Les trains conviennent à Mathias Enard. Zone occupait, avec une impressionnante densité, le temps d’un
voyage entre Milan et Rome. Plus court que celui auquel l’écrivain a participé en
2010, profitant avec d’autres d’une année France-Russie, dans le Transsibérien
entre Moscou et Novossibirsk. De ce long parcours, il a tiré une fiction
d’abord destinée à la radio et adaptée pour la lecture, L’alcool et la nostalgie.
Dédié à Jeanne, inscrit dans les paysages russes, le livre
est traversé par la présence de Blaise Cendrars et de son livre le plus
célèbre, La prose du Transsibérien et de
la petite Jehanne de France. Sans insistance. Mais Mathias, le narrateur,
dit avoir été poussé au départ par Cendrars – et Kerouac ou Conrad –, il ne
lisait et relisait que Cendrars – et Kerouac ou Carver. Pour rejoindre Jeanne à
Moscou, il vend une édition dédicacée par Cendrars, de son unique main, du Panama. D’écho en écho, il finit par
adopter le même rythme ferroviaire : « Je
voudrais n’avoir jamais fait mes voyages / Ce soir un grand amour me tourmente
/ Et malgré moi je pense à la petite Jeanne de France / C’est par un soir de
tristesse que j’ai écrit ce poème en son honneur ».
Mettre en évidence le lien noué, à un siècle de distance,
entre deux écrivains, n’est pas destiné à imposer une grille de lecture. Mais
simplement à insister sur le fait que Mathias Enard forge, comme son
prédécesseur, une écriture prégnante, dans laquelle les répétitions, notamment,
soutiennent une solide charpente.
Puisqu’il est question d’alcool et de nostalgie dès le
titre, les deux éléments se retrouvent à parts égales dans les excès partagés
par Mathias, Jeanne et Vladimir, le « faux
frère » russe présent et absent, comme dans le souvenir des moments enfuis,
qui ne sont plus. Un chassé-croisé amoureux et amical s’est instauré dans le
passé entre les trois personnages. Ils ont beaucoup partagé, ils se sont
éloignés sans rompre vraiment ce qui les avait unis.
Passent les villes et leurs représentations dans un
imaginaire plus fort que le réel, même s’il s’ancre dans l’Histoire. Même s’il
ne reste, rassemblés par la disparition de Vladimir, que Mathias et Jeanne. Moscou,
Nijni Novgorod, Perm, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg et Novossibirsk défilent
devant les yeux et dans la mémoire blessée. Porté par le mouvement, tendu
jusqu’à la fin où une lettre de Jeanne, pleine de révélations, oblige à
reconsidérer tout ce qui précède, le récit se reçoit comme un verre de vodka
glacée. Brûlures successives du froid et de l’alcool qui donnent l’impression
de vivre malgré la mort…
On se laisse donc aller avec un peu d’angoisse et beaucoup de bonheur,
grâce à la manière dont Mathias Enard nous conduit jusqu’au terme du voyage,
tantôt chantonnant une berceuse, tantôt pratiquant la rupture de ton, rêvant
toujours d’aller plus loin – Vladivostok, pourquoi pas ? L’écriture n’a de
limites que celles qu’elle se donne, et elle domine la géographie.
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