Je viens de terminer la lecture du nouveau roman de John Irving, A moi seul bien des personnages - et d'écrire un article à paraître demain dans Le Soir. Mais, voyez comme c'est curieux, je n'ai pas envie de lâcher le bonhomme. L'année dernière, au moment où sortait en poche Dernière nuit à Twisted River, je vous en avais parlé. Pour passer encore un peu de temps avec le romancier, je vous propose une rencontre avec lui. Elle date de 1995, c'est déjà un peu lointain. Mais, après tout, John Irving était déjà bien installé à cette époque dans son statut d'écrivain populaire - et souvent apprécié par la critique, deux caractéristiques qui ne font pas toujours bon ménage.
Les photos n'ont pas menti sur la carrure: John Irving, dans le hall de l'hôtel Lutétia où il est descendu pour une semaine, est une solide masse musculaire en mouvement sous le costume parfaitement coupé. Quelques mois après la publication américaine de A Son of the Circus, il a accepté quelques déplacements, en famille et à condition que son emploi du temps ne l'empêche pas de faire du sport, pour parler de son dernier roman à l'occasion de la sortie des traductions. En français, Un enfant de la balle est promis au même succès que les précédents, depuis Le Monde selon Garp qui nous a fait connaître John Irving. Pour l'essentiel, le récit se déroule en Inde, et une multitude d'histoires se tressent autour du docteur Farrokh Daruwalla, chirurgien orthopédiste qui vit à Toronto mais revient parfois à Bombay, et scénariste d'une calamiteuse série policière typiquement indienne dont le héros, l'inspecteur Dhar - interprété par John D., qui ignore l'existence de son frère jumeau, Martin Mills, missionnaire jésuite en route vers l'Inde -, est haï par la plus grande partie de la population.
Vous avez enseigné la littérature avant de publier des romans. La fréquentation des textes sur lesquels vous travailliez vous a-t-elle apporté quelque chose dans l'écriture de vos livres?
Ma spécialité était le roman du dix-neuvième siècle. Quand on fréquente la littérature du dix-neuvième siècle, on reconnaît ce type de littérature comme une construction pleine de bon sens.
Je crois que je suis devenu très naturellement un imitateur de ce modèle. Il y avait toujours une très longue chronologie, le fait que les vies d'un certain nombre de personnages s'entrecroisaient, et que le roman du dix-neuvième siècle était un divertissement au sens large du terme. Selon moi, il n'y a rien de théorique en ce qui concerne le roman du dix-neuvième siècle. Au contraire, c'est très concret. Il faut qu'il y ait une histoire, une intrigue, et il faut qu'il y ait des personnages plus vrais que nature. Thomas Hardy a dit: «Il faut que vous racontiez une histoire meilleure que celle que chacun peut lire chaque jour dans le journal.» Ce n'est pas une théorie, c'est une recommandation.
Et c'est une recommandation que vous avez suivie depuis vos débuts...
J'avais quatorze ou quinze ans quand j'ai lu des livres de Charles Dickens, et il est le premier écrivain qui m'ait donné envie de devenir un écrivain.
Beaucoup d'écrivains disent qu'ils écrivent pour se divertir eux-mêmes. Moi, il me semble que j'aime écrire le genre de livre que j'apprécierais en tant que lecteur.
Chez Dickens, on trouve une description de la vie sociale réelle à Londres à cette époque, combinée avec des personnages qui n'auraient jamais pu exister en ce lieu et à cette époque.
Dans Un enfant de la balle, chaque détail de la vie des bordels de Bombay, ou la vie au Duckworth Club, les numéros de cirque, tout ça est authentique. Mais il n'y a jamais eu, le même jour, dans un cirque, une jeune prostituée, un petit garçon infirme, un médecin et un missionnaire jésuite sur le point de se faire mordre par un singe enragé.
J'ai vu, dans un cirque, une fillette qui faisait un numéro et qui avait trouvé refuge là après s'être enfuie d'un bordel. Un de mes amis metteur en scène a été mordu par un chimpanzé qui avait été effrayé par sa peau trop claire et la blondeur de ses cheveux. Et j'ai passé quelques jours à la mission jésuite de Bombay, ainsi qu'à l'hôpital pour enfants infirmes. Mais la coïncidence qui rapproche les individus n'appartient pas à la réalité.
Un autre exemple: j'ai un ami écrivain qui a un jumeau identique et, quand j'ai rencontré pour la première fois son jumeau, qui avait été - et n'était plus - missionnaire jésuite, j'ai détecté en lui certains détails que je n'avais jamais remarqués chez mon ami. Simplement parce que le jumeau que je rencontrais pour la première fois était peut-être plus naturel, plus franc. Ils n'avaient pas été séparés à la naissance et il n'y avait pas d'homosexualité refoulée, comme c'est le cas dans le roman. Mais cet épisode m'a donné l'inspiration du moment où le docteur Daruwalla rencontre le jumeau de l'inspecteur Dhar, de John D., et où il découvre un certain nombre de choses sur John D. à ce moment-là.
Ces petites choses, que vous ramassez ainsi un peu partout dans la réalité et que vous organisez ensuite en romancier dans un monde imaginaire, vous prennent-elles longtemps avant de fournir une matière suffisante?
Oui. J'ai pris un an et demi pour établir une sorte de plan avant de me rendre en Inde. Je n'ai pas voulu me rendre en Inde avant d'avoir une « liste de courses».
Je voulais aussi être accompagné, lors de mon voyage, d'amis indiens et notamment d'une amie journaliste qui connaît la vie dans les bouges indiens. À partir du moment où j'étais accompagné par elle, les gens me faisaient confiance et me parlaient plus librement. Il y avait aussi un certain nombre de spécialistes que je voulais consulter. Par exemple, je voulais pouvoir être présent dans un poste de police à midi, à minuit, à quatre heures, au moment d'une arrestation dans un bordel... Je voulais savoir également comment on procédait en ce qui concerne l'information: ce qu'on dit aux journalistes, ce qu'on leur dissimule. J'avais besoin aussi de détails médicaux, mais j'avais déjà une expérience antérieure avec L'oeuvre de Dieu, la part du diable, et j'étais plus à l'aise cette fois-ci parce que l'orthopédie est un domaine plus facile que la gynécologie.
La chose la plus difficile, ça n'était pas l'Inde parce que j'avais beaucoup d'amis qui me rendaient le pays très accessible et qui ont lu, relu le manuscrit dans ses états successifs. Le plus difficile, c'était les jésuites. Ce sont des gens impossibles, parce qu'ils aiment et cultivent leur propre mystère et détestent que quelqu'un les étudie, essaie d'apprendre des choses sur eux. Ils sont très secrets. À l'origine, c'était d'ailleurs une société secrète. Ils sont admirables intellectuellement, mais ils sèment délibérément la confusion.
Je me souviens d'avoir rencontré un missionnaire jésuite espagnol qui avait fui le franquisme et qui était installé dans cette mission à Bombay. C'était un homme très âgé qui se voulait très humble, disant ne pas parler très bien l'anglais alors qu'il le parlait parfaitement. Il avait entendu parler de moi, disait-il, et en fait il avait lu chacun de mes livres. C'est lui qui m'a donné l'idée de planter dans le décor un missionnaire américain parce que je lui avais demandé s'il avait le souvenir d'en avoir rencontré dans la communauté, et il m'a dit qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour les éviter, parce qu'ils sont trop zélés. Il m'a dit: «Nous ne voulons pas d'Ignace de Loyola se baladant ici!» Il était très bien, lui...
Si on envisage votre roman comme une suite de numéros de cirque, on peut dire que vous évitez de travailler sans filet...
Oui, le filet est constitué par les dix-huit mois de travail préparatoire.
Je ne connais pas tous les détails qui vont intervenir au cours du récit, mais je connais la fin, et je sais ce que je dois attendre.
Vos romans sont des livres très épais. Est-ce une nécessité due au genre d'histoire que vous racontez, ou une volonté de votre part?
C'est d'abord par plaisir! L'idée de base, c'est de savoir combien d'intrigues, combien d'histoires mettant en jeu différents personnages on va pouvoir commencer puis interrompre, et faire en sorte que ces intrigues, ces personnages ne vont pas se croiser pendant deux, trois, quatre cents pages. Et puis, quand ils se rencontrent, tous les éléments s'articulent ensemble.
Un petit exemple - ou deux. Le capuchon du stylo que le corbeau fait tomber dans le ventilateur apparaît brièvement dans un endroit, et encore dans un autre, et le lecteur sait que cela va revenir. Même si le docteur Daruwalla a besoin de toute la durée du livre pour comprendre, le lecteur a compris, il en sait davantage.
C'est pareil pour les jumeaux: vous apprenez dans les cinquante premières pages que le deuxième jumeau va arriver à Bombay, mais il apparaît cinq cents pages plus tard. Et, quand il arrive, c'est le moment précis où le passé rejoint le présent.
Ce type de manipulation du temps chronologique nécessite un certain volume pour s'organiser...
Il est donc important pour vous que le lecteur en sache plus que certains de vos personnages?
C'est l'essence même de la comédie: l'anticipation. Le lecteur sait très tôt qui est le meurtrier. Le seul mystère est: quand le docteur Daruwalla va-t-il s'en apercevoir?
La raison pour laquelle l'arrivée du missionnaire est drôle, c'est parce que nous savons déjà beaucoup de choses sur lui avant son arrivée, et que nous pouvons donc prévoir les problèmes qu'il va rencontrer.
Le lecteur doit avoir un peu d'avance sur le récit, c'est ce qui fait la qualité de la narration. Vous savez ce qui va arriver, mais vous continuez à vous interroger sur le moment où cela va arriver.
Mais il est tout aussi important de dissimuler certaines choses au lecteur, et de ne pas tout lui dire. La plupart du temps, vous le conduisez à peu près sur la bonne piste, mais de temps en temps il doit y avoir quelques surprises, et c'est vrai pour les personnages comme pour le lecteur.
Cela signifie-t-il que, pour vous, le lecteur est un des personnages du roman, qui trace son propre chemin dans l'histoire lui aussi, au fur et à mesure qu'il en découvre les épisodes?
Il est essentiel, pour le conteur, de ne pas oublier le lecteur, et c'est aussi une caractéristique de la littérature du dix-neuvième siècle.
Beaucoup de romans contemporains se sont éloignés de cette relation qui existait entre le lecteur et le narrateur dans le roman du dix-neuvième siècle. Il est beaucoup plus courant aujourd'hui de rencontrer cela dans un film ou dans une bonne pièce de théâtre. Votre attention est captée par l'anxiété, l'angoisse, la peur, le mal, la méchanceté...
Vous jouez beaucoup sur les émotions. Ce n'est pas considéré comme très moderne, habituellement... Vous le revendiquez?
Je le revendique, oui. Je ne pense pas qu'une démarche intellectuelle suffise à nourrir un gros roman. Vous devez développer un intérêt psychologique et émotionnel.
Prenez les premières lignes de David Copperfield: «Deviendrai-je le héros de ma propre vie, ou bien cette place sera-t-elle occupée par quelque autre? À ces pages de le montrer.» Et l'intérêt que vous portez au livre est en fait l'intérêt que vous portez au personnage.
Bien sûr, c'est intellectuel, mais le point de vue psychologique est plus important.
Quand vous considérez l'ensemble de vos livres, celui-ci, qui est le dernier en date, est-il votre préféré?
C'est comme de comparer ses enfants...
Je pense plutôt à ces livres comme faisant partie de cycles. Garp et L'Hôtel New Hampshire sont très semblables, frère et sœur Les trois derniers, L'oeuvre de Dieu, la part du diable, Une prière pour Owen et Un enfant de la balle sont semblables en ce qui concerne la complexité de la trame narrative. J'aime beaucoup ce triptyque, que j'envisage comme un tout.
Passez-vous donc maintenant à tout autre chose, avez-vous tourné la page?
Je crois... Je viens d'écrire un tout petit livre, très mince, autobiographique. Et le roman que je commence est plus centré sur un personnage. C'est l'histoire d'un individu, et pas de dix personnes. Je n'en ai pas encore écrit assez pour savoir exactement comment cela va évoluer, mais la structure en est très différente. Les trois derniers étaient délibérément complexes, élaborés, celui-ci est délibérément simple, direct.
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