les mots pour ça. Dans le meilleur des cas, quand on réussit, on est un écrivain public.

Cela suppose un travail long et difficile sur les mots...

Oui, c'est très difficile. Au sujet de l'imagination qui connaît mieux la vérité que ce que nous croyons nous-mêmes de notre vérité, je pense toujours à ce mot de Neruda qui dit à peu près: «Oui monsieur, tout ce que vous voulez, mais ce sont les mots qui chantent. Je me prosterne devant eux. Une idée se modifie parce qu'un mot que la phrase n'attendait pas est venu se placer comme un petit roi parmi les autres et que les autres lui ont obéi.» Pour moi, c'est peut-être une des plus belles définitions de la littérature. Il faut que la phrase se soulève, quitte ce terrain impur du langage puisque le langage est né pour s'entendre, puis pour faire des échanges, puis pour faire du commerce, puis pour toutes sortes de choses... La littérature utilise un instrument qui sert dans beaucoup de situations. Ce n'est pas comme la musique, la peinture ou les autres arts.

Ces autres formes d'expression sont-elles plus pures que la littérature?

Oui, tandis que la littérature fait usage d'un instrument qui sert à toutes sortes de choses. Donc c'est plus difficile. Un des textes les plus extravagants que j'ai lu sur la littérature, c'est Qu'est-ce que la littérature? de Sartre − je trouve au reste que c'est un très grand écrivain. Dans la préface de ce livre, dans une prose admirable, il explique en substance que la poésie a des droits que la prose n'a pas, que la prose doit être utilitaire. A l'époque, on oubliait, en France en tout cas, Elio Vittorini qui répliquait, sans nommer Sartre: « Un adjectif ou un adverbe peut arriver là où tout le raisonnement n'arrive pas », comme une sorte de grâce. Je crois à cela. Au fond, la littérature manque d'un statut reconnu. Pour la musique ou la peinture, ce statut est évident. Pas pour la littérature.

Dans votre écriture, comment cherchez-vous à atteindre cette sorte de grâce?

Il y a une chose inexplicable: pourquoi veut-on écrire. A huit ans, j'ai commencé à écrire, comme je le raconte dans mon livre précédent. J'ai publié un petit récit que j'avais trouvé, Le chat botté. Il avait des bottes de sept lieues, j'avais imaginé que je pouvais sortir de la plaine argentine, mais c'était un plagiat. J'ai commencé par un plagiat parce que je ne savais pas encore raconter. Après j'étais fasciné par la rime mais, peu à peu, j'ai pris conscience de ce qu'était la littérature par rapport au langage parlé.
J'ai un double petit don. Parmi mes multiples vocations, il y avait celle de devenir compositeur. Je n'avais pas l'oreille absolue mais j'ai une bonne oreille. Et toute ma pensée passe par les yeux, par ce que je vois. Je capte avant d'avoir regardé. Une démarche, une façon d'entrer dans un bar... Je vois une femme de loin et je sais ce qui cloche dans sa robe, je vois tout. Je crois que beaucoup de gens qui ne sont pas écrivains ont ces petits dons. Mais je n'ai pas l'oreille reliée aux lèvres, c'est pourquoi mon accent est mauvais. J'entends les nuances du français, c'est une langue très plate, très uniforme au point de vue de l'accent, mais il a la richesse des diphtongues et des différents «e», aigu, accent grave, et cette mystérieuse richesse qui est le «e» muet. Il faut que la phrase soit bien balancée. Pas toutes. On apprend, en écrivant beaucoup de pages, qu'il ne faut pas tomber dans la mélopée. Il faut casser le rythme. Vous avez cédé pendant vingt lignes à la phrase longue et à la mélopée, alors il faut tout à coup faire des phrases courtes. Certains appellent ça la technique. C'est comparable à la musique. Sauf Ravel dans le Boléro, on varie. C'est pourquoi les compositions musicales ont un allegro, un andante... Il me semble qu'il faut faire cela pour la phrase.

Aviez-vous déjà les mêmes préoccupations quand vous écriviez en espagnol?

C'était la même chose. Mais mon espagnol était un espagnol de nulle part. Ni argentin, ni espagnol d'Espagne, c'était un mélange puisque j'avais beaucoup lu d'auteurs étrangers et que les traductions, en Argentine, pouvaient être argentines, espagnoles ou mexicaines, ce qui les colorait tout à fait différemment. Mon espagnol était fait de bric et de broc à l'intérieur d'une même langue. Mon éditeur espagnol, quand il a vu sortir mon premier livre en français, m'a dit qu'on sentait bien dans la syntaxe que la présence du français était déjà très forte.

Est-ce quand vous avez commencé à lire Valéry, à quinze ans, que le français vous a attiré?

Il y avait la langue, mais il y avait aussi le fait que toutes les personnes cultivées en Argentine parlaient le français. Des gens comme cette femme [il montre une photographie, dans sa bibliothèque], Victoria Ocampo, soit étaient nés en France, soit avaient maison ouverte en France. Ils étaient francophiles − et anglophiles, mais francophiles surtout. L'Alliance française et l'Institut français étaient considérés comme les sommets de la culture, et c'étaient les privilégiés qui y allaient. Les librairies françaises étaient extraordinaires. Si je vous dis que j'ai lu Les Bonnes de Genet en traduction espagnole, publiées grâce à Victoria Ocampo dès 1947, l'année où Jouvet les a jouées à Paris... C'était extraordinaire, la rapidité avec laquelle on pouvait lire Sartre et Camus. Un barbare en Asie, de Michaux, avait été traduit par Borges en 1936... Et puis, j'avais découvert Ruben Dario, comme je le raconte dans l'autre livre. On a publié sur lui un livre formidable où on retrouve toutes les sources de ses poèmes. Non seulement Verlaine, qui était capital, parce que toutes ses métriques se retrouvent chez Ruben Dario, mais aussi tous les symbolistes... Ce livre puisait à la fois aux sources des poètes et à celles des peintres : des tableaux reproduits en noir et blanc, de Watteau à Puvis de Chavanne. Ruben Dario était mon idole. Et il confirmait que, pour être un bon écrivain en langue espagnole, il fallait connaître la littérature française.

Ce que la nuit raconte au jour se terminait par votre départ d'Argentine au milieu des années 50. Le Pas si lent de l'amour s'achève, lui, au moment où vous commencez à écrire de la fiction en français, avec une première nouvelle rédigée dans la langue que vous pratiquez maintenant. Les deux événements revêtent-ils la même importance pour vous?

Cette histoire de langage, à la fin du livre, est le contraire d'un flash-back: un flash vers l'avant. Il y a des peurs, quand on écrit un livre. D'abord la peur de mourir, tout simplement, et de ne pas arriver à la fin du livre. Et puis, j'avais peur de ne pas avoir bien dit, en peu de pages, ce qu'avait été ce passage. C'est pourquoi je l'ai placé là. Vais-je avoir le temps de le raconter mieux? Une autre peur m'accompagne : une méfiance de moi-même à l'égard de mon imagination, et peut-être aussi une peur que je connaissais déjà en espagnol, qui consistait à écrire dans une langue qui n'était pas la mienne, qui n'est peut-être toujours pas la mienne. Je ne sais pas si la langue appartient à quelqu'un, même aux autochtones. Les autochtones peuvent être très distraits par rapport a leur langue. La peur qui m'accompagne toujours, c'est que rien ne justifie une page, pas une phrase. De là vient ma manie, un peu exagérée peut-être − sans doute −, de ces phrases qui semblent des aphorismes. Ce sont pour moi presque des béquilles pour avancer. Très souvent − mais ça, il ne faudrait pas le dire −, je travaille ainsi : j'ai quelques notes, des phrases qui peuvent être sur n'importe quoi, dans un carnet. J'ai appris très tôt que les phrases qui viennent et qui nous semblent venir de plus haut que nous-mêmes, on croit qu'on va les retenir mais ce sont celles qui disparaissent le plus vite. Alors je les note et, quand je suis en panne, quand rien ne vient, j'ouvre ce carnet, et je trouve une phrase. Tiens, cette phrase! Il faut aboutir à cette phrase, il faut justifier cette phrase. J'ai un moment à raconter, et il faut que le récit de ce moment soit justifié par cette phrase.

Vous disiez que les autochtones étaient parfois distraits par rapport à leur langue. Vous parlez, dans Ce que la nuit raconte au jour, de la «conscience de chaque mot se formant sur mes lèvres.» Il s'agit là de l’espagnol, Avez-vous toujours la même conscience, supérieure à ceux dont c'est la langue maternelle, pour le français?

Pas supérieure, mais une attention extrême, une crainte extrême de faire des fautes, de me tromper. La seule chose qui m'agace quand j'écris... Je souffre horriblement quand je dois faire un article, parce que je mets tel mot et je me dis qu'il en faudrait peut-être un autre, plus juste, ou plus beau, ou plus riche. Il n'y a rien à faire: quand on est un immigré, on ne l'oublie pas. Ce n'est pas pour faire mieux que les autres, c'est pour qu'on ne puisse pas vous reprocher quelque chose. J'aimerais faire le mieux possible dans n'importe quelle langue, même si j'avais une langue maternelle pure. Je ne crois pas beaucoup à cette histoire de langue maternelle d'ailleurs. En tout cas, je ne crois pas à la notion d'identité dont on me parle beaucoup. Je déteste, je ne supporte pas «l'identité nationale», «l'identité régionale», «mon identité», «la perte d'identité». La langue, c'est quelque chose qu'on apprend. Qu'on apprend quand on est petit, mais le corps est une structure moléculaire qui trouve des affinités avec une langue qui n'est pas nécessairement celle de la prime enfance. Peut-être que je dis ça parce qu'à partir du moment où je me suis intéressé à la culture − c'était très tôt puisque à cause des revues, à cause de la radio, je me suis rendu compte qu'il y avait quelque chose de mieux que la vie des paysans −, j'entendais parler des villes, je savais qu'il y avait quelque chose d'autre.

Il y a cependant une manière de voir le monde qui est différente d'une langue à une autre. Vous expliquez, par exemple, que le mot «oiseau» n’évoque pas pour vous la même réalité que sa traduction en espagnol, «pajaro »…

C'est en effet une vision du monde. Et c'est pourquoi cette vision du monde, peut-être, me convient beaucoup mieux. Je crois que je le dis, l'oiseau dans son nid, cette intimité me convient mieux. La première prise de conscience de la langue, pour moi, n'était pas le changement de langue mais le changement d'élocution à l'intérieur de la même langue. Quand je me suis efforcé d'adopter, pour pouvoir travailler au théâtre et au cinéma, l'élocution espagnole de Castille − le castillan est une norme comme le français de l'Ile-de-France −, tout mon corps changeait d'allure. Le maintien de la tête, la poitrine en avant, les pas presque militaires... Cela irait-il contre mon idée que l'identité n'a rien à voir avec la langue? Pourrait-elle avoir à voir avec la langue? Je ne sais pas... Moi, je me sens beaucoup mieux en français.

Le théâtre et le cinéma, être acteur, cela a-t-il été votre première vocation?

Une de mes multiples vocations...

Du moins avez-vous un peu pratiqué ce métier, au contraire d'autres.

Un peu, oui. Je faisais du théâtre quand j’étais adolescent et, à vingt et un ans, j'avais une petite troupe. On faisait du théâtre qu'on appelait expérimental. Il y avait beaucoup de théâtre expérimental... J'aimais beaucoup ça. Et puis j'aime beaucoup les acteurs. Dans les années soixante, tout un mouvement, avec les Cahiers du cinéma, ou Combat, critiquait les grands acteurs en disant qu'ils faisaient des numéros d'acteur, et on privilégiait la mise en scène. Ce n'est pas mon point de vue.

Pourtant vous aimez beaucoup la mise en scène…

Oui, j'aime beaucoup la mise en scène. Mais je regrette qu'on la fasse parfois au détriment de la vie théâtrale. Évidemment, les grands metteurs en scène font, en général, des «nouvelles lectures» d'une pièce. On se contrefiche de la nouvelle lecture!

Y a-t-il un rapport entre la mise en scène et la littérature? Écrire votre vie comme vous le faites, n'est-ce pas aussi une mise en scène de celle-ci?

Oui, il y a de la mise en scène, mais cela pourrait être une métaphore. J'ai toujours pensé que si on prenait un auteur − un auteur sérieux, un auteur important −, et si on comptait les mots qu'il privilégie, auxquels il accorde un sens plus riche que celui des dictionnaires, on trouverait l'essentiel. Dans mes livres, il y a toujours, de façon répétitive, des termes de théâtre. «Le rideau tombe», «il entre en scène», «il disparaît dans les coulisses»... Je ne peux pas les éviter. Donc, on pourrait dire que je conçois un livre comme une cérémonie de théâtre. Je ne dirais pas comme une pièce de théâtre, mais comme une cérémonie.

Vous parlez aussi de mise en scène de la dévotion…

Il y a un moment, à douze ans, où on se croit mystique. Ma vocation, c'était de devenir saint. Avec auréole. Mériter l'honneur des autels. Après, quand j'ai connu Valéry et la poésie pure, je glissais déjà vers autre chose. Mais j'aime le rite, et je crois que les gens en ont besoin.

Par ailleurs, dans votre désir de devenir saint, n'y avait-il pas aussi cette envie de singularité sur laquelle vous revenez plusieurs fois dans vos livres?

Ça venait de l'enfance. Ma famille ne comprenait pas ce monstre qui revenait de la ville. On attendait des enfants, surtout des mâles, des garçons, qu'ils soient de vrais laboureurs. Je me sentais singulier, et je voulais être singulier. A partir du jour où j'ai découvert qu'il y avait une émission de musique classique, le fait de m'obliger à l’écouter parce que les autres ne l’écoutaient pas − donc ça devait être bien meilleur −, c'était déjà une façon de vouloir renforcer ma singularité. Ce n'était pas de la vanité, c'était un instinct. Si la vanité peut être un instinct, j'avais l’instinct de la vanité...

Avez-vous l'intention de poursuivre ce récit autobiographique?

Je ne peux pas le savoir, parce que j'ai appris, en écrivant ce livre, qu'il faut être très loin des événements pour les écrire. Quand j'ai écrit mes trois premiers livres, j'étais dans une situation très instable en Europe. C'est seulement quand j'ai su que j'avais la possibilité de rester, de survivre, et d'écrire en français pour les journaux, que j'ai pu parler de l’Argentine. Il a fallu des années... Le monde de mes trois premiers livres était un monde imaginaire, des images de cinéma : personne n'avait besoin d'argent.

Ces livres-ci correspondent-ils pour vous à une sorte de devoir de la mémoire?

Je ne dirais pas un devoir, mais un besoin. Au fond, si on écrit des livres, c'est par besoin.

Ne vit-on sa vie que pour la raconter? C'est ce que vous laissez entendre..

C'est un peu exagéré. Pourtant, il y a quelque chose de vrai là-dedans. Si on a un petit talent d'écrivain, on vit sans crainte de ce qu'on va vivre, on supporte mieux tous les malheurs qu'on peut avoir, tous les obstacles qu'on peut rencontrer, parce qu'on sait qu'on va les raconter. Alors on vit sa vie pour la raconter. Cela peut paraître très narcissique mais, quand j'ai eu fini ce livre, je me sentais totalement vide − je me sens encore totalement vide −, je me suis dit : maintenant, il faut qu'il arrive quelque chose. Mais, depuis les années soixante-dix, beaucoup de choses sont arrivées, et aucune n'a de force dramatique, tout est de l'ordre de l’anecdote. Ce n'est pas à moi de le raconter. Alors, maintenant, il faut que quelque chose arrive. Un besoin est né en moi, et c'est peut-être cela, ce qui arrive: pour la première fois depuis vingt-cinq ans, j'ai envie de retourner en Argentine et de revoir ma famille...

Propos recueillis par Pierre Maury (Magazine Littéraire n° 335, septembre 1995)

La mort d'Hector Bianciotti, qui deux fois changea de langue

Drôle de réveil. Apprendre au saut du lit la mort d'Hector Bianciotti, écrivain argentin d'origine piémontaise ayant choisi la langue française - et la nationalité - n'est pas la meilleure manière de commencer la journée. Je me souviens d'une longue rencontre, chez lui, et de sa prose somptueuse, à retrouver dans une œuvre solide, par exemple dans ces deux livres.

Seules les larmes seront comptées (1989)

Les mécanismes du souvenir hantent la littérature, à tel point qu'il faut à la fois audace et grand talent pour oser s'y attaquer de nouveau. Hector Bianciotti, pour notre bonheur, a tout cela et bien davantage. Seules les larmes seront comptées, le deuxième roman qu'il écrit en français (après Sans la miséricorde du Christ), nous fait monter - ou descendre, c'est selon - le gigantesque escalier de la mémoire, sans cacher qu'on est amené parfois à traverser des zones d'ombre dans lesquelles les images ne sont pas claires, mais où un coude, une brusque modification de la pente, ramène à la surface de grandes plages du passé.
Le roman est enserré entre deux images de la mère du narrateur. En ouverture: «Ma mère est morte demain, le 16 octobre, il y a trente ans. Ses yeux gris sont mon premier souvenir.» Le futur proche - demain - n'existe que par référence au passé, déjà. Et, en final, comme si en effet un jour avait été le temps nécessaire à la mémoire pour exhumer l'ensemble du livre, le passé du lendemain a été rattrapé: la mère meurt. «La nuit se retirait du mur d'en face comme un rideau qui s'ouvre; c'était l'aube.»
Par un effet d'extrême pudeur, cette mort vers laquelle tend le roman, dont le rappel en est à la fois le point de départ et le point d'arrivée, est la plupart du temps masquée derrière la description d'un étonnant personnage, M. Moralès, dont l'apparition, dès la deuxième page du livre, fait de lui l'apparent centre de la narration. Celle-ci dès lors se déploie dans toutes les directions qui sont celles de ce Moralès, grand couturier que le narrateur a connu à la fin de sa vie, alors qu'il commençait à déchoir, et dont coexistent donc les moments les plus glorieux avec les moments les plus misérables. Mais du centre vers la périphérie, il n'y a souvent que quelques phrases, et celles-ci sont franchies à plusieurs reprises pour nous rappeler discrètement quel est le véritable sujet du roman.
Hector Bianciotti cache dans le foisonnement même de sa fiction quelques clés de lecture. Il suffit de les y trouver. «C'est bien lui qui aimait à répéter que, pour réussir sa propre vie, il fallait s'intéresser à tout et à toutes les vies, sauf à la sienne propre. Mais je le soupçonne d'avoir haussé au rang de principe certaines phrases qu'une cadence péremptoire rendait comme fatales et venant de plus haut que lui-même.» N'est-ce pas, camouflée sous une reculade immédiate, l'affirmation de ce qu'est le narrateur? Un homme sans personnalité apparente, capable seulement - mais très bien - de s'imbiber de ceux qui l'entourent, d'observer les situations - et de nous les rapporter.
Ainsi vivent devant nous les hommes et les femmes qui entourèrent M. Moralès. Une jeune femme à la forte poitrine, Dolorès, chanteuse brisée par un musicien raté. Deux frères argentins - Gabriel, l'aveugle kinésithérapeute, et Nicolas, le manchot - qui travaillent dans l'hôpital dirigé par le narrateur. D'autres encore, appelés à l'avant-plan, puis rejetés dans l'ombre par l'écriture extraordinairement travaillée d'Hector Bianciotti qui utilise avec une intuition rare les ruptures de rythme dans des phrases longuement déroulées, comme une eau qui coule sur un terrain imprévisible. 

Ce que la nuit raconte au jour (1992)

Les paysages qu'on trouvait parfois dans les romans d'Hector Bianciotti, «cette plaine argentine que j'ai essayé de décrire, ou d'exorciser, tant de fois», les voici débarrassés du paravent de la fiction: Ce que la nuit raconte au jour, qui n'est rangé dans aucun genre ni sur la couverture ni sur la page de titre, est clairement une autobiographie. Ce sont les années argentines d'Hector Bianciotti, années de formation qui ne résonnent cependant pas aussi clairement que l'argent, pour prendre l'autre définition du mot «argentin», la première, celle à laquelle on pense immédiatement à propos de cet écrivain, ne s'y appliquant pas si bien qu'il y semble à première vue.
On sait en effet que sa famille est originaire du Piémont, et la conscience d'appartenir à cette région d'Italie était très forte: «ces Piémontais (...) allaient jusqu'à exclure de leurs relations la seule famille calabraise des alentours parce qu'elle venait du sud de la Péninsule», écrit-il. Et, plus loin: «Nous rêvions d'être ce que nous étions: des Européens en exil.»
En Argentine, il fallait donc apprendre une autre langue, parler l'espagnol, et le jeune Hector s'y emploie avec une application qui laisse présager ce que seront ses rapports avec la langue de son autre exil, plus tard: le français, devenu depuis quelques livres la langue de l'écriture.
Tout se mêle dans ses souvenirs: le mécanisme de la mémoire elle-même avec la reconstruction des moments de sa jeunesse. Mais une chose apparaît clairement: très jeune, il a voulu écrire. À tel point qu'enfant, il a soigneusement recopié et signé de son nom un résumé du Chat botté pour l'envoyer à la revue Rosalinda à laquelle ses sœurs étaient abonnées. Le comble est que «son» texte parut tel quel, avec sa signature!
Le goût de la littérature lui est venu sur un mot de son père: «Il n'y a ni Dieu ni Diable, tout finit dans l'enclos des croix.» C'est la métaphore qui l'avait frappé: «Je compris, ou entrevis, que l'on pouvait désigner les choses par un autre moyen que leur nom. Aussi me suis-je épris de littérature.» Petites causes, grands effets. Neuf livres plus tard, voici Hector Bianciotti à nouveau face à lui-même, face à ce qu'il appelle l'envers de sa vie: «Le tressage, les fils noués et ceux qui pendent, inemployés.» Ce n'est pas la nostalgie qui le motive. Il remercie l'oubli, mais tout n'a pas été oublié. De certaines personnes, il écrit: «A tous, je leur souhaite de toujours être en vie, et que celle-ci ne les ait pas épargnés.»
Il peut encore connaître la colère, quelque chose des prairies sombres de l'enfance qu'il s'étonne d'avoir quittées pour me faufiler dans le monde des normes. Hector Bianciotti ne semble pas être un homme en paix avec lui-même. C'est bien pourquoi il est capable d'écrire ce livre plein de déchirures avec lui-même et avec les autres. Dans cette période, il a évidemment vécu un certain nombre d'initiations. La dévotion l'a dirigé vers le séminaire et, là, entre garçons, alors qu'il rêvait de sainteté, il s'est trouvé happé par le regard d'un «grand» et a senti «l'attrapement de tout mon être par le sien.» L'amour et le désir se confondent immédiatement, mais Hector Bianciotti possède comme personne l'art de dire les choses tout en les esquivant, et il appartient au lecteur de faire son propre chemin entre les mots qui s'articulent dans la souplesse d'une langue parfaitement maîtrisée.
On ne sait d'ailleurs ce qu'on admire le plus ici, le talent de faire naître des images comme on dégage une pépite de sa gangue ou la force du matériau qui s'y trouvait enclos et qui nous est ainsi offert, comme un cadeau dont l'importance se mesure sans doute dès les premières lignes, quand Hector Bianciotti, après avoir annoncé: «Aujourd'hui, c'est ma vie qui me cherche, explique pourquoi il se penche sur cette tapisserie: maintenant que l'hiver approche après lequel il n'y aura plus de printemps, maintenant que, de quelque étendue que s'avère la durée du sursis, l'échéance est pour demain, l'envie m'a pris de scruter son envers.»
Il y a de la gravité dans cette ouverture. On ne prend pas impunément conscience de s'être rapproché d'un passage aussi important. C'est peut-être la réponse à cette question de savoir à quoi mènent les étapes successives d'une existence comme la sienne, à quoi rime cet espoir d'arriver quelque part. Du moins, dans ce livre, y a-t-il un ailleurs. Et c'est, à un moment où Hector Bianciotti se découvre trompé, même par ceux auxquels il croyait pouvoir faire confiance dans un régime extrêmement dur, un billet de bateau pour Naples, le départ vers l'Europe et, à Buenos Aires, l'adieu à la statue de Christophe Colomb qui avait fait, le premier, le voyage dans l'autre sens...