Au début, on ne comprend pas grand-chose. Sinon que Nadia
parle d’elle-même, de son passé d’écrivaine, de son compagnon d’écriture, un
imposant bureau à dix-neuf tiroirs que lui avait confié Daniel, un poète
chilien, disparu depuis sous la dictature de Pinochet, bien qu’il n’aimait pas
Neruda. Le bureau aussi a disparu, quand Leah, qui dit être la fille du poète,
est venue le réclamer. Le caractère concret, presque tangible, des éléments
fournis dans le premier chapitre est cependant troublé et atténué par la forme
sous laquelle ils sont fournis : Nadia raconte son histoire à un
interlocuteur qu’elle appelle « Votre
Honneur », comme si elle parlait à son juge, ce qui suppose une
culpabilité dont on ne connaît pas les raisons. Serait-elle jugée dans un
tribunal, et pour quelle faute ? Quant au bureau lui-même, il recèle au
moins deux mystères : son origine est imprécise – il aurait peut-être
appartenu à Garcia Lorca, légende ou vérité ? – et un de ses tiroirs, un
seul, est fermé, sur on ne sait quel possible secret.
Nicole Krauss sait où se trouve la clef. Et elle nous le
dira. Mais pas tout de suite. Car, comme le contenu du tiroir, ses romans ne se
donnent pas immédiatement. L’histoire de
l’amour, traduit il y a six ans, avait montré déjà son goût des
constructions complexes, des récits enchevêtrés. Et l’ouvrage avait rencontré,
pour leur bonheur, la patience de lecteurs intrigués puis fascinés par la
profondeur de champ offerte dans cette fiction. Elle réédite la performance
dans La grande maison, livre en deux
parties dont la seconde proposera les pièces manquant au puzzle que constitue
la première.
Quatre personnages, ou plutôt quatre groupes de personnages
puisqu’aucun n’est solitaire, croisent leurs destins autour d’un meuble dont
l’histoire renvoie vers le passé, à la Seconde Guerre mondiale et, dans les
années qui l’ont suivie, à la création de l’Etat d’Israël. Lotte, qui a écrit
sur le même bureau (un cadeau, a-t-elle dit sans autre explication, comme elle
ne donnera pas non plus d’explication au moment où elle le donnera à Daniel),
se révèle assez forte pour avoir caché à son mari, qui croyait tout savoir
d’elle, une part essentielle de sa vie. Deux notes de musique, toujours les
mêmes, jouées sur un piano, fournissent un signe qu’il est longtemps impossible
d’interpréter. La quête d’un vieil homme, chargé depuis longtemps de retrouver
des objets ayant appartenu à des familles spoliées par les Nazis, traverse les
époques et les rassemble dans un bouquet d’échos fragiles, sans guérir vraiment
les blessures.
D’une extraordinaire densité et couvrant une gamme étendue
d’émotions restituées avec une grande justesse de ton, La grande maison se dévoile couche par couche, avec un plaisir
accru par la multiplication des points de vue.
Chacun de ceux-ci mériterait une analyse détaillée, pour
lui-même autant que par la manière dont il s’inscrit dans un ensemble bâti à la
perfection. Même si Nicole Krauss semble parfois nous embarquer dans des
histoires sans grand rapport entre elles, toutes occupent leur place précise dans
le roman, et en ôter un seul détail nuirait à la cohérence.
De tous les sentiments qui agitent le livre, celui de la
perte est probablement le plus prégnant. Il atteint tous les personnages, à
divers titres, et il contamine le lecteur, soumis à quelque chose qui le
dépasse et pressentant que sa position privilégiée entre les pages est un
magnifique cadeau. Assez rare pour prendre la peine de le déballer lentement.
A la fin, on comprendra tout. Le secret du tiroir
fermé et la signification du titre, qui déborde largement de tout ce qu’on
avait pu croire. Derniers instants de grâce offerts par une romancière qui nous
abandonne, provisoirement, en ayant fait mieux que tenir ses promesses.
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