vendredi 12 avril 2013

Manuel Vázquez Montalbán, gastronome postmoderne

En 1996, Manuel Vázquez Montalbán était venu à Paris présenter deux ouvrages. Un roman, L'étrangleur. Et un livre moins attendu, Les recettes de Carvalho. A l'occasion de la réédition de ce dernier au format de poche, je vous offre la conversation que nous avions eue ce jour-là, avant un dîner somptueux - sur base des recettes publiées, bien sûr.


Manuel Vázquez Montalbán est sans doute, aujourd'hui, l'écrivain espagnol le plus populaire dans le monde. Il doit essentiellement cette popularité à son personnage de «privé» atypique, Pepe Carvalho, qui apparaît dans beaucoup de ses romans. Ce détective possède bien des points communs avec son créateur : Barcelonais, son passé épouse un itinéraire très politisé et il adore la bonne cuisine. Ses aventures sont d'ailleurs émaillées de conseils culinaires dont on vient, sur base d'une anthologie complétée de vraies recettes, de faire un livre: Les Recettes de Carvalho.
Son dernier roman, en revanche, n'a rien à voir avec Carvalho: L'étrangleur est le double journal d'Albert Cerrato, qui s'assimile à Albert DeSalvo, l'étrangleur de Boston, et revendique trente-sept crimes. Il donne une première version de son existence et de ses confrontations avec ceux qui le gardent ou le soignent, puis déconstruit cette histoire en retrouvant ses victimes présumées. Un livre d'une intelligence et d'une culture folles, qui donne du plaisir à chaque instant.
Faites-vous la cuisine?
Oui, souvent, presque tous les jours.
Et avez-vous réalisé toutes les recettes de Pepe Carvalho?
Presque toutes. J'aime beaucoup expérimenter la cuisine, pas seulement parce que j'en suis un amateur, mais aussi pour une question de survie, parce que ma femme ne cuisine pas. Alors, la seule possibilité de manger avec quelque dignité, c'est de le faire moi-même.
Vous avez de la cuisine une vision culturelle, comme vous l'expliquez dans ce livre...
Oui. Presque tout est culturel, et pas seulement la cuisine. Mais la cuisine est l'unique possibilité culturelle de justifier l'opération de tuer. On tue des animaux, des végétaux pour manger, et la dignification de ce procédé passe par la cuisine. L'opération finale, c'est la survivance: manger pour survivre.
Votre personnage, Pepe Carvalho, ne se pose pas tant de questions. Il mange par plaisir, non?
En effet. Carvalho n'est qu'un personnage littéraire. Il mange aussi de manière névrotique, parce qu'il choisit sa cuisine en fonction de ses difficultés, dans la logique du roman. Mais, pour moi, faire la cuisine, c'est aussi une relaxation. Chez Carvalho, je crois qu'il y a un rapport avec la forme métissée des romans. Ce sont des polars, mais pas seulement: ce sont des polars métis. Et le rapport entre littérature et cuisine est aussi un métissage. C'est pour cela que, dans les romans de Carvalho, je décris des recettes, pour dire au lecteur: vous êtes en train de lire un roman, mais ce n'est pas seulement un roman.
Y a-t-il quelque chose de commun entre la façon dont mange Carvalho en fonction de ses enquêtes et, par exemple, celle dont boit et mange Maigret dans les romans de Simenon?
Oui, Maigret est fasciné par la cuisine de sa femme - c'est une cuisine ancienne qui date d'avant les surgelés. Mais c'est vrai, c'est la cuisine presque comme référent de la mémoire, du présent, du futur - parce qu'il pense que le poisson va arriver à ce moment, les pommes de terre à tel autre, etc. C'est une possibilité d'établir des rapports avec le temps.
Le premier roman où apparaît Pepe Carvalho vient d'être réédité au format de poche: J'ai tué Kennedy. Quand vous l'avez écrit, saviez-vous que le personnage allait prendre une telle dimension?
Non, pas du tout. J'ai écrit ce roman parce que j'étais fatigué de l'Espagne. J'ai eu envie d'écrire un roman pessimiste sur le rôle de l'Espagne dans le monde. C'était encore Franco, à l'époque. Carvalho est donc un réfugié économique et politique, qui devient le tueur de Kennedy. Je ne savais pas qu'il deviendrait un personnage indépendant, avec un avenir littéraire. Mais, cinq ans après, j'ai fait un pari avec des amis, en pleine époque expérimentale, avec le telquellisme et tout ça...
Que vous pratiquiez aussi?
Pas beaucoup, mais un petit peu, oui. Je suis coupable. Alors, un soir, après beaucoup de whisky, j'ai dit: il faut écrire comme autrefois, une littérature d'aventures, avec des personnages, des histoires - récupérer les conventions littéraires. Bref, il faut écrire du polar. Mes amis m'ont demandé si j'en étais capable, et j'ai prétendu que je pouvais le faire en quinze jours. Il m'a donc fallu quinze jours pour écrire Tatouage - en un tel délai, c'est forcément un roman très faible. J'y ai vu la possibilité de raconter une histoire, et j'ai utilisé Carvalho.
Combien de romans avez-vous écrit avec ce personnage?
Je ne sais plus... Trente romans, je crois, et trois recueils de nouvelles.
Vous avez dit plusieurs fois que vous alliez un jour faire mourir Carvalho. En avez-vous toujours l'intention?
Le dernier roman de Carvalho, là où je le tuerai, ce sera en l'an 2000. Je respecterai ce pacte, mais je suis très triste de le tuer. Et je pense remodeler le personnage. Carvalho ne sera plus privé, il sera un espion postmoderne, au service de l'eau, de l'écologie... A cette époque, il aura autour de soixante ans, et il lui sera très difficile d'être encore un privé.
Une de ses caractéristiques, c'est en effet qu'il vieillit au fur et à mesure que vous écrivez ses aventures...
Bien sûr. Je respecte toujours trois temps dans les romans de Carvalho: le temps mystérieux d'un roman, le temps biologique de Carvalho et le temps historique. C'est pour moi une obligation de ne pas utiliser la liberté d'un Simenon, par exemple, pour qui le Maigret des années trente est le même que celui des années soixante.
Vous avez utilisé le mot il y a un instant: vous considérez-vous comme un écrivain postmoderne - et quelle en est votre définition?
Tout le monde l'est! Je crois que la postmodernité a la possibilité de signifier quelque chose d'appliqué au territoire du langage. Il a existé les avant-gardes - pas seulement littéraires, mais aussi politiques, philosophiques, etc. Après les années soixante-dix, une certaine méfiance est née contre l'avant-gardisme, et on a pu récupérer tout le patrimoine historique, dans tous les domaines. La postmodernité, c'est ça. Mais c'est aussi la négation du rôle de l'histoire, de la mémoire, de l'utopie... Et je suis opposé à ce type de postmodernité. Mais, du point de vue de l'évolution esthétique, de l'évolution du langage, la postmodernité a un sens.
Quand vous commencez un roman, savez-vous exactement ce que vous allez écrire, ou bien partez-vous à l'aventure?
Chaque cas est différent. Il m'arrive d'écrire un roman suscité par une chanson, comme La Rose d'Alexandrie. J'ai parfois voulu refléter la culture interne du Parti communiste, comme dans Meurtre au comité central. Le premier propos est poétique, le second est plus élaboré. Galindez, par exemple, est né de l'obsession du pouvoir, de l'impunité du pouvoir. Moi, Franco, c'était l'obsession de ma mémoire et de mon identité... Je ne peux pas établir une règle unique.
Et L'étrangleur, votre nouveau roman, d'où vient-il?
C'est un peu différent de ma logique, de mon écriture. J'étais très fatigué après Moi, Franco. Fatigué mentalement, fatigué physiquement, en mauvaise santé. Et, d'une manière automatique, j'ai commencé à écrire L'étrangleur, comme une libération psychanalytique. Un psychanalyste m'aurait dit: il faut écrire un journal sur vos pensées négatives. Mais j'ai laissé le journal, et j'ai écrit un roman. C'est aussi l'expression d'une indignation personnelle, historique, existentielle, vis-à-vis de la réalité.
C'est donc pour vous une façon de parler du réel. Mais tous vos romans ne sont-ils pas une interprétation du réel?
Oui, parce que toute la littérature est la construction d'une alternative à la réalité.
Dans L'étrangleur, vous construisez une réalité dans la première partie, puis une autre, qui la déconstruit, dans la seconde...
Oui, sous la menace: c'est la réalité de la violence individuelle, pathétique du personnage, et de l'ambition qu'a le personnage d'avoir du pouvoir à travers le langage du psychanalyste. Il nie donc être l'étrangleur, mais il a du plaisir à l'être.
Dans votre esprit, quelle est la réalité?
Les deux sont la réalité. Tout le monde peut devenir l'étrangleur, en fonction de la pression culturelle, des circonstances personnelles, sociales, etc.
Vous vous êtes inspiré du véritable étrangleur de Boston, qui revendiquait un nombre considérable de meurtres dont tous ne lui étaient pas nécessairement attribués...
Le personnage se prend en effet pour DeSalvo. Il y a eu beaucoup de films à Hollywood sur le sujet. Il s'agit aussi, ici, de la contradiction entre la solitude du personnage, ses difficultés à communiquer, et les autoroutes de l'information. Mon roman est l'expression de ce malaise.
Le malaise naît-il du trop petit ou du trop grand nombre de points de repère?
Il y en a trop! Et ce sont des points de repère pour aujourd'hui, pas pour demain. Par exemple, où est aujourd'hui le sens de l'espoir? Le mot était utilisé dans les années quarante, cinquante, et il est devenu un mot stupide, qui ne signifie plus rien. Mais, sans espoir, le futur n'est pas possible. Nous avons besoin de récupérer le discours de l'espoir. Pas l'espoir idéologique...
Vous avez longtemps été communiste...
Communiste en Espagne, sous Franco, ce qui est différent d'être communiste en France, en Italie ou ailleurs. Cela signifiait militer dans l'unique parti qui faisait quelque chose contre Franco. A cette époque, on ne pensait pas à ce que représentait réellement le Parti communiste ailleurs. Je ne sais pas si je suis encore communiste, même si je crois au discours de l'égalité comme référent absolu. Je crois au rôle du référent absolu. Je suis contre la peine de mort, je suis contre le secret d'Etat. Il faut des absolus.
Aujourd'hui, êtes-vous encore membre du Parti communiste?
Je ne sais pas. La dernière réunion à laquelle j'ai assisté date d'il y a quinze ans. Quelquefois, on me demande conseil par téléphone. C'est un rapport personnel...
L'écriture est-elle pour vous une forme de militantisme?
Oui, mais la question a changé par rapport aux années quarante. Chaque écrivain possède des obsessions différentes, selon sa formation, ses origines, son archéologie personnelle... Pour moi, par exemple, la politique et l'idéologie appartiennent à mon archéologie personnelle. Mais je comprends très bien des écrivains plus jeunes pour qui la politique semble inutile.
Vous avez beaucoup de succès en Espagne, vous y avez reçu beaucoup de prix littéraires. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il, vous qui avez été un opposant et qui êtes maintenant reconnu comme un grand écrivain par la société espagnole?
C'est vrai, j'ai du succès. Mais tout est relatif. Julio Iglesias, par exemple, en a beaucoup plus que moi. Il y a une affirmation très intéressante de Groucho Marx qui dit: Je ne pourrai jamais appartenir à un club qui m'accepterait comme membre. Je suis accepté, oui, mais pourquoi? En 1902, un révolutionnaire espagnol a fait un discours contre le pouvoir, contre la bourgeoisie, devant un public qui appartenait à cette bourgeoisie. Et quand il a eu fini son discours, le public a applaudi. Alors, il a commencé à douter de son propre discours. Et j'ai quelquefois la même impression.
Vous avez peur d'un malentendu?
Oui, j'ai peur de cela, mais c'est inévitable. C'est le fruit du droit à la liberté d'interprétation. Et il faut respecter cette liberté.

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