Fâcheuse impression, pendant ce séjour européen (bientôt terminé), de voir disparaître, l'une après l'autre, de grandes figures des lettres belges. Après Dominique Rolin et Jacqueline Harpman, un avis nécrologique m'apprend la disparition d'Alain Bosquet de Thoran, moins connu que les deux premières, mais écrivain rare et voix forte. Voici comment j'avais tenté, en 1994, de le faire parler de lui à l'occasion du prix Rossel qui lui avait été attribué pour La petite place à côté du théâtre.
Quand il a appris, quelques minutes avant midi, que le jury du prix
Rossel venait de le désigner comme son lauréat de l'année, Bosquet de
Thoran était bien loin d'être absorbé dans un travail littéraire. Encore
que... Ceux qui le connaissent savent que la préparation d'un repas
pour ses petites-filles a pour lui autant d'importance qu'un beau geste
dans un match de football ou qu'une phrase réussie dans un livre.
Il
faisait lui-même, dans une «Carte blanche» publiée dans ce journal
l'année dernière, un vibrant hommage de l'amateur: L'amateur est celui
qui s'arrête, pour regarder d'abord, - il aime les petites routes - et
pour humer l'air du temps, pour comparer, peser avant de juger,
comprendre avant de condamner, de «prendre son parti». Cela ressemble
fort à une profession de foi, qui mérite bien une explication.
Êtes-vous ce genre d'«amateur»?
Oui, quelqu'un qui aime ce qu'il fait et qui le fait avant tout parce
qu'il l'aime. Au-delà même d'aimer ce qu'on fait, il faut aussi avoir le
souci de la perfection de ce qu'on fait, sans autre aspiration qui
pourrait être un esprit mercantile, professionnel. C'est une chose qui
est très sensible dans le sport. Le sport est maintenant dévoyé par le
professionnalisme. On voit de plus en plus de joueurs de tennis qui ne
s'amusent plus à faire ce qu'ils font. En fait, je ne me considère pas
comme un écrivain professionnel...
Mais vous tenez à cette recherche de la perfection...
Le goût de la perfection passe pour moi avant le souci du public qui me
lit. Ça passe au second plan. Bien sûr, j'écris pour être lu, et pas
seulement pour le plaisir d'écrire, bien que ce soit l'essentiel. Je
n'ai pas envie d'être lu par n'importe qui - je ne dis pas ça d'un point
de vue élitiste. Mais je ne veux pas faire un effort pour me faire
comprendre, qui me conduirait à être en dessous de ce que j'ai envie de
dire. Si on ne comprend pas, tant pis.
Vous avez relativement peu publié, depuis 37 ans: neuf livres plutôt brefs. N'auriez-vous pas eu envie de produire davantage?
Mon éditeur m'a fait signer un contrat pour cinq livres. Je lui ai fait
remarquer que j'écrivais un livre tous les cinq ans, je terminerai donc
à quatre-vingt-cinq ans, et je ne sais pas si je pourrai tenir
jusque-là, je serai peut-être gâteux avant. Cela dit, ça c'est un peu
accéléré depuis que je travaille moins professionnellement. Mais je ne
cherche pas à produire... Par contre, j'ai écrit ces nouvelles
relativement vite, en un an et demi.
Ont-elles été beaucoup retravaillées ensuite?
Il y a un premier jet qui est continu, et j'étais cette fois pressé par
une espèce d'urgence de terminer chaque nouvelle et de déjà passer à la
suivante. Mais c'est retravaillé plusieurs fois, au moins deux fois sur
manuscrit et au moins deux fois quand c'est dactylographié. La première
dactylographie est d'ailleurs considérablement charcutée. Et je corrige
encore sur épreuves.
En commençant à écrire ceci, aviez-vous déjà une vue d'ensemble du livre?
J'avais trois nouvelles en tête, et les deux autres ont suivi.
«L'inconnue
de Don Juan» vient d'une nouvelle très ancienne, qui faisait une page
et demie et qui était une vraie nouvelle, pas le récit que c'est devenu.
Je suis reparti de là, et c'était très simple. J'ai suivi Don Juan,
j'ai imaginé que j'étais le metteur en scène, que j'étais le spectateur.
J'écoutais la musique, j'avais la partition, la réduction pour piano,
je passais de l'un à l'autre, c'est un opéra que je connais bien. C'est
le plus difficile des opéras à mettre en scène...
«La mémoire du geste» est partie d'une représentation de «Siegfried» et d'une statue, elle est venue assez vite aussi.
Lors
d'un voyage à Langres, comme je le dis au début, j'ai eu l'idée d'«À la
vue du mont Blanc», à cause d'une vue panoramique à partir de laquelle
on voit ce sommet. J'ai fait le tour des différents lieux, mais je n'ai
jamais vu le mont Blanc, il faisait trop mauvais...
Le texte le
plus autobiographique est «La tourneuse de pages». J'y mélange des
souvenirs que j'ai de mon grand-père Bosquet, qui est celui qui avait
peut-être le plus le temps de s'occuper de moi - j'étais son petit-fils
aîné, et il avait une connaissance encyclopédique -, et des souvenirs
d'un endroit où j'allais souvent le dimanche, à Uccle, où il y avait une
sorte de colonie d'artistes.
Et puis, «Vagabonde» était un livre
de deux cents pages mais qui était trop touffu, une espèce de somme de
la création, un architecte-urbaniste qui crée une ville de toutes
pièces. J'ai décanté cela, je me suis dit que cela tiendrait mieux dans
une nouvelle, et je crois que c'est le cas.
De votre point de vue, ces nouvelles s'articulent-elles les unes avec les autres, ont-elles un lien entre elles?
Pour moi, c'étaient des spectacles du temps. C'était d'ailleurs le
titre: «Quelques spectacles du temps», mais l'éditeur n'aimait pas le
titre et on a pris les premiers mots du premier récit.
Ce thème
du temps, qui est partout, est nourri notamment par la musique. Parce
que celle-ci nécessite un certain temps par son expression elle-même?
Peut-être l'explique-t-on mieux de l'extérieur que je ne le vois
moi-même. Ce que je n'ai pas voulu faire, et que je n'ai d'ailleurs pas
recherché, c'est m'acharner à avoir cinq points de vue différents sur le
temps. Il n'y a pas de systématisation.
En fait, si on peut dire
qu'on est fasciné par sa propre production, le texte qui me fascine le
plus est celui sur le mont Blanc, parce que j'y ai mélangé deux choses:
la découverte de ce lieu mythique, le plus élevé d'Europe, dont on peut
imaginer qu'il était une sorte de symbole pour les peuples anciens, et
ce personnage qui devient sourd, fasciné et effrayé par ce mont Blanc,
qui est comme moi très sensible au vertige. Je suis allé, deux étés
successifs, en vacances dans les Alpes, et j'y ai découvert un cône
d'éboulement. J'ai vu la terre qui s'use, et c'est un spectacle
extraordinaire: la sensation géologique du temps. Un glacier ne bouge
pas, mais il craque de temps en temps. C'est un des grands spectacles de
la nature. Il y en a d'autres que je ne connais pas, comme le désert,
qui doit être une expérience du même ordre.
Votre univers est très référentiel, très culturel. Est-ce important pour vous?
Je crois que les culturels doivent se battre pour la culture, surtout
maintenant. La culture est attaquée d'une façon qui me paraît dangereuse
et particulièrement sournoise dans la mesure où on essaie de la vider
de son sens véritable en opposant une culture élitiste à une culture
populaire. C'est faux: il n'y a qu'une seule culture, et si elle est
élitiste c'est parce qu'on ne l'apporte pas aux autres, et c'est cela
qu'il faut faire. Je comprends parfaitement qu'il n'y ait pas
d'émissions littéraires approfondies à la télévision, elle n'est pas
faite pour ça. Mais il n'y a plus d'opéra, il n'y a plus de science,
etc. Il faut dénoncer cela, autant que possible.
Mon univers culturel est aussi celui de la peinture, mais elle est présente dans d'autres livres...
Quant
à la crainte d'éloigner des lecteurs à cause d'un univers culturel,
elle ne m'habite pas. Au contraire: la lecture peut ouvrir à cette
culture, et je suis heureux de recevoir un prix qui me permet d'élargir
mon audience et d'éveiller des lecteurs à autre chose que ce qu'ils ont
l'habitude de lire.
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