mercredi 10 avril 2013

La statue branlante d’un héros ambigu (Emmanuel Carrère et Limonov)

Un personnage comme un romancier peut en rêver : écrivain flamboyant, activiste politique, accompagné d’une femme très belle, ou de voyous homosexuels, alternativement riche et pauvre, adulé et conspué. Une figure forte, ancrée dans un pays qui ne cesse de se chercher une logique depuis que celle des deux grands blocs idéologiques est obsolète. Ce personnage existe, Emmanuel Carrère l’a rencontré et certains de ses livres ont été récemment réédités. Edouard Limonov, puisqu’il s’agit de lui, est cet homme ambigu, fascinant, insupportable. Tout à la fois. Emmanuel Carrère n’est pas différent de nous : plus il approche Limonov, fouillant dans sa vie, plus son projet lui semble miné de l’intérieur. Entre le pire et le meilleur, Limonov navigue sans peine, jusqu’à créer un parti néofasciste…
« Cependant, c’est plus compliqué que ça.
Je suis désolé. Je n’aime pas cette phrase. Je n’aime pas l’usage qu’en font les esprits subtils. Le malheur est qu’elle est souvent vraie. En l’occurrence, elle l’est. C’est plus compliqué que ça. »
Il y a au moins deux aspects dans le Limonov de Carrère qui les conduit simultanément au prix de difficultés prévisibles, puisque l’un contrarie l’autre. La face sombre du héros ne cesse d’empiéter sur sa face lumineuse. Le portrait du personnage est un de ces aspects, mené avec une rigueur à peine entamée par le surgissement d’émotions. Et ces émotions constituent le second aspect : l’auteur est en effet très présent dans son livre, il se met en scène comme il l’a d’ailleurs souvent fait par le passé.
Emmanuel Carrère est, pour le meilleur, un faussaire de l’autofiction. Il prend appui sur un sujet extérieur pour mettre en évidence ses réactions, pour sonder le goût étrange qui le porte vers une sorte de monstruosité. Cette veille permanente crée une tension qui dynamise le récit et empêche de le lâcher même quand Limonov ennuie, voire dégoûte.
L’homme qui voulait être écrivain et ne comprenait pas que d’autres reçoivent les honneurs à sa place est aussi le créateur de quelques épisodes formidables dans sa vie, qui pimentent le récit de Carrère. Il faut voir comment il passe, dans ses années américaines, de la jet-set au vagabondage. Comment les anathèmes qu’il lance contre Soljenitsyne ou Brodsky le coupent du milieu d’immigrés russes qu’il avait voulu investir, et où sa sauvagerie faisait merveille. Jusqu’à une certaine limite, qu’il franchit allègrement.
Les limites, Limonov n’a aucune idée de ce qu’elles sont. Il est excessif dans tout ce qu’il entreprend, recommence le même cinéma à Paris les années suivantes, où on le voit se rapprocher de la bande de Jean-Edern Hallier et de L’idiot international. Puis s’engager à Vukovar dans les combats aux côtés des Serbes, davantage, semble-t-il, pour vivre l’expérience de la guerre que par conviction…
Comment finira-t-il ? En chef religieux ou politique ? En philosophe apaisé ? Ou assassiné ? Emmanuel Carrère envisage plusieurs possibilités. Aucune ne convainc vraiment. Et pour cause : seul Limonov est capable d’inventer son chemin au fur et à mesure.

mardi 9 avril 2013

Amanda Smyth et une société de secrets


Prix du premier roman étranger, Black Rock est une de ces découvertes qui nous arrivent comme des cadeaux grâce à la traduction. Amanda Smyth l’a publié en anglais en 2009, le passage vers la langue française ne s’est pas fait attendre (l'année suivante), sous un titre qui est le nom du village, à Tobago, dans les Caraïbes, où Celia passe son enfance. Pour l’anecdote, l’éditeur américain du roman a cru nécessaire de le modifier en Lime tree can’t bear orange, ce qui aurait probablement donné, en français, Les chiens ne font pas des chats
A Black Rock, Celia vit avec sa tante Tassi et les filles jumelles de celle-ci, Vera et Violet. La mère de Celia est morte en la mettant au monde, lui a dit sa tante – mais elle a eu le temps de la voir et de dire qu’elle était belle. Une beauté qui est une malédiction : depuis que Celia a huit ans, Roman tourne autour d’elle. Il est le compagnon de Tassi, il a accepté ses filles et sa nièce, mais c’est aussi un ivrogne et un bon à rien. Celia a beau être prudente en sa présence, elle finira par subir sa violence, puis elle s’enfuira de Tobago vers Trinidad.
Avant cela, le quotidien à Black Rock n’était pas si désagréable, malgré la menace que représente la présence de Roman. Celia, considéré à l’école comme une gamine intelligente, pouvait même espérer entrer un jour à l’université. Mais son vrai rêve était de partir en Angleterre puisque son père s’y trouve – croit-elle savoir.
Tous les rêves brisés après son viol presque annoncé, elle se trouve malade et sans ressources à Trinidad, accueillie par une famille grâce à William qui a eu pitié d’elle pendant la traversée entre les deux îles et ne tarde pas à tomber amoureux.
Mais Celia est marquée par une prophétie qu’a faite Mme Jeremiah, un genre de docteur, disent certains, tandis qu’elle fait peur à la majorité des habitants de Black Rock pour qui elle est plutôt une sorcière. Elle lui a dit : « Les hommes te désireront comme ils désirent un verre de rhum. On le boit d’un trait et on le pisse ensuite. Un homme t’aimera. Mais tu ne l’aimeras pas. Tu vas lui faire du tort. Tu vas détruire sa vie. »
Sous l’aspect d’un roman mené classiquement, Amanda Smyth développe plusieurs lignes de force.
Dans un récit linéaire, Celia grandit, devient femme, aime et est aimée, avec les emballements et les craintes que cela suscite chez elle.
Le décor, planté avec précision dans les descriptions – Celia aime la nature qui l’entoure, et la regarde attentivement –, est aussi le cadre d’une société restée presque coloniale et esclavagiste. Où les relations entre les possédants et les employés ne s’assouplissent que par la sournoiserie.  L’exploitation reste de mise.
Et puis, dans un arrière-plan qui deviendra progressivement plus visible, les secrets de la vie de Celia lui seront révélés, modifiant une fois encore la vision qu’elle a d’elle-même, de sa mère, de ses tantes…
La romancière possède mieux que de l’habileté : le talent nécessaire à rendre son livre cohérent, chaque détail s’inscrivant dans un ensemble auquel chaque page est indispensable. Une véritable révélation, donc, que cette auteure d’origine irlandaise par son père et trinidadienne par sa mère. Deux faces qui constituent un monde.

lundi 8 avril 2013

Succès annoncés, livres attendus

C'est reparti pour de nouvelles lectures annoncées. Plus ou moins attendues, selon le type de lecteur/lectrice que vous êtes, et plus ou moins bien mises en valeur par les éditeurs qui les promeuvent - dont je reprends donc ici les arguments.

Têtes de gondole

Jo Nesbø, Fantôme

Trois ans après avoir démissionné de la police norvégienne et s’être exilé à Hong Kong, Harry Hole revient à Oslo. Mais, cette fois-ci, l'affaire s’annonce plus difficile que prévue, intime et douloureuse: Oleg, le fils de Rakel, le grand amour de Harry, a été arrêté pour le meurtre d’un dealer avec lequel il s’était acoquiné. Tout semble accabler le jeune homme. Ne manque plus que le mobile. Très vite, Harry découvre que la victime et Oleg officiaient pour un mystérieux groupe de dealers, dirigé par quelqu’un dont on ne sait pour ainsi dire rien, hormis son nom : Dubaï. L’apparition de Dubaï à Oslo a coïncidé avec celle d’une nouvelle drogue dans les bas-fonds de la ville, la fioline, une substance créant une dépendance très forte mais qui n’est pas aussi destructrice que d’autres stupéfiants comme l’héroïne. 
Alors que la corruption semble gangréner les différents échelons du pouvoir politique et de la police locale, Harry met, sans le savoir, les pieds dans une fourmilière criminelle et va très vite devenir la proie des différents malfrats qui oeuvrent dans l’ombre pour le maintien d’un statu quo… 
Avec ce neuvième volet des enquêtes de Harry Hole, Nesbø est au sommet de son art et s’affirme comme le grand maître du thriller international.

John Grisham, Le manipulateur

«Par nature la loi crée du drame. Grisham, une fois encore, nous entraîne au coeur des faux-semblants du pouvoir et de la justice. Réjouissant.» Los Angeles Times
Raymond Fawcett, juge fédéral en Virginie, et sa secrétaire sont retrouvés assassinés dans la maison de campagne du juge. Il n'y a pas de trace de lutte, pas d'empreintes, pas un seul témoin. Rien, à l'exception d'un coffre-fort hautement performant... mais vide. Le juge n'était pas riche, alors que cachait-il dans un tel coffre? Au bout de quelques mois, l'enquête n'a pas progressé d'un pouce. Le FBI est sur les dents. Et c'est là qu'intervient Malcolm Bannister.
Âgé de 42 ans, noir, avocat de profession, Malcolm a été pris dans une affaire bâclée par le FBI et la justice. Condamné à dix ans d'emprisonnement pour un crime qu'il n'a pas commis, il doit encore passer cinq années derrière les barreaux. Mais il lui reste une carte à jouer pour changer son destin. Une carte qui requiert de l'audace, du sang-froid et deux complices aux nerfs d'acier.
En prison, Malcolm a plus d'une fois servi d'avocat pénaliste à ses codétenus. Il a ainsi appris toutes les ficelles de la justice fédérale, notamment l'existence de l'article 35. Selon cette disposition légale, un détenu qui apporte des éléments permettant l'arrestation d'un criminel peut être libéré sans condition. Or Malcolm sait qui a tué le juge Fawcett, et pourquoi.
Ce que le FBI ignore, c'est que Malcolm est un justicier, et qu'il veut se venger des incompétents qui lui ont volé cinq années de sa vie. Jouant au chat et à la souris avec les agents fédéraux, il concocte une arnaque virtuose...
Auteur de renommée internationale, John Grisham a écrit plus de vingt-cinq romans, en majorité publiés par la collection «Best-Sellers» des Éditions Robert Laffont, dont les plus récents sont Chroniques de Ford County (2010), La Confession (2011) et Les Partenaires (2012).
Son site Internet : www.jgrisham.com

Et aussi...

Alice Munro, Trop de bonheur

Une femme est appelée au chevet de son amie d’enfance: elle se souvient de l’été qui a bouleversé leur existence. Une mère en deuil décide de changer d’identité et de tout reprendre à zéro. Une étudiante accepte les propositions indécentes d’un vieillard… Dans ce recueil, les personnages courent après le bonheur et tentent de surmonter un deuil, une crise conjugale ou une humiliation douloureuse. L’histoire qui clôt le livre évoque Sofia Kovaleskaïa, mathématicienne russe qui vécut à la fin du XIXe siècle et qui fut l’une des premières femmes à enseigner dans une université européenne. Mais les faits bruts, ceux qui nourrissent les biographies, ne constituent pour Alice Munro qu’un arrière-plan: elle passe la vie exemplaire de Kovaleskaïa, et celles de tous les protagonistes de Trop de bonheur, au filtre de l’intime, de la sensibilité, pour mettre en évidence les lignes de force invisibles qui guident chaque destin.
Alice Munro est née en 1931 au Canada. Elle est l’auteur d’une douzaine de recueils de nouvelles et d’un roman, traduits dans le monde entier. Lauréate de nombreux prix, dont le Man Booker International Prize, elle est considérée comme l’un des écrivains anglo-saxons les plus marquants de notre époque.

Bernard Quiriny, Monsieur Spleen

Poète, romancier, critique, Henri de Régnier (1864-1936) fut une sommité dans la littérature de son époque. Successivement chef de file des jeunes symbolistes, romancier à succès, pilier du Mercure de France, conteur fantastique et académicien français, il fut adoubé par Mallarmé, admiré par André Gide, haï par Montesquiou qu’il combattit en duel, et fréquenta tous les artistes de son temps. Il fut aussi l’époux cocu de Marie de Heredia, la fille du poète, qui lui donna un fils signé Pierre Louÿs… C’était aussi un être spleenétique et distingué, un mondain ironique, un mélancolique incurable et un homme infiniment sensible aux signes du passé et au passage du temps.
Ce livre tient du portrait libre, de l’hommage gratuit, et même on pourrait y déceler ici une sorte d’autoportrait fictif de Bernard Quiriny (une sorte de double, dont il s’amuse).
Né en 1978, Bernard Quiriny est l’auteur de L’Angoisse de la première phrase et de Contes carnivores, deux recueils de nouvelles fantastiques couronnés par de nombreux prix, notamment le prix de la Vocation, le prix Victor-Rossel et le prix du Style; et dernièrement d’Une collection très particulière. Il a également publié un roman, Les Assoiffées.



vendredi 5 avril 2013

Les fantaisies savantes de Bernard Quiriny


Gould, personnage récurrent des livres de Bernard Quiriny, confie à un ami les secrets de sa bibliothèque et de sa vie. Cet ami, narrateur de deuxième main, est aussi écrivain. Soumis, bien malgré lui, à l’exigence sourcilleuse de Gould. Ce qui le conduit, par deux fois, à rejeter un travail en cours.
Gould est doté d’un flair infaillible qui le fait tomber en arrêt, comme un chien de chasse, quand il sent l’odeur de la littérature. Le déclic se produit n’importe où et à n’importe quel moment, il se met alors à suivre la piste que son nez lui a indiquée, sonne chez quelqu’un, n’en ressortira qu’une œuvre rare à la main. Le narrateur tente une expérience : « Sur l’itinéraire de notre promenade habituelle, j’ai dissimulé le texte d’un roman auquel je travaillais depuis des mois, en me demandant s’il stimulerait ses capteurs. » Mais Gould passe sans sourciller à trois mètres d’un manuscrit qu’il faut donc bien considérer comme sans valeur et détruire.
Un autre jour, Gould lui montre la partie de sa bibliothèque qui dégage de l’énergie. Une petite ampoule approchée d’un livre doté de ce pouvoir s’allume. D’autres dégagent de la chaleur ou une force magnétique. « L’explication est à mon avis la suivante : leurs auteurs ont mis tant d’ardeur dans l’écriture, ils se sont consacrés à leur œuvre avec une telle énergie que leurs livres aussi en sont chargés. » De retour chez lui, le narrateur tente l’expérience : « je dévisse l'ampoule de ma lampe de bureau pour la mettre en contact avec le roman que je peine à écrire depuis des semaines. Rien ne se passe, hélas, et je résiste à l’envie de tout jeter à la poubelle. »
Les nouvelles d’Une collection très particulière sont, à proprement parler, au nombre de neuf. Elles détaillent, avec une précision maniaque, les sections les plus singulières de la bibliothèque de Gould. Les livres oubliés par leurs auteurs au fur et à mesure qu’ils les écrivent, ceux que les lecteurs ne peuvent retenir, ceux que seule une tenue correcte rend intelligibles, etc. L’ensemble, bien qu’éparpillé dans le recueil de nouvelles, est un étrange florilège de projets littéraires rompant radicalement avec ceux qu’on trouve habituellement dans une bibliothèque.
Bernard Quiriny mène ces descriptions avec un irrésistible mélange de sérieux et d’humour. Il utilise toutes les ressources d’une fausse érudition très au point. Et ne s’en contente pas puisqu’il intercale, entre les neuf nouvelles qui donnent son titre au recueil, d’autres explorations improbables, dont deux, consacrées respectivement à dix villes et à notre époque, sont elles aussi numérotées. Comment s’y retrouver en effet dans tant de fantaisie sans y introduire un peu d’ordre ?
Les plus courtes ne sont pas toujours les meilleures, mais profitons de ce qu’une ville a droit à deux lignes seulement pour glisser une citation : « Pleins de confiance, les fondateurs de Livoni construisirent la ville au pied d’un volcan qu’ils croyaient éteint. » Dans d’autres lieux règne le silence, ou tout ce qui y a été vécu est imprimé à jamais dans la mémoire, ou les rues sont nommées d’après un seul homme, dont tout le monde ignore qui il était…
Quant à notre époque, il vaut mieux aller voir dans ces pages à quoi elle pourrait ressembler. Nous vous le dirions que vous ne nous croiriez pas. Tandis que, à l’intérieur de ces collections étranges et étrangement intelligentes, ses caractéristiques, sans être prévisibles, ne surprennent plus.

jeudi 4 avril 2013

Kay Scarpetta dans la tourmente


Chaque fois que Kay Scarpetta entre en scène, il faut se préparer à rencontrer des phrases qui, dans un autre contexte, rebuteraient. Cette question, entre autres, qu’elle pose à un enquêteur : « Votre laboratoire d’analyses de traces est-il équipé d’un microscope électronique à balayage couplé à l’analyse dispersive en énergie ? » Ah ! bon ?
Du moins Patricia Cornwell ne peut-elle être soupçonnée de prendre ses lecteurs pour des incultes. Elle leur suppose à peu près autant de savoir que son héroïne en médecine légale, à laquelle ils sont formés depuis vingt ans. Ils ont dénoué avec Kay des énigmes insolubles, ils ont même participé en sa compagnie à des autopsies virtuelles dans Havre des morts. Ils sont prêts à tout accepter.
Ils connaissent aussi les faiblesses de Kay, son passé douloureux, son affection pour sa nièce Lucy, sa manière d’être sur la défensive en accentuant sa froideur, ses liens d’affection fragiles. Ils ne seront pas surpris de la voir, dans Voile rouge, tenter de comprendre pourquoi Dawn Kincaid a tenté de la tuer après avoir assassiné Jack Fielding, l’assistant de Kay, et peut-être aussi d’autres personnes. Elle part en Géorgie interroger la mère de Dawn, elle-même prisonnière dans un pénitencier pour femmes. Kay pense agir de son propre chef. Elle comprendra seulement sur place à quel point elle est manipulée, avant de deviner dans quel but.
Partagée entre la colère et la culpabilité, Kay Scarpetta n’est pas un personnage d’une pièce, même si la romancière insiste parfois trop sur les limites dans lesquelles elle parvient – difficilement – à maîtriser ses émotions. Benton, son mari, fidèle soutien au regard lucide, a beau jeu de lui renvoyer parfois ses défauts au visage, mais davantage comme une tentative de correction de trajectoire que comme une gifle. Sous le secret auquel il est tenu (faut-il rappeler qu’il appartient au FBI ?), cet homme possède une délicatesse bienvenue.
Quant à la trame du récit, elle est, comme la plupart du temps, habile et retorse. Le danger s’approche très près de Kay Scarpetta et, comme cela doit arriver dans les longues séries romanesques, un personnage important, souvent revenu dans les épisodes précédents, disparaît. Lequel ? C’est ce qu’il faudra découvrir, parmi d’autres énigmes entremêlées.

mercredi 3 avril 2013

Salut, Fred !

Avec toi, c'est un peu de moi-même qui s'en va...

Erik Orsenna court le monde du papier


Erik Orsenna ne répond pas à toutes les questions dans Sur la route du papier. Celle-ci, par exemple, après avoir énuméré les différentes confitures emportées en vacances :« pourquoi toujours tant de pommes dans les confitures de l’après-guerre ? » Apportons-lui cette information fondamentale : pour la pectine, pardi ! Il est vrai que la question ne concerne pas le sujet de son troisième Petit précis de mondialisation, le papier – et non les confitures. Sur le papier, en revanche, il ne laissera guère de points d’interrogation sans explication.
Comme dans les volumes précédents, consacrés au coton et à l’eau, le romancier se fait enquêteur. Il court le monde et course les spécialistes. A l’arrivée d’un long voyage, il donne un livre bourré de renseignements restitués sous forme d’histoires puisées dans ses rencontres. La forme la plus agréable, et probablement la plus efficace, de la vulgarisation. Les anecdotes s’enchaînent, de la France à la Chine, du Brésil au Canada et à l’Indonésie en passant par le Nord de l’Europe.
A Echizen, au Japon, M. Sugihara, Trésor Vivant, lui montre le résultat du travail de douze générations et admire « cette force qui vous pousse à entreprendre jusqu’ici un aussi long et de nos jours aussi périlleux voyage ». A Grenoble, s’armant de courage, parce qu’il n’est pas toujours facile de poser des questions de néophyte à ceux qui savent tout, il demande qui est cet Eric dont il entend parler sans cesse dans l’univers du papier recyclé, et dont le prénom, presque identique au sien, le trouble : « Éric mesure la quantité d’encre qui demeure dans le papier recyclé malgré tous les traitements et lavages qu’on lui a fait subir. » Un Eric à 0 est une page parfaitement blanche, terreur de l’écrivain…
Au terme de recherches passionnantes dans lesquelles sa naïveté fait de lui un des principaux personnages, il est presque rassuré. Nous aussi : le papier a encore une longue vie devant lui, et les romanciers ne sont pas responsables de la déforestation.

lundi 1 avril 2013

J'ai aimé les livres de Camille Bourniquel

Au contraire de Jean-Marc Roberts, mort il y a une semaine, Camille Bourniquel a pris son temps avant de nous quitter, aujourd'hui - il avait 96 ans et presque plus personne ne le lisait, alors qu'il laisse une oeuvre considérable. Certes, sa production s'était considérablement ralentie depuis la fin des années 80. Mais il faudrait revenir à certains de ses romans, dont plusieurs m'ont laissé un souvenir marquant.
Comme Jean-Marc Roberts, il aurait pu écrire que Deux vies valent mieux qu'une, la preuve par un de ses derniers livres, Karma, paru en 2000...

Dix ans sans idée de livre, c'est long pour un écrivain comme Camille Bourniquel qui, de 1953 à 1987, avait donné une vingtaine d'ouvrages dont Sélinonte ou la chambre impériale, prix Médicis 1970, et Tempo, Grand Prix du roman de l'Académie française 1977. Malgré ces lauriers, il était resté un auteur relativement discret, peu suivi par un grand public habitué à des œuvres moins ambitieuses, moins exigeantes. Karma, en forme de double biographie - la sienne et celle d'Elvire, complice plus que compagne -, mériterait d'ajouter à sa réputation par des pages lumineuses qui font du bien au lecteur.
En 1943, Camille Bourniquel a rencontré Elvire chez le peintre Alfred Manessier. Peintre elle aussi, Elvire s'est alors progressivement rapprochée de Camille pour aboutir à ce que celui-ci appelle un long cheminement à vue n'appelant aucune fusion. Après la mort d'Elvire, de retour dans la maison de Moissac, dans le Midi, qu'ils avaient achetée ensemble mais qui servait surtout, l'été, à Elvire, l'écrivain se met à un portrait-miroir qui nous renvoie l'un à l'autre, comme la peintre le lui avait annoncé: «Vous croirez écrire un livre sur moi et ce sera vous!» Tant il est vrai que de vivre sous le regard de l'autre et de porter vers l'autre son regard mettent en relief le réel comme jamais.
Deux parties, comme il se doit avec deux personnages, découpent le livre. Car chacun des deux avait déjà trouvé ses marques avant la rencontre de 1943 et Camille Bourniquel le dit d'entrée: «Je n'ai aucune part dans sa vocation artistique, ni elle dans ce que j'ai pu faire.»
Camille Bourniquel commence par ce qu'il connaît le mieux, c'est-à-dire lui-même. Son enfance, ou du moins le souvenir qu'il en a, fut dominée par l'intérêt porté par son père à la parapsychologie et au spiritisme. Il avait un maître, écrivit des livres en se préoccupant peu de son métier de pharmacien, et se montrait capable de couper les ponts pour repartir de zéro. Jusqu'avec le spiritisme et ses propres écrits quand il constatera que son épouse, médium douée, avait truqué une séance de contact avec le monde invisible...
Mauvais élève, le jeune Camille aura le bonheur de rencontrer deux professeurs qui croient en lui et l'aideront à franchir le cap des études. L'un d'eux sera aussi l'occasion de son premier grand choc: le suicide de cet homme, pour des raisons sentimentales.
L'enfant grandit et se forme, le plus souvent seul. Au lieu de suivre ses cours, il flâne au Louvre où il se frotte à toutes les formes d'art, jusqu'à du moins un certain point de la chronologie. La musique l'attire, les mots lui révèlent leur puissance. Le début d'un itinéraire se dessine, qui se précise grâce à un rendez-vous manqué.
Des amis lui ont proposé de visiter avec eux une exposition de jeunes peintres. Ils ne viennent pas, ce qui lui donne le temps de s'arrêter longuement devant les œuvres et en particulier l'une d'entre elles. Elle est due à Manessier, qu'il rencontre, avec qui il sympathise, chez qui il rencontre Elvire, par lequel s'ouvre tout un pan de la création contemporaine sur laquelle il commence à écrire...
Elvire, donc, acharnée à peindre, jamais découragée malgré les moments de doute, et dont la vie désormais accompagne celle de Camille. Encore faut-il reconstituer ce que furent les quarante, ou presque, premières années. Les origines arméniennes, le choc de la peinture rencontrée à New York et, dès lors, la volonté bien arrêtée de se frotter elle aussi aux formes et aux couleurs, malgré l'opposition de ses parents, malgré les réticences de sa sœur  Sa sœur dont l'histoire s'inscrit en parallèle avec la sienne, mais une parallèle lointaine posée à Téhéran, d'abord dans le bonheur puis dans la tragédie sous le régime des ayatollahs.
Elvire est une figure romanesque qui a le mérite supplémentaire d'être authentique. Camille Bourniquel lui offre un hommage qui n'est pas une hagiographie - sa force en est plus grande - et qui se clôt presque par une phrase pouvant servir de devise: «On vieillit certes, mais le monde, lui, reste jeune.» Quelle plus belle profession de foi pourrait-on imaginer?

Ils arrivent : Sfar, Benacquista, Chessex, Verheggen

Ils sont nombreux, les cartons arrivant cette semaine chez les libraires. A déballer, donc, un roman de Joann Sfar, un autre de Tonino Benacquista, et mes choix subjectifs... avec les mots des éditeurs pour les présenter.

Têtes de gondole

Joann Sfar, L'Eternel

Dans ce Nosferatu revu et corrigé par Woody Allen et Albert Cohen réunis, on retrouve tout ce qui fait l’originalité et la profondeur de l’œuvre de Joann Sfar, qui marie ici mieux que jamais philosophie et judaïsme, humour et truculence, sensualité et émotion.

Dessinateur et scénariste de bande dessinée, réalisateur de cinéma (César du meilleur premier film pour Gainsbourg, vie héroïque, et César du meilleur film d’animation pour Le Chat du rabbin), Joann Sfar est né à Nice en 1971.
Intarissable raconteur d’histoires, il puise son imaginaire délirant dans la fiction populaire et le folklore lié à ses origines juives, qui imprègne nombre de ses albums comme Kletzmer ou Le Chat du Rabbin - la série qui l’a imposé auprès du grand public et s’est vendue à ce jour à plusieurs millions d’exemplaires.
L’Eternel est son premier roman, et sera prochainement adapté en série pour Canal+ dans une réalisation que signera l’auteur lui-même.

Tonino Benacquista, Nos gloires secrètes

«Ce jour-là j'ai appris une règle qui n'a cessé de se vérifier le reste de ma vie: quand trois personnes vous admirent au grand jour, deux autres vous haïssent dans l'ombre. L'admiration attire la haine comme la passion la violence, et j'entends passion comme la somme des souffrances qu'endure le martyr.»
Un meurtrier anonyme, un poète vengeur, un parfumeur amoureux, un antiquaire combattant, un enfant silencieux, un milliardaire misanthrope. 
Les personnages de ces six histoires ont un point commun: leur vie intérieure est bien plus exaltante que leur vie quotidienne. Et leur part d'ombre n'est rien en comparaison de leur part lumineuse. Une vérité que l'on tait, un exploit ue l'on cache, un passé inavouable. Lequel d'entre nous ne garde pas, enfouie au plus profond, sa gloire secrète ?

Posthume

Jacques Chessex, Hosanna

Ce livre posthume de notre ami Jacques Chessex aurait pu s’appeler: La mort du voisin. En effet, lorsqu’un voisin âgé meurt de sa mort naturelle, et qu’une cérémonie en français et en allemand a lieu dans la chapelle du village, le narrateur s’y rend. Tout le talent à la fois spirituel et prosaïque de l’écrivain va consister à rendre la palette d’émotions qui le traversent, le saisissent et nous saisissent.
Bonheur et honte de survivre, et certitude, hélas!, vraie, de ne pas survivre longtemps: «Vide et béance, la folie gagne, je tomberai sur le sol noir au sortir d’ici, à la lumière éblouissante du grand jour, tous ils verront ma chute et passeront sans m’appeler». Mais aussi, le retour du passé, en images fulgurantes et superbes, un fou qui hante les rues de Ropraz, un visage de jeune homme suicidé, une amante et consolation du narrateur, dénommée Blandine, au sexe de miel.

Romancier, poète, peintre, Jacques Chessex était l'un de nos plus grands écrivains de langue française. On lui doit, entre autres, L'ogre (1973, Prix Goncourt), Monsieur (2001), Le vampire de Ropraz (2007), Un juif pour l'exemple (2008), Le dernier crâne de M. de Sade (2010) et Interrogatoire (2011).

Hors normes, hors série, en poésie

Jean-Pierre Verheggen, Un jour, je serai Prix Nobelge

Auteur, entre autres, de Frites l’amour, pas la guerre ou de Votez verres, votez alcoolos à septante ans (soixante-dix pour les étrangers), Jean-Pierre Verheggen a estimé qu’il méritait de se voir attribuer le «Prix Nobelge». D’où ce dossier de candidature comprenant le rappel des distinctions qu’il a déjà reçues; son CV (à ne pas confondre avec son Ridiculum Vitae révélé au public en 2001 dans la collection Poésie/Gallimard) suivi de la liste des nombreux textes inédits qu'il entend soumettre à l’examen des membres du jury et même du nom des concurrents qu’il craint de devoir affronter (sans toutefois les redouter): Henri Michaux et Marie-Thérèse Philippot en Wallonie, Hergé à Bruxelles mais, en revanche, personne en Flandre, même pas le Flamand de Lady Chatterley. 

Du Degré Zorro de l'écriture paru dans les années soixante-dix aux Éditions Christian Bourgois, dans la collection TXT, à L'Oral et Hardi, un choix de ses textes qui a valu à son metteur en scène et interprète Jacques Bonnaffé un Molière en 2009, Jean-Pierre Verheggen, comme l'écrit André Velter, «n'a cessé de mener à bride abattue l'une des plus toniques chevauchées verbales. En liberté dans les fourrés et les coups fourrés du langage, Verheggen donne une œuvre qui est à percevoir dans la résonance de sa voix, avec sa verve de grande déferlante, son swing de boxeur des lettres, sa fantaisie féroce et irrésistible».



vendredi 29 mars 2013

Petros Markaris, prix du Polar européen sur les Quais du polar


Le polar est un guide excitant pour visiter les marges de la société. Les finances grecques, par exemple, que Petros Markaris aborde de front et avec violence dans Liquidations à la grecque. Le romancier ajoute du désordre au désordre pour plonger le pays et son système bancaire dans un chaos qu’on pourrait comparer seulement aux embouteillages d’Athènes – dont le commissaire Charitos se plaint presque autant que ses compatriotes de leurs salaires et pensions rabotés.
C’est d’abord l’ancien gouverneur de la Banque centrale que son jardinier retrouve décapité chez lui avec, épinglée sur le corps, une feuille de papier marquée d’une grande lettre D. Ses anciens collaborateurs le haïssaient. La piste terroriste est envisagée mais le commissaire n’y croit pas. Puis c’est le directeur général de la First British Bank, un Anglais, de quoi compliquer l’enquête en raison des implications internationales. Suivi par le directeur hollandais d’une agence de notation qui n’avait pas été tendre pour le pays lors d’une intervention télévisée. Les meurtres par décapitation, tous marqués d’un D, se produisent au moment où une campagne d’affichage invite les débiteurs des banques à ne pas rembourser celles-ci. Tout semble indiquer une action concertée contre les assises d’une l’économie nationale déjà bien mal en point.
Il va de soi que les motivations du meurtrier se révéleront bien différentes, puisque l’effet de surprise reste un ressort fondamental du genre policier et ajoute au plaisir de la lecture. Peu importe : le romancier nous a baladés dans les coulisses des banques, façade luxueuse et arrière-cour pleine de gravats… Michel Volkovitch, le traducteur, fin connaisseur de la Grèce, explique en postface pourquoi Petros Markaris en est une voix importante : « Les Grecs se sont retrouvés dans ces fictions si proches d’un réel brûlant, où l’auteur, avec la même obstination que son héros, montre l’éternelle corruption des puissants et les souffrances de leurs victimes. »
Ce livre reçoit aujourd'hui, en ouverture du Festival Quais du polar, le prix Point du polar européen. J'ignore le montant de la récompense et dans quelle banque Petros Markaris le placera...

lundi 25 mars 2013

Jean-Marc Roberts, précoce même dans la mort

La première réaction est de colère. La deuxième, d'envoyer un: salut, l'ami! Jean-Marc Roberts, mort tout à l'heure, était partout dans la presse il y a peu à l'occasion de la sortie d'un livre, son dernier livre (Deux vies valent mieux qu'une). Il était écrivain depuis si longtemps qu'on arrivait à peine à le considérer comme l'éditeur qu'il était depuis presque aussi longtemps. Précoce. L'adjectif lui aura collé à la peau jusqu'à une mort prématurée, aujourd'hui, il n'avait pas tout à fait les 59 ans qu'il aurait atteints le 3 mai. Il avait 17 ou 18 ans, peu importe, quand son premier livre est paru: Samedi, dimanche et fêtes, tout un programme. Suivi à la lettre dans une carrière - un mot qu'il aurait détesté, j'en suis sûr - un brin superficielle et, comme tout ce qui brille, plus profonde qu'il y paraissait. Patron de Stock, il était capable de faire découvrir des auteurs, de lancer récemment Marcela Iacub, de rééditer Françoise Sagan, ou de me donner le contact, chez Hachette, pour qu'une librairie malgache ouvre un compte chez un distributeur qui n'en voulait pas.
Dans Deux vies valent mieux qu'une, il n'y avait pas deux vies, contrairement à ce que disait le titre. Il y avait une vie légère, ensoleillée, italienne, joyeuse. Et une mort annoncée dont il espérait qu'elle arriverait plus tard, beaucoup plus tard. Moi aussi, d'ailleurs. Mais voilà. La vie, la mort, c'est la même histoire, conjuguée à tous les temps moyennement parfaits.
Lisez-le, ce type que j'aimais et qui me manque déjà. Son dernier livre, oui. Deux autres, choisis presque au hasard, aussi.


Depuis que Jean-Marc Roberts, acteur en vue du monde éditorial, a publié Affaires personnelles, la rumeur a envahi Paris. Il s'agirait, dit-on, d'un roman autobiographique dont les personnages peuvent être aisément reconnus. Face à ce genre de rumeur, dont Jean-Marc Roberts n'est pas le premier à faire les frais, on a toujours envie de se taire et de laisser courir. Mais l'envahissant bruit de fond empêche peut-être une lecture sereine. Pour l'apaiser, autant alors lever franchement le voile avec l'auteur lui-même: «Ce roman comble un vide né de la mort de Christopher Frank. Sa disparition a créé un manque difficile à décrire. Alors, j'ai dû le retrouver dans le corps de quelqu'un d'autre, le corps d'une femme qu'on aurait pu aimer ensemble. Si Marge existait, si les rapports entre Dagobert, Marge et moi avaient été ceux-là, je n'aurais pas écrit le livre. C'est un roman, et l'avantage du roman est de raconter les choses comme ça nous arrange, pas comme elles sont.»
Affaires personnelles est donc le roman d'une amitié perdue à la mort de Dagobert. Le narrateur-auteur (souvent, en parlant, Jean-Marc Roberts les confond, comme s'il était vraiment devenu personnage de sa propre fiction) n'a plus que Marge, l'autre partie du triangle amoureux qu'ils formaient ensemble. Mais l'amour à deux est devenu triste, non parce qu'il serait banal mais parce qu'il n'est plus pareil. D'ailleurs, plus rien n'est pareil, et les hasards de l'existence alourdissent encore l'histoire: le père du narrateur meurt aussi, ce père américain dont Jean-Marc Roberts, décidément sur une piste facile à suivre, avait fait le titre d'un autre roman.
Le ton de ce livre-ci est en rupture avec les précédents - une quinzaine de titres, déjà. Ce n'est pas un hasard: «Je le voulais grave. J'en avais marre de l'ironie, marre de jongler avec les quatre oranges sans les faire tomber. Cette fois-ci, elles sont tombées, et je n'écrirai plus comme avant. C'est une vraie rupture, et le prochain livre sera plus brutal encore.»
La douleur mise à nu, l'auteur exposé, son parcours sinueux ces derniers temps entre plusieurs maisons d'édition (du Seuil à Fayard en passant par le Mercure de France) dont l'écho résonne aussi dans ces pages, tout cela fait d'Affaires personnelles un livre bouleversant. On est surpris d'être à proximité d'un homme (d'un personnage?) offrant ainsi, dans une tranquille impudeur, ses drames profonds. Et tout cela sans jamais jouer de la corde sensible. («Je déteste l'apitoiement», dit-il.)
Le récit est bref, ramassé, mais il frappe vite et fort, jusqu'à faire mal au lecteur. C'est la vertu des livres inconfortables, de nous faire sentir un peu plus humains, jusque devant des situations très éloignées de ce que nous pourrions vivre nous-mêmes.


Depuis trente ans - déjà! -, Jean-Marc Roberts, qui a débuté à dix-huit ans et publie son vingtième livre, joue de sa biographie comme d'une source inépuisable pour l'écriture. Aussi radical que Christine Angot, dont il est l'éditeur, il pratique pourtant un registre différent: celui d'une fiction revendiquée comme telle, où il multiplie les aveux pour mieux brouiller les pistes. «Mes livres sont tellement légers que je finirai par m'envoler avec eux», écrit-il dans Toilette de chat. Voire!
Car, sous l'écume plaisante d'une vie parisienne où on reconnaîtra (et où se reconnaîtra) une partie du petit monde de l'édition, une basse continue tient la note du questionnement sur soi.
Tout commence pourtant par un prétexte apparemment futile: le chat Lala, mort en décembre 2000, visité en cachette pendant près de quatre ans, après la séparation. Il n'existe aucune loi pour les chats de couples séparés. Rien n'est prévu: pas de droit de visite ni d'hébergement. C'est donc avec la complicité de sa fille que le narrateur, portrait craché de l'auteur, passe du temps avec lui chaque fois qu'il en a l'occasion.
Bien sûr, il n'y a pas que le chat: «Depuis la mort de mon père, je n'aurai fait que ça, partir. Quitter des gens, briser des liens, des chaînes: femmes, enfants, lieux, emplois. Négliger tant d'amis aussi, couper tant de routes.»
Lala est le symbole de tout le reste, de ce qui s'est défait et dont pourtant il reste des traces. Les enfants, par exemple. Car le personnage principal ne part jamais sans but: il aime se refaire - il est joueur, dans l'existence comme à la roulette -, autant qu'il aime reconstruire. Un couple, un catalogue d'éditeur, un roman...
On devine aisément quels premiers lecteurs peut drainer Toilette de chat: ceux qui désirent en savoir plus sur les personnalités de l'édition, et qui sans doute se sont déjà jetés sur le roman, alertés par la rumeur. De ce point de vue, Jean-Marc Roberts est une bonne source: il participe lui-même aux grandes manoeuvres parisiennes. Et le «je» du roman se confond tout à fait avec l'écrivain quand il raconte comment Jérôme Lindon l'a remercié d'avoir contribué à la victoire de Jean Rouaud au prix Goncourt, ou comment Antoine Gallimard l'a chargé, la même année, d'avertir Philippe Labro qu'il ne l'obtiendrait pas... Ou encore, en deux pages, son départ du Seuil, son passage au Mercure de France, son arrivée dans le Groupe (lisez: Hachette).
Lala n'est pas absent: il arrive qu'il accompagne son maître au bureau. Le lecteur désireux de savoir ce qui se trame dans l'ombre feutrée des maisons d'édition à l'ancienne en aura pour son argent, à condition de croire que le roman dit vrai. Rien n'est moins sûr.
Tous ces épisodes s'entremêlent allègrement, s'ajoutent les uns aux autres pour constituer la trame élimée d'une existence indifférente à la stabilité et peu propice à l'accumulation de biens: «Je ne possède rien, ni voiture ni toiture. Pas un sou de côté, aucune économie, ma tante Yoyo s'en désole assez.» Ce roman, puisqu'il faut rappeler que c'en est un, fait de la corde raide. L'équilibriste aime se donner en spectacle et se défonce jusqu'à retomber sur ses pieds, comme un chat - mais pour lui-même davantage que pour le public. Celui-ci ferait bien, malgré tout, d'applaudir: il n'est pas si fréquent qu'un écrivain allie si intimement le masque et la sincérité sans manquer sa cible.

Cette semaine en librairie : Tom Wolfe et Jean-Noël Schifano

Très attendu, salué par un long entretien dans Libération samedi, le nouveau roman de Tom Wolfe est au programme de la semaine. Mais pas que.

Tête de gondole

Tom Wolfe, Bloody Miami

Portée par une prose électrique, cette grande fresque en 3D de la vie à Miami est un miroir de l'Amérique des années 2010, comme le fut pour les années 1990 le New York du Bûcher des vanités
Brillant, culotté, à l'humour corrosif: un Tom Wolfe très grand cru.

«Une invasion armée, c'est une chose, évidemment. Mais Miami est la seule ville d'Amérique – et même du monde, à ma connaissance – ou une population venue d'un pays étranger, dotée d'une langue et d'une culture étrangères, a immigré et établi sa domination en l'espace d'une génération à peine – par la voie des urnes. Je veux parler des Cubains de Miami. Dès que j'ai pris conscience de cette réalité, j'ai trépigné d'impatience: il fallait que j'y aille. C'est ainsi que j'ai passé deux ans et demi dans la mêlée, en plein coeur de l'immense foire d'empoigne qu'est Miami. Il faut le voir pour le croire; ou bien (oserais-je le suggérer?) le lire dans Bloody Miami. Dans ce livre – ou il n'est pas question d'hémoglobine, mais de lignées –, Nestor, un policier cubain de vingt-six ans, se retrouve exilé par son propre peuple de la ville d'Hialeah, la véritable «Little Havana» de Miami, pour avoir sauvé de la noyade un misérable émigrant clandestin de La Havane; Magdalena, sa ravissante petite amie de vingt-quatre ans, leur tourne le dos, à Hialeah et à lui, pour des horizons plus glamour en devenant la maîtresse d'abord d'un psychiatre, star des plateaux télé et spécialiste de l'addiction à la pornographie, puis d'un «oligarque» russe dont le plus grand titre de gloire est d'avoir donné son nom au Musée des beaux-arts de Miami (en lui vendant des faux pour soixante-dix millions de dollars...); un professeur haïtien risque la ruine pour que ses enfants mulâtres soient pris pour des Blancs; un chef de la police noir décide qu'il en a assez de servir d'alibi à la politique raciale du maire cubain; le rédacteur en chef WASP de l'unique quotidien anglophone encore publié à Miami, certes diplômé de Yale mais qui ne comprend rien aux contradictions intrinsèques et complètement cinglées de cette ville, meurt de peur de perdre sa place – et ses privilèges; tandis que son jeune reporter vedette, également sorti de Yale – mais qui, lui, a tout compris –, s'échine (avec succès et avec l'aide de Nestor, notre jeune policier cubain) à traquer le scoop qui lui permettra de se faire une place à la hauteur de son ambition... et je n'évoque là que neuf des personnages de Bloody Miami, qui couvre tout le spectre social de cette mégapole multiethnique. J'espère qu'ils vous plairont. C'est un roman, mais je ne peux m'empêcher de me poser cette question: et si nous étions en train d'y contempler l'aurore de l'avenir de l'Amérique?»
Tom Wolfe

Fondateur du «nouveau journalisme» dans les années 1960-1970, auteur d'une quinzaine de livres, immense romancier depuis le succès planétaire du Bûcher des vanités, Tom Wolfe est une grande voix de la littérature contemporaine, qui ne cesse de s'amuser de son rôle de «poil à gratter du monde littéraire américain». En France, ses romans, dont Un homme, un vrai et Moi, Charlotte Simmons, sont publiés chez Robert Laffont, dans la collection «Pavillons».
Son site Internet : www.tomwolfe.com.

A voir de près,
et même de très près

Jean-Noël Schifano, E.M. ou La Divine Barbare
Rome, novembre 1984-novembre 1985. 
Peut-on tout se dire, dans la tendresse amoureuse qui, quelques jours durant, laisse à découvert les secrets les mieux gardés de deux vies, en miroir l’une de l’autre? Tomber les masques, au vrai plus que Rousseau, plus que Lamiel, plus que Leiris, même? 
Le jeu secret quand la vie et l’amour ne tiennent qu’à un fil: aveu contre aveu. 
Que se passe-t-il d’essentiel entre Elisa, l’immense écrivain, qui survit un peu de temps encore à son suicide, et son traducteur, Giannatale, qui désire, après l’œuvre, traduire la plus voilée des vies?... 
Il y a deux amours fusionnels dans ce petit livre, mots et chairs, qui se passent entre deux chambres, et se poursuivent au cœur des milliers de pages écrites par Elisa. Éphémère, l’amour de Giannatale avec Polina. Éternel, l’amour pour Elisa. Tous deux partagés à la passion. Il y a le jeu jusqu’à la mort des vérités enfin dites.

jeudi 21 mars 2013

Le Salon du Livre, le Libé des écrivains

D'un côté, des livres partout, des auteurs qui signent et qui débattent, des chiffres d'affaires, la grande question de l'édition numérique face au papier, des négociations de droits en fonction de l'évolution du métier d'éditeur et de tout ce qui en découle, du monde dans les allées, du monde, du monde...
De l'autre côté, un quotidien qui prend aujourd'hui une allure différente, les journalistes de la rédaction ayant laissé la place à une bande d'écrivains pour décrire, décrypter, raconter l'actualité. On ne la choisit pas, elle vous tombe dessus de manière imprévisible et il faut donc bien ouvrir, au grand regret de Virginie Despentes, rédactrice en chef d'un jour, sur un événement auquel elle ne comprend rien. Son éditorial est plein de questions, elle avance ses incertitudes alors que la race des éditocrates a coutume de nous imposer ses certitudes. Et ça fait du bien.
Comme cela fait du bien de lire Jérôme Ferrari à propos d'Abou Dhabi, Mathieu Larnaudie sur Copé et, à la page suivante, sur Sarkozy ("Aujourd'hui, on va faire un numéro de gauche, pour une fois", avaient rigolé les écrivains en réunion de rédaction). Thierry Beinstingel visite le village où Marine Le Pen avait obtenu 72% des voix au premier tour de la dernière présidentielle (bon, cela ne faisait que 31 électrices et électeurs, mais quand même). Ingrid Astier est au tribunal où se juge l'affaire qui oppose Valérie Trierweiler à ses biographes. Lola Lafon s'interroge sur le recul ou pas le recul de la laïcité à l'occasion de l'annulation par la justice du licenciement d'une employée voilée dans une crèche. Frédéric Roux prend le tram à Paris.
Je n'en suis qu'à la page 15. Contrairement aux autres jours, j'ai envie de tout lire. J'ai presque oublié de dire (mais vous l'avez vu) qu'il y avait deux femmes en couverture, et ce n'est pas pour évoquer un scandale: Virginie Despentes et Angela Davis, Deux femmes puissantes. Une Blanche, une Noire.
A propos, un petit regret quand même: "On a besoin d'un écrivain africain", explique Cécile Guilbert, pour éclairer la mort probable d'un otage au Mali. Je comprends l'idée de base, et c'est mieux, finalement, que de donner encore la parole à un spécialiste européen. Mais il n'y aura de véritable progrès qu'au moment où on pensera à un écrivain africain (ou d'ailleurs, sans envisager ses origines) pour écrire à propos d'un événement qui n'a rien d'africain, et qu'il est tout aussi capable qu'un Français de faire sien.
Numéro excitant en diable, donc. Je me disais: comme ce serait bien d'avoir ça tous les jours! Avant de me reprendre: et quand écriraient-ils leurs livres (c'est-à-dire: quand nous donneraient-ils la meilleure part d'eux-mêmes) s'ils étaient tous les jours le nez collé sur l'actualité et les yeux sur l'horaire de bouclage, ces écrivains?

mardi 19 mars 2013

En librairie cette semaine : de Rosnay, Delacourt, Pelot, Diome

Je reprends une habitude égarée je ne sais où, et qui permet de savoir en début de semaine ce que vous trouverez quelques jours plus tard sur la table de votre libraire - un choix de titres, au moins.
Les présentations, extraits et biographies sont  fournis par les éditeurs.

Têtes de gondole

Tatiana de Rosnay, A l'encre russe

Alors qu’il était enfant, Nicolas Duhamel a perdu son père, disparu en mer. À vingt-quatre ans, lors du renouvellement de son passeport, il découvre que son père n’est pas le fils de Lionel Duhamel et s’appelle en réalité Koltchine. Pourquoi ce secret savamment entretenu? Affecté par ces révélations, qui ravivent la douleur de la perte, Nicolas se lance sur la piste de ses origines, jusqu’à Saint-Pétersbourg. De cette enquête découle un roman, publié sous le pseudonyme de Kolt, qui rencontre un succès phénoménal. Après trois ans sous les spotlights, un brin plus arrogant, celui qui se nomme désormais Nicolas Kolt séjourne sur la côte toscane. Dans un hôtel pour happy few, il verra s’accumuler orages et périls, défiler sa vie et se jouer son avenir. Spectaculaire roman gigogne, À l’encre russe marque le sacre de la reine du secret.
Nicolas appela le Gallo Nero, mais une voix condescendante lui répondit: «Désolé, Signor, nous sommes complets à ces dates. Il faut réserver des mois à l’avance.» Il marmonna deux mots d’excuses, puis reprit: «Je vous laisse mon nom et mes coordonnées, au cas où une chambre se libérerait?» Soupir à l’autre bout du fil. Qu’il interpréta comme un oui, aussi précisa-t-il: «Nicolas Kolt.» Avant même d’avoir pu donner son numéro, il entendit comme un gémissement contenu. «Pardon?» s’étrangla la voix. «Vous avez dit Nicolas Kolt?» Il commençait à en avoir l’habitude, mais c’était toujours aussi agréable. «Signor, vous auriez dû vous présenter, nous avons, bien entendu, une de nos plus belles chambres à votre disposition. Rappelez-moi, quand pensiez-vous venir, Signor Kolt?»
Franco-anglaise, Tatiana de Rpsnay est l’auteur de onze romans, dont Elle s’appelait Sarah (2007) adapté au cinéma par Gilles Paquet-Brenner. Grâce notamment aux succès de Boomerang (2009) et Rose (2011) elle est l’auteur français le plus lu en Europe et aux États-Unis ces dernières années.

Grégoire Delacourt, La première chose qu'on regarde

Le 15 septembre 2010, Arthur Dreyfuss, en marcel et caleçon Schtroumpfs, regarde un épisode des Soprano quand on frappe à sa porte.
Face à lui: Scarlett Johansson.
Il a vingt ans, il est garagiste.
Elle en a vingt-six, elle a quelque chose de cassé.
Une fable ultra-moderne, aussi féroce que virtuose sur la naissance de l’amour et la vérité des âmes.

Né en 1960 à Valenciennes, Grégoire Delacourt est publicitaire. Après le succès de L’Écrivain de la famille, son premier roman (20 000 exemplaires vendus en édition première, prix Marcel Pagnol, prix Rive Gauche), La Liste de mes envies, paru en février 2012, lui a valu une renommée internationale.



J'aime beaucoup


On sort tout juste de l’hiver. Au printemps, le ciel est bleu et lisse comme un crâne de Schtroumpf sans bonnet, les loups sont de retour, les pollens et le redoux se rappellent à notre bon souvenir. L’été peut cacher des ciels lourds d’un poids mouillé de linge sale, les orvets se coupent en deux, les renards pointent leurs reflets de flammes, et les brimbelles nous font les dents bleues. L’automne se mijote avec les patates au lard. Pour la Toussaint, on pourrait préférer le mimosa au chrysanthème. L’hiver crisse, la lumière du jour nous met en garde à vue basse, il nous faut faire des voeux en attendant le printemps.
Bientôt.
Pierre Pelot, habitant amoureux des Vosges, nous propose un texte qui se picore en petites scènes et vagabonde entre les mots et les sensations. Un livre qui virevolte comme la ronde des saisons: toujours changeante mais parfaitement immuable.

J'en attends beaucoup

Fatou Diome, Impossible de grandir

Salie est invitée un samedi à un dîner du type «papa, maman et les enfants, plus quelques amis». Mais cette invitation d’une apparente simplicité la plonge dans l’angoisse. Pourquoi est-ce si «impossible» pour elle d'aller chez les autres? De répondre aux questions banales sur sa vie, sur ses parents? Salie se lance dans une conversation avec «la Petite», sorte de voix intérieure et de double de la narratrice, enfant. Cette dernière va la forcer à revenir sur son passé, à revisiter son enfance pour comprendre l'origine de cette peur. Salie reconvoque alors ses souvenirs, la vie à Niodior, la difficulté d'être une enfant illégitime, d’endurer le rejet et la violence des adultes, les grands-parents maternels qui l'ont tant aimée…
A partir d'une matière très personnelle et intime, Fatou Diome parvient à créer un inoubliable personnage, Salie. Le roman est l'histoire d'une enfant grandie trop vite et qui ne parvient pas à s'ajuster au monde des adultes. Mais c'est aussi l'histoire d'une libération, car l'introspection que mène Salie pour apprivoiser ses vieux démons, tantôt avec rage et colère, tantôt avec douceur et humour, est salvatrice.
Un grand livre sur l'enfance bousculée et la nécessité d'asseoir sa place dans le monde des adultes. D’inspiration autobiographique, ce roman est en quelque sorte une suite au Ventre de l’Atlantique.

Fatou Diome est née au Sénégal. Elle arrive en France en 1994 et vit depuis à Strasbourg. Elle est l'auteur d'un recueil de nouvelles La Préférence nationale (2001) ainsi que de quatre romans, Le Ventre de l'Atlantique (2003), Kétala (2006), Inassouvies nos vies (2008) et Celles qui attendent (2010).


lundi 18 mars 2013

Yannick Grannec, prix des Libraires 2013


Le théorème de complétude est un sujet peu abordé dans les dîners en ville. Sauf quand ils rassemblent, à Princeton, Albert Einstein et d’autres scientifiques, parmi lesquels Kurt Gödel qui en avait fait, en 1929, son sujet de thèse. Il n’est pas besoin de l’avoir compris pour connaître le bonheur de lire Ladéesse des petites victoires, un premier roman aussi ambitieux qu’accessible. S’il y est question des recherches de Gödel, Yannick Grannec les aborde de biais et avec la curiosité de celle qui n’avait elle-même pas tout saisi, comme elle nous l’explique : « J’ai rencontré l’étrange monsieur Gödel à dix-huit ans, quand le fameux Gödel, Escher Bach m’est tombé entre les mains. Et des mains, puisque ce livre fabuleux était particulièrement ardu ! Il y a cinq ou six ans, j’ai lu un essai sur l’œuvre de Kurt Gödel, puis un autre. Dans chacun, sa femme Adèle y était à peine mentionnée et en termes pas toujours flatteurs. J’ai eu une intuition, celle d’une belle et intense histoire à raconter. Une histoire d’amour de près de 50 ans entre un génie des mathématiques et une petite danseuse. Et à travers elle, toute l’histoire scientifique du 20e siècle. »
Cherchez donc la femme… ou plutôt les femmes. Anna Roth, documentaliste, est chargée de convaincre Adèle Gödel, dans sa maison de retraite, de léguer à l’Institute for Advanced Studies de Princeton les archives laissées par son mari. La rencontre entre la jeune femme et la veuve de 80 ans est celle de deux caractères entiers qui mettront du temps à s’accorder et à trouver une complicité inattendue. Elle est aussi le point de départ d’un double récit : celui d’Adèle qui raconte le passé et celui d’Anna qui vit au présent. La structure s’est imposée : « Dès le début. Le personnage fictif d’Anna Roth, “celle qui écoute”, était nécessaire pour faire parler Adèle et éclairer plus particulièrement la réaction des Gödel à la montée du nazisme. Elle me permettait aussi d’alléger le récit, d’amener un peu de fraîcheur. Les passages historiques et scientifiques étant très documentés, parfois compliqués à écrire, la relation entre les deux femmes est devenue la “récréation narrative” que je m’accordais pour souffler. Et puis Anna a pris corps, elle a refusé de n’être qu’un faire-valoir. Elle a réclamé sa propre histoire. Et ce que personnage veut… »
La relation entre Adèle et Anna constitue la colonne vertébrale d’un livre où chaque élément est à sa place, les scientifiques apportant non seulement une réflexion sur la connaissance mais aussi des moments de drôlerie qu’Einstein n’est pas le dernier à susciter.
Quant à l’aventure du premier roman, Yannick Grannec l’a vécue intensément, jusqu’aux excellents échos qui l’accueillent : « Tous ces moments sont fabuleux, émouvants et je range ces souvenirs bien au chaud pour des jours moins cléments. Mais l’écriture de La déesse des petites victoires a été un marathon solitaire de quatre ans. Avec quelques belles périodes de vrai « flow » et pas mal de grands moments de doutes. Alors, quand j’ai entendu au téléphone une voix inconnue me dire « je veux vous publier ». Oui, c’était peut-être le moment le plus intense. Le doute disparaissait enfin pour un instant. Pour un instant seulement. »