On traduit les romanciers américains sans discontinuer: John Irving et Robert Littell vont faire parler d'eaux cette semaine. Un "poète" se retrouvera lui aussi en têtes de gondoles très disputées. Il s'appelle Michel Houellebecq et je laisse à ses lecteurs le soin de poursuivre le chemin en sa compagnie - je ne la trouve, pour ma part, pas très plaisante. Je préférerai probablement lire le nouveau livre d'Alain Gerber.
Têtes de gondole
John Irving, À moi seul bien des personnages
À moi seul bien des personnages est une histoire d’amour inassouvi – une histoire tourmentée, drôle et touchante – et une approche passionnée des sexualités différentes. Billy, le narrateur bisexuel, personnage principal du roman, raconte les aventures tragi-comiques qui marquent durant près d’un demi-siècle sa vie de «suspect sexuel», expression déjà employée par Irving en 1978, dans Le Monde Selon Garp. Livre le plus politique de John Irving depuis L’Œuvre de Dieu, la part du Diable et Une Prière pour Owen, À moi seul bien des personnages est un hommage poignant aux ami(e)s et amant(e)s de Billy – personnages de théâtre défiant les catégories et les conventions. Enfin et surtout, ce roman est la représentation intime et inoubliable de la solitude d’un homme bisexuel qui s’efforce de devenir «quelqu’un de bien».
Irving défie ici les tabous et nous enchante avec cette formidable chronique de la seconde moitié du vingtième siècle américain, du grand renfermement puritain face à la libération sexuelle et à la guerre du Viet Nam, sans oublier l’évocation de l’épidémie de sida et ses ravages ainsi que l’effarant silence des gouvernants. Mais toujours de l'humour, beaucoup d’humour, arraché à la tristesse. Un roman d’une actualité brûlante au moment où on lutte âprement pour le mariage pour tous et le droit à la différence.
John Irving, né en 1942, a grandi dans le New Hampshire. Depuis la parution du Monde selon Garp, il accumule les succès tant auprès du public que de la critique. À moi seul bien des personnages est son treizième roman.
Robert Littell, Une belle saloperie
(Extrait.)
Il y a des choses qu'on réussit du premier coup. Moi, c'était à couper des mèches pour piéger les kalachnikovs expédiées à des combattants islamiques indépendants en quête d'un djihad commode. C'était à échanger discrètement des messages avec un intermédiaire dans le bazar de Peshawar. Pour d'autres choses, rien à faire: on a beau recommencer cent fois, on n'y arrive pas mieux. Ce qui explique, je suppose, pourquoi je ne sais toujours pas préparer des œufs sur le plat sans casser le jaune. Pourquoi je refuse de laisser des messages après le bip. Pourquoi je porte la bonne vieille Bulova à remontage manuel de mon père, plutôt qu'une de ces montres automatiques dernier cri. Pourquoi je repousse le moment de m'attaquer au formulaire 1040 des impôts jusqu'à ce que la comptable québécoise divorcée de Las Cruces vienne me tenir la main. Ma hantise de la semaine, c'est de vérifier le relevé de compte mensuel que m'envoie la caisse d'épargne de Las Cruces, là-bas sur la nationale 25. Il m'arrive souvent de rêver que cet engouement pour le carré de plastique à crédit intégré, avec son système du «achetez maintenant, payez plus tard», est comme la longueur de jupe de l'année, et que les adultes consentants finiront forcément par revenir à la raison et au confort palpable du paiement au comptant. Un jour je commis l'erreur de partager ce fantasme avec ma comptable, mais elle se contenta de se retourner dans mon lit et me dispensa une petite leçon sur la façon dont le crédit savonne la planche économique. J'en profitai alors pour lui ressortir la perle de Will Rogers que j'avais pêchée dans Y Albuquerque Times Herald et mise de côté précisément pour ce genre d'occasion, comme quoi l'avis d'un économiste valait sans doute autant qu'un autre. France-Marie ne put rien dire d'autre que touché. Fidèle à elle-même, elle le prononça avec l'accent québécois.
Mon autre cauchemar, puisqu'on en parle, c'est la vidange des fosses septiques. Mais quand on vit dans une caravane, ce qui est mon cas, on doit bien finir par s'y coller un jour. J'avais tant tardé qu'on entendait distinctement d'immondes gargouillis dans les entrailles d'il était un toit chaque fois que quelqu'un allait aux toilettes. Avec ça, difficile de s'endormir, et plus encore de rester endormi une fois endormi quand la comptable de Las Cruces s'invitait pour la nuit. Si bien que je m'étais enfin résolu à brancher le tuyau aux canalisations d'égout du camping et, à l'aide d'une clé universelle empruntée à un voisin, cinq mobile homes plus loin, j'avais mis en route ma pompe autoamorçante toute neuve. Quand la fosse s'était vidée en glougloutant, j'avais refermé la canalisation et décroché le tuyau. Après avoir émergé en rampant de sous ma caravane, j'avais traversé six carrés de jardin pour aller rendre la clé à son propriétaire, puis j'étais revenu par la rue pour prendre l'Albuquerque Times Herald du vendredi, ainsi que la pile de prospectus entassés dans ma boîte aux lettres. Je jetais un coup d’œil à la une - il était question de sénateurs républicains soutenant la construction d'un bouclier antimissiles pour protéger l'Amérique d'une attaque russe improbable - lorsque je remarquai les empreintes de pas dans le sable. Quelqu'un avait descendu le sentier allant de la rue à ma porte. Les empreintes étaient légères, à la surface du chemin sablonneux, comme si elles avaient été laissées par un poids plume, et tournées vers l'extérieur, ce qui faisait penser à une démarche de danseur. En arrivant devant II était un toit, je dézinguai un vol d'insectes kamikazes et, plissant les yeux face à l'impitoyable soleil du Nouveau-Mexique, j'entraperçus une paire de chevilles nues et bien galbées.
Chevilles que je saluai respectueusement. «Vous devez être Vendredi», dis-je.
Michel Houellebecq, Configuration du dernier rivage
Toute la presse en ayant déjà décortiqué les vers, l'éditeur n'a pas cru nécessaire de fournir d'autres informations sur le livre.
Et mon choix
Alain Gerber, Une année sabbatique
(Les premières lignes.)
On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu’on n’a pas
encore jouée.
Il penche la tête sur l’épaule, colle sa nuque au dossier de son siège, se démanche le cou et lève les yeux en l’air. À travers la vitre du bus, qui garde sous forme de pastilles poussiéreuses la trace d’anciennes averses, son regard embrasse un vaste pan du ciel. On dirait une fine feuille de parchemin, derrière quoi luirait une lampe d’opaline. C’est le ciel, d’un beige un peu doré, un peu roux, qu’il préfère depuis qu’il est enfant, depuis que ses parents ont quitté les îles où, entre le jour et la nuit, il s’en souvient, défilaient au-dessus des têtes, peints de violentes couleurs, plus de ciels qu’on n’avait la force d’en aimer. C’est celui, si rare, si troublant, qui fait battre son cœur depuis qu’il connaît new York, Harlem et le quartier de sugar Hill, aujourd’hui réputé, grâce à lui et à quelques-uns de ses camarades de classe, être une pépinière de musiciens. «D’avenir», ajoutent les critiques avec leur générosité dédaigneuse, et c’est hélas le mot juste: de jour en jour, d’année en année, la musique ne cesse de remettre à plus tard le rendez-vous qu’ils ont avec elle.
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