On vient d'apprendre la mort de Robert Sabatier, ami des poètes et des enfants, ce qui est peut-être la même chose, homme facétieux qui aimait rire et vivre. Son plus bel ouvrage, ou du moins celui qui lui tenait le plus à cœur, et dont l'édition n'a été possible qu'en raison du succès de ses autres livres, est probablement son Histoire de la poésie française, neuf volumes de découvertes partagées avec appétit. Son meilleur roman? Les années secrètes de la vie d'un homme (cela n'engage que moi). Les plus connus: Les allumettes suédoises et leurs suites, huit romans dans lesquels il se raconte en transposant à peine, avec un pétillement amusé dans les yeux.
Je l'ai rencontré souvent - il était d'excellent compagnie. En 1993, par exemple, pour la sortie d'Olivier et ses amis, le sixième dans la série de ce qui est devenu l'an dernier, dans une réédition bienvenue, Le roman d'Olivier. Souvenirs émus...
En quoi Les allumettes suédoises ont-elles changé votre vie?
Il
est vrai qu'à partir du moment où Les allumettes suédoises ont eu du
succès, ça a changé ma vie dans la mesure où, peu de temps après, on me
demandait d'entrer à l'académie Goncourt, parce qu'ils en avaient marre
que je passe toujours à côté du prix et qu'il était mieux que je sois de
l'autre côté. En plus, on savait que je lis beaucoup. Ce qui m'a
entraîné à donner ma démission dans l'édition, parce que je pensais que
ce n'était pas compatible.
C'est une attitude assez inhabituelle, non?
Il
paraît. Ce qui s'est passé surtout, c'est que je travaillais depuis des
années à mon histoire de la poésie française et que j'ai vu là
l'occasion d'avoir tout mon temps pour y travailler sérieusement. On dit
toujours: le temps, c'est de l'argent. Il y a aussi que l'argent, c'est
du temps.
À combien d'exemplaires se sont vendues, jusqu'à présent, Les Allumettes suédoises?
Je
n'ai jamais voulu savoir exactement. Je sais que ça fait beaucoup. Mon
éditeur, parlant de la série, dit des millions d'exemplaires, mais il y
aussi le livre de poche et les clubs qui ont fait des tirages. Ça fait
beaucoup, je serais tenté de dire beaucoup trop...
Trop? Pourquoi?
Si
on m'avait dit qu'un de mes livres de poèmes tirerait à un million
d'exemplaires, j'aurais été ravi. On doit en être à deux cents
exemplaires... D'autre part, j'ai un de mes livres , Les années
secrètes de la vie d'un homme, que je trouve supérieur. Mais Les allumettes suédoises, c'est beaucoup plus facile, plus public.
Le saviez-vous en l'écrivant?
Non,
absolument pas. Je l'ai écrit sous le coup d'une impulsion, parce que
des enfants que j'avais vus patauger dans l'eau à New York m'avaient
rappelé les mêmes gestes que je faisais étant enfant. J'avais envie de
l'écrire pour me faire plaisir à moi-même, et personne ne se doutait que
ça aurait du succès. On a pensé: il a envie de raconter son enfance,
qui est-ce que ça peut intéresser sinon lui-même? Et c'est un livre qui
est parti tout de suite, avant la critique, sans publicité, avec le
bouche-à-oreille...
Est-ce un phénomène que vous comprenez?
Non,
je ne le comprends pas. Je l'ai vu parfois se renouveler, par exemple
avec Jeanne Bourin. Quand j'ai lu La chambre des Dames, je me suis dit
que c'était bien, mais je n'ai pas supposé que ça pouvait donner lieu à
un gros tirage. De temps en temps, un livre inattendu fait un gros
tirage parce qu'il entre dans la sensibilité du temps, du moment. Et,
alors que beaucoup d'éditeurs fabriquent des best-sellers, c'est-à-dire
des livres qui ont tous les ingrédients pour être des best-sellers et
qui souvent ne marchent pas, il y a heureusement le personnage principal
de cette action: le lecteur, et la sensibilité d'une époque.
Quel aspect de cette sensibilité pensez-vous avoir rencontré avec Les allumettes suédoises?
Il
y a plusieurs choses. Les gens ont retrouvé une manière de vivre qu'ils
ont connue et qui a disparu. Les gens de plus de quarante-cinq ans
retrouvent leur enfance, leurs mythes, les petites coutumes, les
slogans... Tout le monde est attaché à ça, mais souvent c'est enfoui en
soi et on lit un livre où tout ça vous arrive. Et puis les enfants le
lisent, et j'ai un public d'enfants à partir de douze ans. J'ai donc
aussi bien les grands-mères qui achètent le livre pour leur petit-fils
que les petits-fils qui achètent le livre pour leur grand-mère.
Les enfants d'aujourd'hui se reconnaissent-ils dans l'histoire d'Olivier, votre personnage?
C'est
la chose curieuse: oui. Le contexte est différent, à l'époque les
enfants n'avaient pas de jeux vidéos, ils n'avaient pas la télévision,
ils fabriquaient leurs jeux eux-mêmes, ils les inventaient, et ça
forçait d'ailleurs beaucoup leur imagination. Ma surprise a été grande
quand j'ai rencontré, dans une école, des enfants qui parlaient
d'Olivier comme un de leurs copains, comme un des leurs. Du coup, je
leur dis: vous savez, Olivier, il aurait maintenant l'âge d'être votre
grand-père. Et ils n'ont pas compris. Ils ont dit: mais non, il a dix
ans. Ça se passe dans une autre époque, mais c'est toujours un enfant de
dix ans. Il y a, je crois, un fonds commun permanent dans l'enfance qui
fait que des choses ne changent pas.
Vous avez quand même écrit des suites, ce qui a fait vieillir Olivier...
Au
départ, je voulais faire trois livres. D'ailleurs, on continue à parler
d'une trilogie, même s'il y a maintenant six livres. Je voulais
raconter mon enfance populaire, mon enfance dans une famille bourgeoise
et mon enfance à la campagne. C'était tout. Et puis, il y a eu plusieurs
circonstances curieuses. On m'a demandé pourquoi je ne racontais pas
l'époque où j'étais apprenti imprimeur. J'ai écrit Les fillettes
chantantes. Plus tard, une dame m'écrit et me parle d'une autre femme
qui m'avait soigné quand j'étais petit et malade. Je l'ai rencontrée, on
a parlé du quartier, et elle m'a rappelé un petit garçon que j'avais
oublié, qui s'appelait David - d'où David et Olivier. C'était le moyen
de montrer que, dans cette petite rue, il y avait l'aspect juif. Mais,
tout au long de l'écriture de ces divers romans, j'avais des chutes. Et,
un jour, je les ai reprises. Je me suis dit que j'allais mettre en
valeur ces personnages secondaires. C'étaient des types humains
intéressants, mais il fallait leur consacrer quelque chose de spécial.
Je n'allais pas faire trente romans, et j'ai fait un roman composé de
saynètes.
Peut-on dire que c'est un roman?
Oui, parce que,
pour moi, c'est le roman de la rue. Les histoires, au fond, sont
différentes, se referment sur elles-mêmes, mais ce sont toujours les
mêmes personnages et, d'une histoire à l'autre, il y a des
interpénétrations. Alors, je me suis dit que ça formait un roman. La rue
apparaît comme un personnage. Quand le petit garçon se réveille le
matin et écoute les bruits autour de lui, c'est la rue musicale, qui
devient aussi la rue gourmande, la rue sensible, la rue avec ses faits
divers, et pour moi ça forme un tout.
Olivier et ses amis est donc un roman constitué de choses que vous aviez déjà?
Je
les avais, mais certaines choses me sont revenues sur place parce que
j'ai encore un frère qui a quinze ans de plus que moi et qui habite là,
et on parle du passé: tu te souviens d'un tel, ou d'un tel? Il y a un
petit bistrot où je vais, je rencontre des gens qui sont plus jeunes,
qui n'ont pas toujours connu cette époque, mais qui en ont entendu
parler. J'apporte une petite part d'invention, quand même. Le fondement
est réel, mais l'histoire est racontée par un conteur.
Vous aimez bien aussi relever les mots de l'époque...
Oui, à la fois les mots d'argot qui ont disparu et, plus encore, les expressions, les inventions verbales.
N'embellissez-vous pas parfois la langue?
Ah!
non, on parlait comme ça, je m'en aperçois quand je rencontre des gens
de l'époque. On parle, et de temps en temps il y a un mot qui nous
échappe... J'aimais bien, il y en avait de toutes les sortes. Pour dire
tais-toi: «Ferme ta boîte à sucre, les mouches vont entrer dedans.» Je
me souviens d'une petite fille qui me disait: «La trottinette de tes
sarcasmes roule sur le trottoir de mon indifférence.» C'est le langage
des Précieuses, Mademoiselle de Scudéry transposée sur le trottoir. Ça
me plaît beaucoup, mais c'était dans le langage courant, on n'y faisait
pas attention. Mais on ne plaisantait pas avec le langage, ni avec la
morale.
Ni avec la poésie, d'ailleurs, puisque Olivier, qui fait
une rédaction en vers, est sévèrement jugé par l'instituteur. Cela vous
est arrivé?
Je ne l'ai pas inventé. Le poème en question, je le
connais par cœur, je ne l'ai jamais oublié. Je crois quand même que
l'instituteur n'a pas cru que je l'avais écrit moi-même, parce qu'il
avait une prosodie parfaite. J'avais compris comment il fallait faire.
Quand
vous écrivez Olivier et mes amis, n'est-ce pas une manière pour vous,
après coup, de délimiter le territoire sur lequel se passent les romans
précédents?
J'ai eu l'impression que c'était une autre manière
d'aborder cette rue et cette enfance, une manière peut-être un peu plus
subtile - je ne sais pas, parce que je n'ai pas relu Les allumettes
suédoises. J'ai voulu refaire à ma manière, toutes proportions gardées,
ce que faisait Durrell dans Le Quatuor d'Alexandrie où, chaque fois,
il partait d'un personnage. Mais là, surtout, j'ai surtout voulu montrer
des types humains, des caractères.
Sur ces personnages et dans cette veine, vous en êtes au sixième livre. Pensez-vous continuer encore longtemps?
Là, je crois que c'est le dernier, à moins d'un miracle. Je crois que j'ai tout dit, et que je vais faire autre chose.
Lire et écrire de la poésie? Vous en avez encore le temps?
Oui,
toujours. Et je suis en relation, au moins épistolaire, avec les poètes
qui m'envoient des livres. Quand je reçois des romans, je n'écris pas,
parce qu'avec les romanciers, on n'en sortirait pas: il suffirait que
j'écrive à un romancier que j'aime son livre, il irait crier partout
qu'il a le prix Goncourt. Mais pour les poètes, qui sont
très démunis, qui sont délaissés, dont les médias ne s'occupent pas, une
lettre d'un ami qui s'occupe de vos poèmes, cela a une très grande
importance. Il y a, entre les poètes, un côté sensible qui n'existe pas
dans le monde littéraire. C'est à part, il y a une sorte d'amitié -
exigeante, d'ailleurs, les poètes ne sont pas toujours faciles à vivre.
La poésie est-elle, finalement, pour vous la chose la plus importante?
Le
roman et la poésie sont deux univers différents. Quand j'écris un
roman, il y a une part de rêverie, d'inspiration, mais je m'assois et je
travaille. C'est quand même moi qui dirige, je tire les ficelles des
marionnettes, bien qu'il y ait aussi du mystère. Mais je ne me dis
jamais que je vais écrire un poème. Le poème, il s'écrit quand il veut
bien, et j'ai l'impression de ne pas en être tout à fait le maître. De
temps en temps, on est un peu dépassé quand on écrit un poème, alors que
le roman, j'ai l'impression de le maîtriser. Il y a parfois des
interpénétrations entre les deux, mais je vois ça de façon différente.
L'enfant, chez vous, est-il toujours présent?
Je
ne m'en rends pas compte, mais il paraît que j'ai parfois des réactions
d'enfant, qui paraissent un peu bizarres. Peut-être que je retombe un
peu en enfance. Claude Roy disait: «Retomber en enfance, c'est remonter
en poésie.» Des gens me disent qu'ils me reconnaissent à travers le
personnage d'Olivier. Il n'est pas le personnage le plus actif, les
autres sont souvent plus hardis que lui.
Quelle est la part de vous chez Olivier, et quelle est la part inventée?
C'est
difficile à dire. Au départ, j'avais commencé Les allumettes
suédoises à la première personne, et je me suis aperçu que ça ne
fonctionnait pas bien, je ne sentais pas une création romanesque. J'ai
compris qu'il fallait un personnage romanesque. Olivier, c'est à la fois
moi et ce n'est pas moi, il y a un petit mélange de lui hier, de lui
aujourd'hui dans ma tête et de moi aujourd'hui. Il est né de ce curieux
cocktail, et c'est devenu un personnage que j'ai parfois tendance à
envisager comme une sorte de père. C'est de lui que je suis né et en
même temps c'est moi qui le fait naître. Mais c'est une alchimie
naturelle.
Vous êtes tout le contraire d'un intellectuel, non?
J'ai
travaillé quinze ans aux Presses Universitaires. Pendant quinze ans,
j'ai pondu des textes, publicitaires et autres, sur tout ce qui
paraissait, donc j'ai beaucoup fréquenté les philosophes. Et, un jour,
je me suis aperçu que c'était dangereux pour moi. Parce que j'aurais été
une sorte d'amateur en philosophie, quelque chose d'incomplet, et qu'il
valait mieux m'orienter vers la méditation poétique que vers le concept
philosophique. Je n'ai pas la tête philosophique, mais j'aime bien
savoir ce qu'il y a derrière les philosophies. Parfois, le poète et le
philosophe arrivent à rendre le même son...
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