dimanche 27 mai 2018

Le passé recomposé d’Olivier Rolin

Certains lieux se prêtent aux confidences : une voiture qui roule et tourne, une fin de nuit, sur le périphérique, permet à son conducteur de dire à sa passagère tout ce qu’il a sur le cœur. Et qu’elle doit savoir, estime-t-il.
Marie est en effet la fille de Treize, qu’on appelait ainsi dans un milieu où le pseudonyme était la règle, parce qu’on s’y élevait, à la fin des années soixante, contre la société bourgeoise. On se voulait dur, pas comme ces intellectuels engagés qui, à leurs yeux, ne pouvaient être courageux et dont on se méfiait. Ce qu’il fallait, c’était de l’action. Devenir des apprentis barbares.
Toute une époque, terriblement datée. Comment Marie, une vingtaine d’années, pourrait-elle savoir ce qu’étaient les années soixante, les années « Pompe » (pour Pompidou), comme dit Martin avec, encore aujourd’hui, du mépris pour un président qu’il n’a jamais supporté ? Il faut donc lui dire tout, dans les détails et dans le désordre. « Tu ne sais pas raconter une histoire, tu mélanges tout. C’est le contraire fillette, lui réponds-tu : l’imbroglio fait partie de l’histoire. »
Martin pense que le monde était alors très proche encore de la fin de la seconde guerre mondiale, qu’il en subissait les conséquences sans être entré dans les progrès devenus maintenant une seconde nature. Difficile, pour Marie, d’imaginer la vie sans le téléphone portable, sans la multiplicité des chaînes de télévision, sans le TGV. Dans le groupe révolutionnaire de Treize et de Martin, un membre plus allumé que les autres rêvait de faire sauter un TEE qui se souvient de ce qu’était un TEE, trois heures entre Paris et Bruxelles ?
De temps à autre, pendant qu’ils roulent, le regard de Martin glisse sur les jambes de Marie, il en perdrait presque le fil. Il lui doit pourtant cette explication, jusqu’au bout : Treize est mort quand elle avait quatre ans. Et les circonstances de cette mort ressemblent à ce qu’avait été leur vie : puérile et convaincue, bercée de grandes idées à mettre en application tout de suite. Par exemple, enlever un industriel, quitte à découvrir ensuite, avec honte, qu’il avait été un grand résistant et ne méritait donc sans doute pas le traitement humiliant qu’ils lui ont infligé.
Les événements sont si lointains, déjà, et ils ont tant changé, même s’il n’est pas agréable de le reconnaître : « Tu t’attendais à ça, ce genre de mélancolique désagrément, c’est à chaque fois pareil lorsque vous vous revoyez, de loin en loin : vous êtes à jamais les uns pour les autres ce que vous avez été ensemble, des jeunes gens fiévreux, intolérants, ascétiques, mais le temps vous a enfermés en douce dans des outres de vieille peau. Et vous voilà à faire la course en sacs là-dedans, comiques, vers la mort. »
Il fallait bien que ça finisse un jour, même si la fin aurait pu être différente de la même manière que l’essence dans le réservoir ne durera pas éternellement.
Et en tirer les conséquences : Tigre en papier, le jeune révolutionnaire l’était au moins autant que ceux qu’il qualifiait ainsi. Le bilan n’est pas brillant, l’époque qu’ils ont contribué à installer ressemble à tout ce qu’ils détestaient alors…
Martin se répète parfois, il a ses obsessions. Les publicités lumineuses et les panneaux indicateurs passent et repassent en une litanie qui fait une musique de fond. Parfois, un quartier voisin est lié à l’histoire, c’est parti pour une autre digression.
Le roman avance ainsi, apparemment sans logique, accumulation de souvenirs qui, pourtant, veulent en venir quelque part, à la dernière scène au cours de laquelle Treize meurt brutalement. Encore faut-il se méfier des souvenirs : « Attention, dis-tu à la fille de Treize : il ne faut pas croire tout ce que je raconte. Et ce n’est pas que je cherche à dissimuler, à déformer quoi que ce soit : c’est que ma mémoire n’est plus que dissimulation et déformation. »
Comme peut-être Marie, qui ne parle pas beaucoup et la plupart du temps laisse dire, on est hypnotisé par la route qui défile et les scènes qui se mettent en place. Chacune à sa place, quand on y pense, dans le fouillis qu’est l’ensemble, une agitation stérile, dans l’ombre. Puis le jour se lève et la lumière revient. L’histoire est finie.
Olivier Rolin nous a fait voyager dans un mélange de tristesse et d’allégresse. On n’est pas prêt d’en sortir.

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