mercredi 13 juin 2012

La mort d'Hector Bianciotti, qui deux fois changea de langue

Drôle de réveil. Apprendre au saut du lit la mort d'Hector Bianciotti, écrivain argentin d'origine piémontaise ayant choisi la langue française - et la nationalité - n'est pas la meilleure manière de commencer la journée. Je me souviens d'une longue rencontre, chez lui, et de sa prose somptueuse, à retrouver dans une œuvre solide, par exemple dans ces deux livres.

Seules les larmes seront comptées (1989)

Les mécanismes du souvenir hantent la littérature, à tel point qu'il faut à la fois audace et grand talent pour oser s'y attaquer de nouveau. Hector Bianciotti, pour notre bonheur, a tout cela et bien davantage. Seules les larmes seront comptées, le deuxième roman qu'il écrit en français (après Sans la miséricorde du Christ), nous fait monter - ou descendre, c'est selon - le gigantesque escalier de la mémoire, sans cacher qu'on est amené parfois à traverser des zones d'ombre dans lesquelles les images ne sont pas claires, mais où un coude, une brusque modification de la pente, ramène à la surface de grandes plages du passé.
Le roman est enserré entre deux images de la mère du narrateur. En ouverture: «Ma mère est morte demain, le 16 octobre, il y a trente ans. Ses yeux gris sont mon premier souvenir.» Le futur proche - demain - n'existe que par référence au passé, déjà. Et, en final, comme si en effet un jour avait été le temps nécessaire à la mémoire pour exhumer l'ensemble du livre, le passé du lendemain a été rattrapé: la mère meurt. «La nuit se retirait du mur d'en face comme un rideau qui s'ouvre; c'était l'aube.»
Par un effet d'extrême pudeur, cette mort vers laquelle tend le roman, dont le rappel en est à la fois le point de départ et le point d'arrivée, est la plupart du temps masquée derrière la description d'un étonnant personnage, M. Moralès, dont l'apparition, dès la deuxième page du livre, fait de lui l'apparent centre de la narration. Celle-ci dès lors se déploie dans toutes les directions qui sont celles de ce Moralès, grand couturier que le narrateur a connu à la fin de sa vie, alors qu'il commençait à déchoir, et dont coexistent donc les moments les plus glorieux avec les moments les plus misérables. Mais du centre vers la périphérie, il n'y a souvent que quelques phrases, et celles-ci sont franchies à plusieurs reprises pour nous rappeler discrètement quel est le véritable sujet du roman.
Hector Bianciotti cache dans le foisonnement même de sa fiction quelques clés de lecture. Il suffit de les y trouver. «C'est bien lui qui aimait à répéter que, pour réussir sa propre vie, il fallait s'intéresser à tout et à toutes les vies, sauf à la sienne propre. Mais je le soupçonne d'avoir haussé au rang de principe certaines phrases qu'une cadence péremptoire rendait comme fatales et venant de plus haut que lui-même.» N'est-ce pas, camouflée sous une reculade immédiate, l'affirmation de ce qu'est le narrateur? Un homme sans personnalité apparente, capable seulement - mais très bien - de s'imbiber de ceux qui l'entourent, d'observer les situations - et de nous les rapporter.
Ainsi vivent devant nous les hommes et les femmes qui entourèrent M. Moralès. Une jeune femme à la forte poitrine, Dolorès, chanteuse brisée par un musicien raté. Deux frères argentins - Gabriel, l'aveugle kinésithérapeute, et Nicolas, le manchot - qui travaillent dans l'hôpital dirigé par le narrateur. D'autres encore, appelés à l'avant-plan, puis rejetés dans l'ombre par l'écriture extraordinairement travaillée d'Hector Bianciotti qui utilise avec une intuition rare les ruptures de rythme dans des phrases longuement déroulées, comme une eau qui coule sur un terrain imprévisible. 

Ce que la nuit raconte au jour (1992)

Les paysages qu'on trouvait parfois dans les romans d'Hector Bianciotti, «cette plaine argentine que j'ai essayé de décrire, ou d'exorciser, tant de fois», les voici débarrassés du paravent de la fiction: Ce que la nuit raconte au jour, qui n'est rangé dans aucun genre ni sur la couverture ni sur la page de titre, est clairement une autobiographie. Ce sont les années argentines d'Hector Bianciotti, années de formation qui ne résonnent cependant pas aussi clairement que l'argent, pour prendre l'autre définition du mot «argentin», la première, celle à laquelle on pense immédiatement à propos de cet écrivain, ne s'y appliquant pas si bien qu'il y semble à première vue.
On sait en effet que sa famille est originaire du Piémont, et la conscience d'appartenir à cette région d'Italie était très forte: «ces Piémontais (...) allaient jusqu'à exclure de leurs relations la seule famille calabraise des alentours parce qu'elle venait du sud de la Péninsule», écrit-il. Et, plus loin: «Nous rêvions d'être ce que nous étions: des Européens en exil.»
En Argentine, il fallait donc apprendre une autre langue, parler l'espagnol, et le jeune Hector s'y emploie avec une application qui laisse présager ce que seront ses rapports avec la langue de son autre exil, plus tard: le français, devenu depuis quelques livres la langue de l'écriture.
Tout se mêle dans ses souvenirs: le mécanisme de la mémoire elle-même avec la reconstruction des moments de sa jeunesse. Mais une chose apparaît clairement: très jeune, il a voulu écrire. À tel point qu'enfant, il a soigneusement recopié et signé de son nom un résumé du Chat botté pour l'envoyer à la revue Rosalinda à laquelle ses sœurs étaient abonnées. Le comble est que «son» texte parut tel quel, avec sa signature!
Le goût de la littérature lui est venu sur un mot de son père: «Il n'y a ni Dieu ni Diable, tout finit dans l'enclos des croix.» C'est la métaphore qui l'avait frappé: «Je compris, ou entrevis, que l'on pouvait désigner les choses par un autre moyen que leur nom. Aussi me suis-je épris de littérature.» Petites causes, grands effets. Neuf livres plus tard, voici Hector Bianciotti à nouveau face à lui-même, face à ce qu'il appelle l'envers de sa vie: «Le tressage, les fils noués et ceux qui pendent, inemployés.» Ce n'est pas la nostalgie qui le motive. Il remercie l'oubli, mais tout n'a pas été oublié. De certaines personnes, il écrit: «A tous, je leur souhaite de toujours être en vie, et que celle-ci ne les ait pas épargnés.»
Il peut encore connaître la colère, quelque chose des prairies sombres de l'enfance qu'il s'étonne d'avoir quittées pour me faufiler dans le monde des normes. Hector Bianciotti ne semble pas être un homme en paix avec lui-même. C'est bien pourquoi il est capable d'écrire ce livre plein de déchirures avec lui-même et avec les autres. Dans cette période, il a évidemment vécu un certain nombre d'initiations. La dévotion l'a dirigé vers le séminaire et, là, entre garçons, alors qu'il rêvait de sainteté, il s'est trouvé happé par le regard d'un «grand» et a senti «l'attrapement de tout mon être par le sien.» L'amour et le désir se confondent immédiatement, mais Hector Bianciotti possède comme personne l'art de dire les choses tout en les esquivant, et il appartient au lecteur de faire son propre chemin entre les mots qui s'articulent dans la souplesse d'une langue parfaitement maîtrisée.
On ne sait d'ailleurs ce qu'on admire le plus ici, le talent de faire naître des images comme on dégage une pépite de sa gangue ou la force du matériau qui s'y trouvait enclos et qui nous est ainsi offert, comme un cadeau dont l'importance se mesure sans doute dès les premières lignes, quand Hector Bianciotti, après avoir annoncé: «Aujourd'hui, c'est ma vie qui me cherche, explique pourquoi il se penche sur cette tapisserie: maintenant que l'hiver approche après lequel il n'y aura plus de printemps, maintenant que, de quelque étendue que s'avère la durée du sursis, l'échéance est pour demain, l'envie m'a pris de scruter son envers.»
Il y a de la gravité dans cette ouverture. On ne prend pas impunément conscience de s'être rapproché d'un passage aussi important. C'est peut-être la réponse à cette question de savoir à quoi mènent les étapes successives d'une existence comme la sienne, à quoi rime cet espoir d'arriver quelque part. Du moins, dans ce livre, y a-t-il un ailleurs. Et c'est, à un moment où Hector Bianciotti se découvre trompé, même par ceux auxquels il croyait pouvoir faire confiance dans un régime extrêmement dur, un billet de bateau pour Naples, le départ vers l'Europe et, à Buenos Aires, l'adieu à la statue de Christophe Colomb qui avait fait, le premier, le voyage dans l'autre sens...

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