Un personnage comme un
romancier peut en rêver : écrivain flamboyant, activiste politique, accompagné
d’une femme très belle, ou de voyous homosexuels, alternativement riche et
pauvre, adulé et conspué. Une figure forte, ancrée dans un pays qui ne cesse de
se chercher une logique depuis que celle des deux grands blocs idéologiques est
obsolète. Ce personnage existe, Emmanuel Carrère l’a rencontré et certains de
ses livres ont été récemment réédités. Edouard Limonov, puisqu’il s’agit de
lui, est cet homme ambigu, fascinant, insupportable. Tout à la fois. Emmanuel
Carrère n’est pas différent de nous : plus il approche Limonov, fouillant
dans sa vie, plus son projet lui semble miné de l’intérieur. Entre le pire et
le meilleur, Limonov navigue sans peine, jusqu’à créer un parti néofasciste…
« Cependant, c’est plus compliqué que ça.
Je suis désolé. Je n’aime pas cette phrase. Je
n’aime pas l’usage qu’en font les esprits subtils. Le malheur est qu’elle est
souvent vraie. En l’occurrence, elle l’est. C’est plus compliqué que ça. »
Il y a au moins deux
aspects dans le Limonov de Carrère
qui les conduit simultanément au prix de difficultés prévisibles, puisque l’un
contrarie l’autre. La face sombre du héros ne cesse d’empiéter sur sa face
lumineuse. Le portrait du personnage est un de ces aspects, mené avec une
rigueur à peine entamée par le surgissement d’émotions. Et ces émotions
constituent le second aspect : l’auteur est en effet très présent dans son
livre, il se met en scène comme il l’a d’ailleurs souvent fait par le passé.
Emmanuel Carrère est,
pour le meilleur, un faussaire de l’autofiction. Il prend appui sur un sujet
extérieur pour mettre en évidence ses réactions, pour sonder le goût étrange
qui le porte vers une sorte de monstruosité. Cette veille permanente crée une
tension qui dynamise le récit et empêche de le lâcher même quand Limonov
ennuie, voire dégoûte.
L’homme qui voulait être
écrivain et ne comprenait pas que d’autres reçoivent les honneurs à sa place
est aussi le créateur de quelques épisodes formidables dans sa vie, qui
pimentent le récit de Carrère. Il faut voir comment il passe, dans ses années américaines,
de la jet-set au vagabondage. Comment les anathèmes qu’il lance contre
Soljenitsyne ou Brodsky le coupent du milieu d’immigrés russes qu’il avait
voulu investir, et où sa sauvagerie faisait merveille. Jusqu’à une certaine
limite, qu’il franchit allègrement.
Les limites, Limonov n’a aucune
idée de ce qu’elles sont. Il est excessif dans tout ce qu’il entreprend,
recommence le même cinéma à Paris les années suivantes, où on le voit se
rapprocher de la bande de Jean-Edern Hallier et de L’idiot international. Puis s’engager à Vukovar dans les combats
aux côtés des Serbes, davantage, semble-t-il, pour vivre l’expérience de la
guerre que par conviction…
Comment finira-t-il ? En chef religieux ou
politique ? En philosophe apaisé ? Ou assassiné ? Emmanuel
Carrère envisage plusieurs possibilités. Aucune ne convainc vraiment. Et pour
cause : seul Limonov est capable d’inventer son chemin au fur et à mesure.
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