Drôle de réveil. Apprendre au saut du lit la mort d'Hector Bianciotti, écrivain argentin d'origine piémontaise ayant choisi la langue française - et la nationalité - n'est pas la meilleure manière de commencer la journée. Je me souviens d'une longue rencontre, chez lui, et de sa prose somptueuse, à retrouver dans une œuvre solide, par exemple dans ces deux livres.
Seules les larmes seront comptées (1989)
Les mécanismes du souvenir hantent la littérature, à tel point qu'il
faut à la fois audace et grand talent pour oser s'y attaquer de nouveau.
Hector Bianciotti, pour notre bonheur, a tout cela et bien davantage.
Seules les larmes seront comptées, le deuxième roman qu'il écrit en
français (après Sans la miséricorde du Christ), nous fait monter - ou
descendre, c'est selon - le gigantesque escalier de la mémoire, sans
cacher qu'on est amené parfois à traverser des zones d'ombre dans
lesquelles les images ne sont pas claires, mais où un coude, une brusque
modification de la pente, ramène à la surface de grandes plages du
passé.
Le roman est enserré entre deux images de la mère du
narrateur. En ouverture: «Ma mère est morte demain, le 16 octobre, il y a
trente ans. Ses yeux gris sont mon premier souvenir.» Le futur proche -
demain - n'existe que par référence au passé, déjà. Et, en final, comme
si en effet un jour avait été le temps nécessaire à la mémoire pour
exhumer l'ensemble du livre, le passé du lendemain a été rattrapé: la
mère meurt. «La nuit se retirait du mur d'en face comme un rideau qui
s'ouvre; c'était l'aube.»
Par un effet d'extrême pudeur, cette
mort vers laquelle tend le roman, dont le rappel en est à la fois le
point de départ et le point d'arrivée, est la plupart du temps masquée
derrière la description d'un étonnant personnage, M. Moralès, dont
l'apparition, dès la deuxième page du livre, fait de lui l'apparent
centre de la narration. Celle-ci dès lors se déploie dans toutes les
directions qui sont celles de ce Moralès, grand couturier que le
narrateur a connu à la fin de sa vie, alors qu'il commençait à déchoir,
et dont coexistent donc les moments les plus glorieux avec les moments
les plus misérables. Mais du centre vers la périphérie, il n'y a souvent
que quelques phrases, et celles-ci sont franchies à plusieurs reprises
pour nous rappeler discrètement quel est le véritable sujet du roman.
Hector
Bianciotti cache dans le foisonnement même de sa fiction quelques clés
de lecture. Il suffit de les y trouver. «C'est bien lui qui aimait à
répéter que, pour réussir sa propre vie, il fallait s'intéresser à tout
et à toutes les vies, sauf à la sienne propre. Mais je le soupçonne
d'avoir haussé au rang de principe certaines phrases qu'une cadence
péremptoire rendait comme fatales et venant de plus haut que lui-même.»
N'est-ce pas, camouflée sous une reculade immédiate, l'affirmation de ce
qu'est le narrateur? Un homme sans personnalité apparente, capable
seulement - mais très bien - de s'imbiber de ceux qui l'entourent,
d'observer les situations - et de nous les rapporter.
Ainsi
vivent devant nous les hommes et les femmes qui entourèrent M. Moralès.
Une jeune femme à la forte poitrine, Dolorès, chanteuse brisée par un
musicien raté. Deux frères argentins - Gabriel, l'aveugle
kinésithérapeute, et Nicolas, le manchot - qui travaillent dans
l'hôpital dirigé par le narrateur. D'autres encore, appelés à
l'avant-plan, puis rejetés dans l'ombre par l'écriture
extraordinairement travaillée d'Hector Bianciotti qui utilise avec une
intuition rare les ruptures de rythme dans des phrases longuement
déroulées, comme une eau qui coule sur un terrain imprévisible.
Ce que la nuit raconte au jour (1992)
Les paysages qu'on trouvait parfois dans les romans d'Hector
Bianciotti, «cette plaine argentine que j'ai essayé de décrire, ou
d'exorciser, tant de fois», les voici débarrassés du paravent de la
fiction: Ce que la nuit raconte au jour, qui n'est rangé dans aucun
genre ni sur la couverture ni sur la page de titre, est clairement une
autobiographie. Ce sont les années argentines d'Hector Bianciotti,
années de formation qui ne résonnent cependant pas aussi clairement que
l'argent, pour prendre l'autre définition du mot «argentin», la
première, celle à laquelle on pense immédiatement à propos de cet
écrivain, ne s'y appliquant pas si bien qu'il y semble à première vue.
On
sait en effet que sa famille est originaire du Piémont, et la
conscience d'appartenir à cette région d'Italie était très forte: «ces
Piémontais (...) allaient jusqu'à exclure de leurs relations la seule
famille calabraise des alentours parce qu'elle venait du sud de la
Péninsule», écrit-il. Et, plus loin: «Nous rêvions d'être ce que nous
étions: des Européens en exil.»
En Argentine, il fallait donc
apprendre une autre langue, parler l'espagnol, et le jeune Hector s'y
emploie avec une application qui laisse présager ce que seront ses
rapports avec la langue de son autre exil, plus tard: le français,
devenu depuis quelques livres la langue de l'écriture.
Tout se
mêle dans ses souvenirs: le mécanisme de la mémoire elle-même avec la
reconstruction des moments de sa jeunesse. Mais une chose apparaît
clairement: très jeune, il a voulu écrire. À tel point qu'enfant, il a
soigneusement recopié et signé de son nom un résumé du Chat botté pour
l'envoyer à la revue Rosalinda à laquelle ses sœurs étaient
abonnées. Le comble est que «son» texte parut tel quel, avec sa
signature!
Le goût de la littérature lui est venu sur un mot de
son père: «Il n'y a ni Dieu ni Diable, tout finit dans l'enclos des
croix.» C'est la métaphore qui l'avait frappé: «Je compris, ou entrevis,
que l'on pouvait désigner les choses par un autre moyen que leur nom.
Aussi me suis-je épris de littérature.» Petites causes, grands effets.
Neuf livres plus tard, voici Hector Bianciotti à nouveau face à
lui-même, face à ce qu'il appelle l'envers de sa vie: «Le tressage, les
fils noués et ceux qui pendent, inemployés.» Ce n'est pas la nostalgie
qui le motive. Il remercie l'oubli, mais tout n'a pas été oublié. De
certaines personnes, il écrit: «A tous, je leur souhaite de toujours être
en vie, et que celle-ci ne les ait pas épargnés.»
Il
peut encore connaître la colère, quelque chose des prairies sombres de
l'enfance qu'il s'étonne d'avoir quittées pour me faufiler dans le monde
des normes. Hector Bianciotti ne semble pas être un homme en paix avec
lui-même. C'est bien pourquoi il est capable d'écrire ce livre plein de
déchirures avec lui-même et avec les autres. Dans cette période, il a
évidemment vécu un certain nombre d'initiations. La dévotion l'a dirigé
vers le séminaire et, là, entre garçons, alors qu'il rêvait de sainteté,
il s'est trouvé happé par le regard d'un «grand» et a senti
«l'attrapement de tout mon être par le sien.» L'amour et le désir se
confondent immédiatement, mais Hector Bianciotti possède comme personne
l'art de dire les choses tout en les esquivant, et il appartient au
lecteur de faire son propre chemin entre les mots qui s'articulent dans
la souplesse d'une langue parfaitement maîtrisée.
On ne sait
d'ailleurs ce qu'on admire le plus ici, le talent de faire naître des
images comme on dégage une pépite de sa gangue ou la force du matériau
qui s'y trouvait enclos et qui nous est ainsi offert, comme un cadeau
dont l'importance se mesure sans doute dès les premières lignes, quand
Hector Bianciotti, après avoir annoncé: «Aujourd'hui, c'est ma vie qui me
cherche, explique pourquoi il se penche sur cette tapisserie:
maintenant que l'hiver approche après lequel il n'y aura plus de
printemps, maintenant que, de quelque étendue que s'avère la durée du
sursis, l'échéance est pour demain, l'envie m'a pris de scruter son
envers.»
Il y a de la gravité dans cette ouverture. On ne prend
pas impunément conscience de s'être rapproché d'un passage aussi
important. C'est peut-être la réponse à cette question de savoir à quoi
mènent les étapes successives d'une existence comme la sienne, à quoi
rime cet espoir d'arriver quelque part. Du moins, dans ce livre, y
a-t-il un ailleurs. Et c'est, à un moment où Hector Bianciotti se
découvre trompé, même par ceux auxquels il croyait pouvoir faire
confiance dans un régime extrêmement dur, un billet de bateau pour
Naples, le départ vers l'Europe et, à Buenos Aires, l'adieu à la statue
de Christophe Colomb qui avait fait, le premier, le voyage dans l'autre
sens...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire