mercredi 4 novembre 2015

Le Prix Virilo pour Douna Loup

Et, donc, un peu pour Madagascar, le pays où Douna Loup situe L'oragé, au temps pas si heureux des colonies, quand le poète Jean-Joseph Rabearivelo, qui écrivait en français et en malgache, confrontait ses positions artistiques et linguistiques à celles d'Esther, qui signait Anja-Z des textes tous en malgache, par un principe auquel elle ne dérogera pas.
Dans une langue magnifique, poétique, où les mots malgaches sonnent comme les instruments d'une polyphonie, Douna Loup explore non seulement la vie de deux écrivains - l'un est très connu, on sait à peu près tout de lui, l'autre est beaucoup moins populaire et sa vie est assez peu documentée pour laisser libre cours à l'imagination - mais aussi un monde où l'idéologie dominante est représentée par des articles de presse.
Entretien, réalisé avant la rentrée littéraire, avant donc la sortie du roman.

La première chose qui frappe dans votre roman, c’est l’écriture, poétique, pleine de ruptures. Pourquoi avoir choisi ce type d’écriture ?
C’est venu en partie du sujet, du fait que mes deux personnages sont des poètes. J’avais donc envie d’amener l’écriture de plus en plus vers la poésie, que le rythme et les sonorités soient très importants. Et j’ai cherché à rejoindre l’oralité de la poésie malgache.
Le titre, déjà, possède une charge poétique. Avez-vous réussi à imposer facilement L’oragé à votre éditeur ?
J’ai peut-être de la chance avec mon éditrice, elle a tout de suite aimé ce titre. Il est venu plutôt tardivement, une fois que j’avais fini le livre. En cours d’écriture, j’avais un titre de travail en malgache.
Vous étiez venue à Madagascar avant de penser à écrire ce roman ?
Oui, à dix-huit ans, en 2000-2001, j’y ai passé six mois en bénévolat, en grande partie à Tana et un peu sur la côte, dans des orphelinats. C’était mon premier contact avec Madagascar.
Avez-vous découvert Rabearivelo à ce moment, ou plus tard ?
Je ne l’ai pas découvert à mon premier voyage, ça a été quelques années après. Je suis revenue à Madagascar en 2007, j’avais entre-temps noué d’autres liens avec le pays, parce que mon mari est malgache. Mais il ne vivait plus à Madagascar quand nous nous sommes rencontrés, au cours d’un voyage. Nous sommes revenus avec notre première fille, puis je suis revenue en 2012 dans l’idée du projet autour de Rabearivelo. Je l’ai découvert dans la bibliothèque de mon mari, en fait.
C’est plus compliqué, probablement, pour Esther, qui est beaucoup moins connue ?
Oui, elle est arrivée alors que j’étais déjà dans le projet autour de Rabearivelo. C’est dans Les Calepins bleus, qui ont été publiés il n’y a pas très longtemps, que j’ai découvert Esther. Il a traduit quelques-uns de ses poèmes, il a écrit sur elle. Il y avait assez peu de choses mais je me suis assez vite intéressée à elle. J’ai beaucoup inventé, mais c’est ce qui me plaisait, parce que cela reste un roman.
On a l’impression qu’à ce moment, votre projet a basculé et qu’elle est devenue le personnage principal…
Oui, elle a pris de plus en plus d’importance, elle est un peu le centre même si Rabearivelo reste le point de départ et le point d’arrivée. On sait que Rabearivelo s’est suicidé mais je me suis dit assez vite que je n’allais pas traverser toute sa vie en un roman. Il fallait que je choisisse une période.
Ils ont deux démarches assez différentes : il lit beaucoup les poètes français, il publie en français à l’étranger ; elle est, au contraire, dans une radicalité qui lui interdit d’écrire en français.
C’est ça aussi qui m’a intéressée. Il y a des années que j’ai envie d’écrire sur la période coloniale à Madagascar. On connaît finalement très peu cette histoire et Rabearivelo incarne quelqu’un qui n’est pas anticolonial, qui a une double appartenance entre la langue française et la langue malgache et qui, à mes yeux, contient toute cette ambivalence. Il y a, surtout à la fin de sa vie, un désespoir devant l’absence de reconnaissance. Il symbolise beaucoup d’éléments de cette période. Esther a, en effet, une position complètement différente.
Leurs différences ont-elles apporté une complémentarité dans le regard sur l’époque ?
C’était une façon de questionner l’époque à travers deux positions différentes, oui.
Pendant la colonisation française, l’instruction des Malgaches était considérée comme un danger…
En effet, j’ai lu beaucoup de journaux de l’époque et j’ai utilisé des extraits d’articles.
Esther est transgressive aussi parce qu’elle est homosexuelle. Avez-vous découvert ce thème en cours de route ou bien aviez-vous l’intention de l’introduire d’une manière ou d’une autre ?
Non, au départ, je n’avais pas l’intention de l’introduire. En fait, sur Esther, je n’affirme rien, je ne sais pas ce qui est réel ou non. C’est venu par une allusion que fait Rabearivelo dans ses Calepins bleus et, vu le parcours que j’avais envie de creuser avec Esther, par rapport à l’écriture et à un positionnement transgressif, il y avait une quête dans l’intime qui s’est imposée au fil du temps.
Votre roman occupe le territoire. Antananarivo est évidemment le lieu principal mais on passe aussi par l’ouest et l’est de Madagascar. Etiez-vous habitée par ce qu’on pourrait appeler un sentiment géographique ?
J’avais envie de faire exister une géographie. Je n’avais pas l’intention d’écrire un roman historique traditionnel, mais je voulais faire sentir une époque et une géographie, tout en étant très proche de personnages avec lesquels on est plutôt sur des thèmes très intimes. Esther avait passé quelque temps à Mahajanga, puis cette autre femme est venue de l’est, donc cela permet de traverser l’île.
La maturation de ce roman, jusqu’à la fin de l’écriture, a-t-elle pris beaucoup de temps ?
L’idée d’un livre sur Madagascar, cela faisait longtemps. Le projet s’est précisé en 2011, l’année suivante j’étais vraiment dans les recherches, les lectures, j’ai rencontré du monde, et j’ai commencé à écrire en automne 2013. J’ai mis du temps à me sentir légitime, c’est-à-dire d’avoir suffisamment intégré toute cette matière pour me sentir libre d’inventer. Et j’ai mis à peu près une année et demie à l’écrire.
Vous citez, dans le roman, un article d’Esther écrit en français. Il n’y a rien d’autre ?
Cet article, c’est moi qui l’invente.
Avez-vous encore des projets littéraires liés à Madagascar ?
Je suis partie dans l’idée qu’il y aurait plusieurs livres autour de la vie de Rabearivelo, sur différentes périodes. Ce n’est pas vraiment une suite, mais avec un autre personnage, peut-être. On verra si l’idée se concrétise…

Le jury du Virilo ("mixte, mais dans lequel chacun est tenu de voter en homme") attribue aussi un Prix Trop Virilo, et même deux cette année puisqu'il se partage entre Sophie Divry pour Quand le diable sortit de la salle de bain, grâce en particulier à "son calligramme turgescent", et Jean Teulé pour Héloïse Ouille!, dans lequel on note l'invention d'un nouveau genre littéraire, le "Latin Porn".
Le jury du Virilo n'en a jamais assez et distribue aussi à la volée (de bois vert, souvent), des récompenses au goût de Gérard, dont la liste plutôt réjouissante se trouve sur leur site.

Sur L'oragé, on peut lire aussi deux articles qui viennent de paraître: Madagascar fait encore rêver les romanciers français, par Dominique Ranaivoson.
Jean-Joseph Rabearivelo et Esther Razanadrasoa, deux poètes sous l’occupation française, par Xavier Jarrin-Luce.

Les autres bons choix du Renaudot

Dans la foulée de l'annonce du Goncourt, le jury du Renaudot a livré les secrets de ses délibérations. Pour trois prix, pas moins, bien que le Renaudot du roman soit le plus connu. C'est Delphine de Vigan qui l'a obtenu - de haute lutte, puisqu'il a fallu cinq tours de vote avant que tombe la décision - pour D'après une histoire vraie. Du côté de l'essai, Didier Blonde et son enquête sur Leïlah Mahi 1932 est le lauréat et, pour les poches, Vénus Khoury-Ghata avec La fiancée était à dos d'âne.
Reprenons, un à un.

Delphine, écrivaine, ne parvient pas à surmonter le succès de son dernier roman, dans lequel elle dévoilait quelques secrets de famille. C’est la panne. Pire qu’une panne, une dépression. Survient, comme une sauveuse, ou au moins comme une solide béquille, une nouvelle amie, L., à qui Delphine peut se confier et déléguer quelques tâches qu’elle ne parvient plus à gérer : répondre aux messages, rédiger une préface, même la remplacer dans une rencontre scolaire. Car L., qui sert de plume à des célébrités, cultive une ressemblance physique croissante avec celle qu’elle prétend aider. Et il faut que Delphine soit bien bas pour ne pas comprendre qu’elle se fait dévorer par l’autre.
D’après une histoire vraie utilise l’effet de réel avec une perversité jubilatoire qui crée un étrange vertige chez le lecteur. Déstabilisé au moins autant que le personnage principal, il suit un récit habile, parsemé de points de repère rassurants et truffé de pièges inquiétants.

Delphine de Vigan a mis quatre ans à concevoir une bombe romanesque aux mécanismes discrets bien qu’ils imposent leur fonctionnement. Son livre précédent, Rien ne s’oppose à la nuit, avait été couvert d’éloges et de prix littéraires. Celui-ci, en confirmant la maturité de son auteure, a pris le même chemin.
Après Rien ne s’oppose à la nuit, les choses se sont moins bien passées, s’il faut en croire votre nouveau roman…
C’est-à-dire ?
Le blocage de l’écriture que vous racontez dans un livre dont le titre, D’après une histoire vraie, génère cependant quelques doutes. La question est inévitable : est-ce à moitié vrai ou en grande partie inventé ?
C’est la question qui sous-tend le roman, surtout. Donc, évidemment, je ne peux pas y répondre comme ça. J’ai écrit un livre de 480 pages pour aborder cette question.
Il y a quand même une idée qui, pour être romanesque, vient quand même du livre précédent, qui aurait pu générer un livre fantôme.
Oui, c’est une belle idée romanesque. J’ai moi-même dit ça dans une interview après la parution de Rien ne s’oppose à la nuit. Au-delà de mon histoire familiale par laquelle il était inspiré, c’était un livre qui interrogeait sur l’origine de l’écriture. C’était un questionnement sur pourquoi on écrit, d’où on écrit, quel événement, quelle faille, quel petit grain de sable fait de nous des écrivains ? Je me suis dit qu’il y avait peut-être un autre livre qui pouvait raconter ça, ce que j’ai appelé le livre fantôme dans une interview. De là à imaginer que certains lecteurs attendent ce livre fantôme, il n’y a qu’un pas.
Il est présent à l’arrière-plan, d’une certaine manière.
Tout à fait, d’ailleurs peut-être ce roman-ci est-il le livre fantôme.
Ou pas ?
Ou pas, voilà. En tout cas, pas nécessairement sous la forme que le lecteur attend.
Ni que L. attend ?
Et que L. attend. Bien sûr, il y a un jeu sur le vrai et le faux. Au départ, la confusion non seulement possible mais souhaitée entre la narratrice et l’auteure est voulue. Maintenant, jusqu’où cette histoire est vraie, c’est toute la question. Le titre résume d’ailleurs cette tendance du moment qui est de nous raconter des histoires en les certifiant, en leur apposant le label du réel. Mais, en fait, on n’en sait rien si elles sont réelles, jusqu’où elles sont réelles et en quoi une fiction n’est-elle pas plus réelle ou plus vraie ?
C’est le « mentir-vrai » d’Aragon ?
Oui, il y a quelque chose de ça. De toute façon, pour moi, dans l’écriture, ce n’est pas ça qui compte, au fond. La vérité est ailleurs. Elle n’est pas dans la vérité de l’histoire ou de son origine, elle est dans la manière dont l’écrivain s’en empare et la traite.
Il y a une part de jeu ?
Oui, il y a une part de jeu.
Vous utilisez des prénoms et des noms réels, celui de votre compagnon, François, ceux de quelques écrivaines, Lionel Duroy qui écrit l’autobiographie de Depardieu… C’est une manière d’égarer encore plus le lecteur ?
En tout cas, c’est une manière de jouer avec les codes. Mon idée était de jouer avec les codes de l’autofiction et, parmi ces codes-là, il y a le fait de conserver les prénoms, de se créer un double romanesque qui porte le même prénom que le mien. Et, aujourd’hui, les gens savent le prénom de mon compagnon. Donc, oui, je joue avec le lecteur, je l’emmène dans un voyage où il part en effet de l’idée qu’il lit quelque chose de « vrai », où il retrouve d’une certaine manière l’auteure de Rien ne s’oppose à la nuit après le succès de ce livre – et peut-être d’ailleurs que cette Delphine-là, au début du roman se confond tout à fait avec moi. Ensuite, le voyage va brouiller les pistes, brouiller les codes, peut-être en inventer d’autres pour inviter le lecteur à se poser un certain nombre de questions sur l’écriture, sur la littérature, sur sa lecture aussi : pourquoi est-il si important que ce soit vrai ou pas ?
Vous jouez même avec les nerfs du lecteur jusqu’au dernier signe typographique, l’astérisque qui suit le mot « FIN ». Car, finalement, qui a écrit ce livre ?
Exactement. Qui a écrit ce livre ? Est-ce que c’est L., est-ce que c’est Delphine, est-ce que c’est l’autre qui existe chez chaque écrivain ? C’est toujours un autre qui écrit par-dessus notre épaule.
C’est aussi un livre sur la manipulation. Etait-ce le thème central du roman romanesque ?
Oui, c’est le point de départ et c’est une question qui m’intéresse. Je l’ai déjà abordée dans d’autres romans et il faut croire que ça me tient à cœur, la description d’une relation d’emprise, l’abus de pouvoir, la manière dont on peut être littéralement phagocyté, anesthésié, paralysé par quelqu’un d’autre…
Au terme de ce livre, peut-on dire que la fiction a gagné ou, plus fondamentalement, que l’écriture a gagné ?
C’est une question intéressante… Je dirais que la fiction l’emporte. Peut-être que c’est un éloge de la fiction sous couvert d’autobiographie.
Pensez-vous déjà au prochain livre ?
Je commence à y penser, oui. Mais je ne sais pas quand je le terminerai : chaque livre a son propre rythme et peut-être que ce sera quatre ans, peut-être que ce sera dix, je n’en sais rien.

Quête modianesque pour Didier Blonde, fasciné par le portrait d'une femme dont on sait peu de choses, à l'exception du nom et de la date de la mort, dont les cendres se trouvent au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Cette Leïlah Mahi, qui fut-elle, que représente-t-elle pour ceux qui l'ont connue, et qui eux-mêmes ont été oubliés? Le livre chemine par intermittences, il a d'abord été un bref article qui aurait pu clore le sujet, car après tout, qu'y avait-il de plus à en dire?
Sinon que les obsessions, même à éclipses, ne relâchent pas si facilement leur emprise sur un écrivain familier de la période où à vécu Leïlah Mahi, et qui y a toujours privilégié les personnages de l'arrière-plan, les rôles secondaires, les silhouettes fugitives.
Un très beau récit qui dépose, chez le lecteur, une fine poussière venue du passé.

Donner une jeune Juive pour femme à Abdelkader afin qu’il protège les siens, c’est l’idée d’un vieux rabbin dans La fiancée était à dos d'âne, de Vénus Khoury-Ghata. Mais l’Emir a bientôt perdu ses guerres, Yudah suit le mouvement de l’exil vers la France. Et se laisse porter par les événements, sûre de son destin. Même si, devenue Judith, elle rencontrera Victor Hugo à Paris pendant la révolution de 1848, elle n’aura pas le temps de l’accomplir. Sa trajectoire brisée est imaginée dans une langue très pure, porteuse d’une sorte d’évidence.

Le Goncourt, c'était hier...

Et non, je ne l'avais pas oublié - les lecteurs du Soir s'en apercevront ce matin, après que les lecteurs de l'édition en ligne l'avaient déjà constaté hier après-midi. Mais, là où je vis, Antananarivo, capitale de Madagascar, 1400 mètres et des poussières d'altitude, la saison parisienne des prix littéraires coïncide avec l'arrivée des orages. Plus ou moins violents. Très violents, hier. J'ai donc dû me contenter de parer au plus pressé, le temps que vive la batterie de mon ordinateur portable, et vous laisser trouver, dans Le Soir ou ailleurs, informations et commentaires sur les Goncourt et Renaudot du jour. (J'y reviens, aux Renaudot.)
Mathias Enard, donc, lauréat au premier tour, par six voix contre deux à Tobie Nathan et une à Hédi Kaddour, avec Boussole, un roman somptueux qui semble s'effilocher sans cesse et qui reprend à chaque fois la même direction, celle de l'Orient. Orient réel, Orient fantasmé, par lequel passent de multiples personnages au cours d'une nuit solitaire que le musicologue Franz Ritter passe dans son appartement viennois bourré de souvenirs. Et en particulier du souvenir de Sarah qui vient de se rappeler à lui, qui ne l'a jamais oubliée, en envoyant le tiré à part d'un article qu'elle a publié.
Touffu, érudit, et donc difficile à lire, ce roman? Certains le prétendent. Probablement ne l'ont-ils pas ouvert. Car il suffit de s'y glisser pour se sentir bien entre les pages, pour partir à la découverte de mondes sur lesquels nous n'étions pétris que de fausses certitudes et aborder aux rives enchantées de la connaissance, certes parfois un peu floutée par les vapeurs de l'opium. Mathias Enard, c'est un peu l'anti-Pierre Loti, ce champion presque oublié d'un exotisme construit sur quelques clichés. Ici, les clichés sont mis à plat, démontés, et font place à une approche sensible qui nous font nous sentir plus intelligents. Chargés, aussi, d'un supplément d'âme - d'âmes, même: les âmes de celles et ceux qui, sur les chemins du véritable Orient, multiple mais pas totalement insaisissable, en ont collecté les richesses qui nous sont aujourd'hui offertes.
Oui, un beau, un grand Goncourt.

lundi 2 novembre 2015

Christine Angot, Prix Décembre

C'est franchement une déception. Il y avait deux autres sélectionnés, que je vous conseille de lire: Michaël Ferrier avec Mémoires d'outre-mer et Judith Perrignon avec Victor Hugo vient de mourir. Mais Christine Angot, à l'usure, à force d'être toujours là et d'enfoncer toujours le même clou, est la lauréate du Prix Décembre pour Un amour impossible.
Christine Angot a changé, nous dit-on. Il faut le prendre comme une bonne nouvelle car, de L’inceste à Une semaine de vacances, elle campait sur un registre qui allait finir par épuiser plusieurs générations de lecteurs. L’autofiction a bon dos, même si l’auteure ne s’en réclame pas, fût-elle « sans concession » comme le rappelle à bon droit son éditeur. Et Christine Angot, quoi qu’on prétende, n’a pas changé : elle s’est contentée de modifier l’angle.
Après avoir braqué, plusieurs fois, les projecteurs sur la relation avec son père, elle met maintenant en lumière celle avec sa mère. Mais on a l’étrange et désagréable impression que cette lumière vient du père : la personnalité de Pierre, érudit exigeant et, accessoirement (?), amant incestueux, continue à dominer le paysage. Qui, du coup, ne semble pas bien neuf.
Certes, il n’avait probablement jamais été autant question de Rachel, la mère, dans un roman de l’auteure. Mais les dialogues imaginés entre Rachel et Pierre sont du pur Christine Angot dans le texte. Certains peuvent apprécier sa manière de montrer comment il s’impose en menant le jeu en permanence, domptant sans difficulté la femme qui l’aime. D’autres, et nous en sommes, n’ont pas besoin de ces interminables conversations où les mêmes mécanismes se répètent, comme ils s’étaient déjà répétés dans les ouvrages qui le plaçaient face à sa fille. Il est manipulateur, on le savait. Rachel se laisse manipuler, on s’en doutait.
Pourtant, Christine Angot fait des efforts. Elle a intitulé son livre : Un amour impossible, avec la volonté d’expliquer pourquoi l’amour pour sa mère est à la fois ancré entre elles (elles se disent parfois qu’elles s’aiment) et gâché par tout ce qui s’est passé avec le père, sur quoi Rachel a fermé les yeux. A la mort de Pierre, Christine, qui ne se sentait pas prête à cette disparition alors qu’elle l’attendait, la vit mal. Les reproches peuvent enfin s’exprimer : « Il n’y avait personne pour me protéger quand j’ai rencontré mon père. Maintenant il n’y a personne pour m’aider à vivre sa mort. Ecoute. Nos relations sont foutues. »
Si Un amour impossible présente un certain intérêt, c’est par l’exploration de toutes les ambiguïtés dans les sentiments entre les trois principaux protagonistes de cette malsaine affaire familiale.

14-18, Albert Londres en Serbie menacée



La première angoisse

(De notre envoyé spécial.)
Nich, … octobre 1915.

Les huit journées que la Serbie vient de vivre devront être inscrites au livre d’angoisse des nations.
Ce que l’on annonçait depuis trois mois allait se passer : l’Allemagne commençait à l’envahir, la Bulgarie était debout dans son dos.
Mais la France, l’Angleterre et la Russie marchaient à son secours. L’émotion des grands soirs planait sur le royaume.
Nich avait mis des drapeaux, cette fois ils n’étaient plus noirs.
À la place de la douleur qui, en mars dernier, se balançait aux fenêtres dans les loques de crêpe, c’était l’espérance qui claquait dans les oriflammes tricolores. Jours tragiques : le typhus avait sévi ; jours heureux : les Français allaient venir.
La Serbie avait tout sorti pour les recevoir. Ah ! ce n’était pas doré, ce n’était ni pimpant ni magnifique ce qui décorait les rues, ce qui flottait aux vents ! ils ne défileraient pas sous un dais rutilant, nos soldats qui montaient défendre les montagnes héroïques. Ce n’étaient que vieilles bannières, vieux écussons et banderoles froissées par les années. La fille tzigane se pare comme elle peut quand elle a des honneurs à rendre. La Serbie avait mis tout ce qu’elle a.
La première division française était arrivée à Salonique. On l’attendait ici pour le lendemain. Les nouvelles sanglantes parvenaient déjà de Belgrade. Que c’était long un jour !
Nous sommes à ce lendemain où les Français devaient arriver.
Ils n’arrivent pas, Nich est consternée. Insensibles, les drapeaux flottent joyeusement dans les rues.
Ce sont les nouvelles de Belgrade qui arrivent :
Les Allemands écrasent la ville. Les monitors touchés par les batteries françaises de Topchider fuient en brûlant sur la Save, les radeaux coupés en deux, jetés les uns contre les autres, se resserrent sur les hommes qui tentent de surnager, les taubes suivant les groupes d’habitants qui émigrent les signalent à l’artillerie qui crache dessus. Les Allemands attaquent sur tout le front nord. De nouveaux radeaux écartant sur l’eau des uniformes gris portent d’autres uniformes gris. Les pièces serbes taillent dedans. Mais les masses allemandes sont nombreuses et les pièces serbes ne le sont pas. Les Allemands ont passé et Belgrade flambe.
Belgrade flambe et Nich est décorée !
Plus de capitale, non seulement pour maintenant, mais pour après, puisqu’elle s’en va toute en fumée, une fois de plus le pays envahi et les Français n’arrivant pas !

Les départs

Dans Nich, les bœufs par centaines de couples, sortant de la porte de la citadelle, traînent des munitions vers la gare ; les taubes viennent de tuer deux femmes, un enfant et un prisonnier autrichien, les forçats – la Serbie a sorti ses forçats – habillés de blanc, chaînes aux jambes, préparent les routes pour les convois. Trois régiments défilent au son lugubre d’un tambour sec et d’un clairon enroué, des crieurs sur les places appellent la classe de dix-neuf ans, les soldats du troisième ban – est-ce du troisième ou du dixième ? – ceux que l’on appelle : « la dernière défense », vieux et maigres – on ne mange pas assez dans ce pays pour grossir avec l’âge – une ficelle à leur fusil en guise de courroie, n’ayant pas eux-mêmes de capuchon, mais en ayant mis un petit à leur baïonnette pour la garder de la rouille, partent avec leur bonnet pointu de peau de mouton vers des vigies où ils pourront encore servir.
On apprend que ce matin les Français étaient montés dans les trains à Salonique, mais qu’ils en sont redescendus. On fait enlever les banderoles dans les rues.
Le soir, autre émotion : les Bulgares bougent sur la frontière de Pirot. Ils ont fait toute la journée des mouvements de troupe. Leurs avions ont lancé des proclamations : « Frères, ce n’est pas à vous que nous en voulons, c’est à votre gouvernement. » Au Nord, les Allemands passent. À l’Est, les Bulgares menacent. On est brave ! On a trois guerres derrière soi, on en a même quatre en se souvenant des Albanais, mais on n’est plus que 250 000, on n’est même plus que 200 000 en comptant juste. Il est permis de ne pas bien dormir.
Il est même permis aujourd’hui de ne plus dormir du tout. Les Bulgares qui, dès le 11 octobre tiraillaient déjà sur plusieurs points de la frontière ont attaqué cette nuit sur tout le front. Comme le 30 juin 1913, à la même heure, à deux heures du matin, sans déclaration de guerre, ils ont ouvert l’ère sanglante. C’est toujours après minuit que commencent les tragédies des Balkans.
Nich n’est plus sûre, n’est pas à 70 kilomètres de la frontière. Les ministres tiennent conseil, les bureaux plient leurs dossiers, le timbre, le domaine, le monopole par des chemins bourbeux sur des chars cahotés, filent en hâte, les banques – l’or ce serait trop dire – les banques emballent. Tout cela une première fois est parti de Belgrade pour Nich, tout cela repart de Nich pour Pritchina.
Nich continue de se vider : les malles, les ballots, les lits, les enfants, à dos de soldats sont portés vers la gare. Il pleut depuis le matin. La veille, les hommes avaient enlevé les banderoles, le vent, aujourd’hui, arrache les mâts plantés pour la fête.
La fête n’aura pas lieu. Ils s’en vont, ceux de la deuxième capitale traquée, sans la consolation qu’ils attendaient. Ils n’auront pas vu passer les soldats qui sont les plus illustres dans le souvenir des nations. Mais qu’importe une joie maintenant. Les Serbes, en attendant que nous arrivions, tiennent les Allemands à la gorge, les premiers Français sont à Stroumitza, Nich n’est plus rien qu’une souffrance passée dans l’épopée qui commence.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

dimanche 1 novembre 2015

Georges Ohnet, la Grande Guerre qui dure

Comme tout le monde, ou presque, Georges Ohnet n'imaginait pas que la guerre durerait si longtemps. Loin du front, il recueille les échos des grandes manœuvres militaires et tire des plans sur l'avenir. Le onzième fascicule de son Journal, réédité aujourd'hui par la Bibliothèque malgache en même temps que le dixième, raconte déjà 1916.

«Hier, aux Invalides, pour compter et admirer les canons pris aux Allemands dans les derniers combats en Champagne et en Picardie, il y avait foule. Ce sont de laids modèles que ces produits de Krupp, et vraiment ils sont représentatifs de la lourdeur et de la brutalité teutonnes.
C’est ce qu’un officier, très simplement, expliquait à trois jeunes filles, qu’il accompagnait, hier, dans la cour des Invalides, par ce beau dimanche d’octobre, digne de l’été, et où les feuilles jaunissantes tombent cependant, annonçant l’hiver. Ce brave soldat avait le bras droit en écharpe et la tête bandée. Il portait sur la poitrine la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre. Les jeunes filles l’écoutaient avec un air d’admiration. On sentait qu’elles le trouvaient beau, séduisant, charmant, avec sa tête emmaillotée et son bras blessé. L’une d’elles, du bout de son ombrelle fouettait la culasse du lourd canon, tout noir, qui servait à la démonstration, et rien ne pouvait dépasser le mépris haineux de ce geste de jeune fille frappant le canon prisonnier. C’était toute l’armée allemande qu’elle fustigeait de ce coup d’ombrelle sur la culasse vide.»

«La médaille militaire est la plus belle des récompenses que puisse recevoir un soldat. C’est la décoration suprême qu’obtiennent les commandants d’armée. Et il semble qu’en rapprochant les grands chefs militaires des simples soldats héroïques, on les honore. Comment se fait-il que cette médaille si enviée, il faille que celui qui en est décoré la paye? Oui, tout soldat qui obtient la médaille militaire doit verser huit francs cinquante, pour obtenir la délivrance du modeste bijou en argent qui s’attache au ruban jaune liseré de vert. On m’assure que, faute de ce versement, le ruban seul est remis au titulaire qui n’est pas convoqué sur le front pour recevoir, devant tous ses camarades, l’accolade du chef. J’ai peine à croire que cela puisse être. Quoi! Pour huit francs cinquante? Une telle lésinerie de l’État à l’égard de braves qui se sont fait mutiler à son service? Pour huit francs cinquante, priver un héros de sa juste récompense? À lui, qui a donné sa jambe, son bras ou ses yeux, ne pas donner la modeste petite effigie en argent, mais la lui vendre?
Je savais que les civils, à qui la croix de la Légion d’Honneur est accordée, paient vingt-cinq francs le bijou qui leur est remis. Ce sont des droits de chancellerie, qui n’ont pas très bonne façon, mais qui sont pourtant admissibles. La redevance des huit francs cinquante pour la médaille militaire est inacceptable. Il est des braves très pauvres qui n’auraient pas eu la petite somme nécessaire pour payer leur médaille, si on n’était pas venu à leur aide. Il me paraît difficile à expliquer que dans la sarabande des milliards à laquelle nous assistons, il n’y ait pas un petit peu d’argent pour donner gracieusement à nos héros leur récompense.»

Chaque volume, 1,99 euros dans toutes les librairies proposant un rayon numérique.

samedi 31 octobre 2015

Prix Rossel 2015, les cinq sélectionnés

Dans la foulée des prix littéraires français, Le Soir organise, depuis 1938, le Prix Rossel dont le palmarès rassemble la plupart des écrivains belges qui comptent. Ces dix dernières années, comme le rappelle ce matin le quotidien: Patrick Delperdange, Chants des gorges; Guy Goffette, Une enfance lingère; Diane Meur, Les Vivants et les Ombres; Bernard Quiriny, Contes carnivores; Serge Delaive, Argentine; Caroline De Mulder, Ego Tango; Geneviève Damas, Si tu passes la rivière; Patrick Declerck, Démons me turlupinant; Alain Berenboom, Monsieur Optimiste; Hedwige Jeanmart, Blanès.
Pour l'édition 2015, le jury s'est réuni cette semaine et a choisi les cinq finalistes parmi lesquels se trouve le lauréat - il sera annoncé le 1er décembre. Les responsables de la sélection sont neuf: S'y rassemblent six lauréats du prix: Pierre Mertens, le président, Thomas Gunzig, Ariane Le Fort, Isabelle Spaak, Jean-Luc Outers et Michel Lambert; deux libraires: cette année Luca Ruffini Ronzani, de la librairie du Centre à Aywailles et Enrico Vaccari, de Tropismes à Bruxelles; et Jean-Claude Vantroyen, responsable des Livres du Soir. Daniel Couvreur, chef du service Culture, est secrétaire du jury.
Quant aux livres retenus, ce qui est l'essentiel, les voici.

Charly Delwart, Chut (Le Seuil)
Après Citoyen Park, situé en Corée du Nord, l’écrivain belge met le cap sur la Grèce en crise. Avec un titre qui intime le silence : Chut. Mais le silence comme arme, et qui n’interdit pas l’expression écrite : « Athènes comme un endroit à lire en permanence au point de devoir revenir à certains endroits parce que la fois d’avant on n’a pas eu le temps de tout lire. »
Devant un effondrement économique qui touche toutes les catégories de la population, mais d’abord les plus démunis, les murs se sont couverts de slogans qui dépassent parfois les simples revendications et rappellent la poésie libertaire de Mai 68 à Paris. Surtout quand la narratrice s’y met après avoir renoncé à parler. Elle n’est plus une enfant, pas encore tout à fait une femme, mais quelque chose en elle perce de l’adulte en devenir, et en particulier une remarquable détermination. Les changements physiques sont une chose, son refus de « faire semblant, de tout accepter » en est une autre. D’un seul mot, qu’elle ne prononcera donc pas, mais qu’elle a lu sur un mur, c’est la révolte qui se traduit par le silence, avec une explication pour justifier à ses propres yeux une démarche inhabituelle : « Il y avait une théorie qui disait que toute parole qu’on ne dit pas est une particule d’énergie qu’on garde pour soi, que cela rend plus fort, et c’est cela dont j’avais besoin, d’énergie, d’être plus concentrée. »
Ses parents, dont le couple est en voie de dissolution, l’acceptent plus facilement qu’elle le pensait. Ce sera moins facile à l’école, car la communication par le cahier qu’elle emmènera dès lors toujours avec elle n’est pas la norme. Elle acquiert en tout cas une perception plus aigüe des mécanismes de la crise et, peut-être grâce à la moindre déperdition d’énergie due au silence, se lance à sa manière dans le mouvement en occupant les surfaces murales encore disponibles pour des inscriptions.
Elle cherche à capter l’attention de différentes manières, par les mots bien sûr mais aussi par le lieu où elle les place, par leur répétition en perfectionnant sa maîtrise de pochoirs qu’elle confectionne elle-même. Au risque d’être dénoncée par ses mains tachées de peinture. Mais au bonheur de l’écriture dont la pensée désormais l’occupe en permanence. « Devenant cela au moins, quelqu’un qui écrivait, une ligne dans l’ensemble des possibles, j’avançais. La ville plus encore comme un espace vierge où potentiellement ajouter des phrases. »
Elle recrée un art poétique monumental, ne se contente pas de ses propres phrases, reprend des textes classiques, s’inspire de ceux qui, avant elle et ailleurs, surtout des artistes américains, ont inscrit leurs mots sur les murs des cités. Cités qui redeviennent ainsi des lieux de parole sans qu’il soit besoin de prononcer une seule syllabe…
La démarche est volontariste et belle, elle s’assimile à un poème dansé avec les mains au milieu d’un chaos où il reste possible de préserver une bulle de sens profond.

Gérard Mans, Poche de noir (Maelström)
Premier roman de Gérard Mans, Poche de noir porte un titre couleur polar. Ce n’est pas faux. Mais la poche est surtout celle dont les poulpes, seiches et autres calamars tirent leur meilleur moyen de défense : l’encre projetée en un nuage derrière lequel ils fuient à toutes tentacules. Raymond Vidal, gardien de musée au Palais de la mer en Charente-Maritime, était assez passionné par ces animaux pour déborder de son rôle et enchaîner les visiteurs à ses commentaires. Et assez habité par eux pour que, quand il a été retrouvé à Zagreb, écrasé entre des étagères à archives, un cadavre de pieuvre se trouve à côté du sien…
Savoir ce que Raymond Vidal faisait en Croatie, c’est le travail de Charles Bernard, détective à la petite semaine. Pour une fois, son enquête bénéficie d’un budget important et il en profite pour la conduire à travers l’Europe en se donnant, quand l’occasion se présente, du bon temps. « Comme je dis toujours, glander c’est glaner un peu. » Ce pourrait être sa devise.
L’enquêteur a beau glander, il doit quand même débrouiller un minimum la piste complexe d’un tableau du Caravage qui a disparu, peut-être pas pour tout le monde. Un spécialiste, Occhipinti, occupé à la rédaction d’un livre sur le peintre, lui en dira peut-être davantage. D’autant que Raymond Vidal, l’air d’un clochard, a passé un peu de temps chez lui. Les indices sont aussi insaisissables que le tableau lui-même. Il est passé par Berlin où Charles Bernard a d’autres raisons de se rendre – une femme. Une autre femme, qui loue son corps et sa bonne présentation, joue aussi un rôle dans cette histoire. Quand le détective se confond avec l’objet de son enquête et croit s’appeler Ray Charles, il est temps de conclure. Ou non.

Juan d'Oultremont, Compte à rebours (Onlit)
Il faut prendre le titre au pied de la lettre, ou au pied des chiffres: Juan d'Oultremont, ou plutôt son personnage, Judas Klaus-Thauman ( qu'il faut chercher à la lettre T dans l'annuaire, et qui revendique ses fautes d'orthographe), a bien l'intention d'aller de 365 à 1, en autant de jours et de messages envoyés à Décibell Blancherie, une trapéziste dont le deuxième mari, ou presque mari, est en prison pour terrorisme, dit-elle, et qui, en raison de cette situation, rédige chaque semaine une recette spécialement dédiée aux hommes enfermés, avec le souci souvent avorté de rendre le plat accessible derrière les murs et une intention poétique sous-jacente. Judas, au terme d'une année de correspondance, demandera Décibell en mariage. Elle est prévenue. Elle n'est pas d'accord. Elle est d'accord? Cela dépend, selon les moments. C'est la même chose pour les messages qu'il envoie: elle ne désire pas toujours les recevoir.
Ces messages, nous ne les lisons pas vraiment. Nous découvrons plutôt les commentaires que fait Judas sur ce qu'il a envoyé, sur les réactions de la destinataire, sur leurs rencontres, sur leurs parcours liés et contrariés.
Une histoire d'amour volontariste s'écrit sans tenir toutes les promesses de la rigueur manifestée au début: le compte à rebours saute des étapes, ralentit parfois, se trompe même dans la numérotation inversée. La vie, en effet, ne se mesure pas aisément à pas égaux, d'un point à un autre qui devrait, à l'arrivée, servir de conclusion.
On oscille donc entre le rythme précis et les embardées imprévisibles.

Francesco Pittau, Tête-Dure (Les Carnets du dessert de lune)
Tête-Dure, c’est le surnom que sa mère lui a donné après avoir envisagé de l’appeler Cœur-de-Pierre, a six ans en 1962. Il vit dans les jeux de son âge mais le monde des adultes est poreux et envahissant. Surtout quand la famille, immigrée d’Italie, vit à l’étroit dans un deux pièces et que la radio, en pleine crise des missiles cubains, nourrit la crainte d’une nouvelle guerre mondiale. Le père du jeune héros déteste les Américains : sans eux, l’Italie de Mussolini serait devenue un pays florissant et il n’aurait pas dû, comme tant de ses compatriotes, chercher du travail dans un pays de merde. Mais le coiffeur du quartier, un Grec, pense que les Cubains sont pires que les Turcs, c’est dire…
Une guerre serait peut-être cependant moins traumatisante pour le gamin que le sont les relations tumultueuses entre ses parents. La colère du père va croissant ce samedi-là, au rythme où la mère s’aigrit. La succession des maladresses interdit toute sérénité et Tête-Dure observe avec inquiétude son univers qui semble se déglinguer. Et qui pourtant, vingt-quatre heures plus tard, est toujours là, pareil à lui-même.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur (Minuit)
Dix ans. C’est le temps depuis lequel Eugène Savitzkaya n’avait pas publié chez son principal éditeur, Minuit, où quatorze de ses livres étaient parus de 1977 (Mentir) à 2005 (Fou trop poli). Le silence était relatif : quelques titres avaient surgi ici ou là, et parmi eux des nouvelles rassemblées dans Propre à rien (Didier Devillez) ainsi que sa part de réponses à Hervé Guibert dans leur correspondance, Lettres à Eugène (Gallimard). Il n’empêche qu’on se jette sur Fraudeur, roman, doublé d’un recueil de poèmes, A la cyprine.
Fraudeur renoue avec la langue charnelle qu’on a plaisir à fréquenter depuis ses débuts parce qu’elle remue en profondeur dans la phrase et communique son frémissement. Un garçon de quatorze ou quinze ans, qualifié de fou, vit à la campagne et y découvre une manière personnelle d’appréhender le monde. On est tenté de voir en lui l’écrivain à cet âge.
Le texte est très ancré dans les paysages de Belgique, avec champs, foin, lapins et perdrix (entre autres), mais il arrive que le décor devienne, dans un mouvement de transformation ou de superposition, maisons en rondins de bois au bord du Dniepr, avec bortsch, vodka et pirojki, parfums slaves des origines familiales.
Pour le fraudeur fou comme pour l’écrivain, et depuis longtemps en ce qui concerne celui-ci, son œuvre en témoigne, l’univers se perçoit comme un immense terrain de jeux où dominent les sensations. Rien n’est intellectualisé, le contact est direct à travers l’odorat, le goût, le toucher, le regard… C’est la même démarche que dans le diptyque consacré aux enfants, Marin mon cœur et Exquise Louise, sinon qu’il s’agissait là de restituer une réalité observée et qu’il faut ici, dans Fraudeur, la reconstituer après bien des années.
Les enregistrements du sismographe ont parfois dessiné des traits assez nerveux, particulièrement dans les premiers livres. On en aperçoit quelques traces, de loin en loin, signalées peut-être par les lapins éviscérés après une castration ou par la menace que représentent les guêpes. Mais, dans l’ensemble, l’écriture semble apaisée, attachée à dire le doux plutôt que le rêche. Méfions-nous malgré tout : « Ne m’apaise que l’amour charnel et le vin jeune », dit Savitzkaya…

jeudi 29 octobre 2015

Doublé au Grand Prix du roman de l'Académie française

L'Académie française a fait son choix pour le premier prix littéraire parmi les plus importants de l'automne, son Grand Prix du roman. En réalité, elle n'est pas parvenue à choisir, puisqu'elle le partage, cette année, entre deux lauréats, Hédi Kaddour et Boualem Sansal. Cela s'était déjà produit deux fois, en 1954 (Pierre Moinot et Paul Mousset) et en 1999 (Amélie Nothomb et François Taillandier).

Dans Les PrépondérantsUne équipe américaine de tournage arrive en 1922 à Nahbès, dans une colonie française nord-africaine où l’opinion dominante et bien-pensante du Cercle des Prépondérants entend et approuve, à propos des femmes appartenant au milieu trouble du cinéma, cette remarque : « Quand elles s’assoient on voit tout ! » Le bruit court, plus inquiétant encore, que certains membres de l’équipe sont opposés au colonialisme. De quoi provoquer un choc culturel – « Le choc » est le titre donné par Hédi Kaddour à la première partie de son roman, Les Prépondérants, souvent cité par les différents jurys des prix littéraires à venir dès la semaine prochaine.
Il y a quelques raisons de ne pas manquer ce roman romanesque bourré d’arguments pour convaincre les plus réticents. On y trouve de grandes histoires d’amour contrariées. Une ambition artistique chez un réalisateur, Neil Daintree, qui rêve d’adapter Eugénie Grandet. La reconstitution historique d’une époque où fermentent les germes de troubles multiples, non seulement en Afrique du Nord mais aussi en Europe – un détour par Berlin fournit l’occasion de s’inquiéter de l’avenir du « Mussolini bavarois », un certain Adolf Hitler… Alors qu’au départ, il n’y avait que l’envie de décors naturels pour tourner Le Guerrier des sables avec des vrais chameaux – plus difficiles à diriger que les animaux de cirque dont Neil aurait disposé à Hollywood.
Comme dans la vie, une chose en entraîne une autre. Pour convaincre ses producteurs de transporter son équipe technique et ses acteurs au bord du désert, et donc d’engager un budget important, le réalisateur avait plaidé : « je veux qu’on sente que l’arrière-plan peut à tout moment échapper au contrôle des héros ». C’est gagné, et bien au-delà du champ de la caméra.
Le jeune Raouf, cousin de la studieuse Rania et fils du caïd Si Ahmed, chargé d’aider les Américains tout en les surveillant un peu, excédé d’être traité par la vedette du film, Kathryn Bishop, comme un adolescent, finit par céder au charme de celle-ci et les tourtereaux roucoulent malgré l’ambition de l’actrice prête à tout pour une grande carrière. De ce point de vue, Raouf ne peut guère lui être utile, au contraire d’autres hommes, en Europe où ils voyagent ensemble.
Le plus étonnant, qui est aussi le plus impressionnant dans Les Prépondérants, c’est la façon dont Hédi Kaddour fait mine de bâtir mollement un récit lâche alors que tout y est concerté. Les trois temps principaux découpent le roman en parties chronologiques (« Le grand voyage » et « Un an après » sont les deux dernières), sans artifices. Mais c’est à l’intérieur que les nœuds se font et se défont, entraînant les personnages à la rencontre de cultures diverses, d’événements provoqués par des sentiments de base combinés dans des mécanismes complexes, et dont la complexité ne freine jamais le flux du récit.

Le nouveau roman de Boualem Sansal est un délire : une société aussi codifiée, surveillée que l’Abistan, le pays où se déroule 2084. La fin du monde, n’est possible que dans l’imaginaire, pas dans la vraie vie. L’écrivain l’affirme lui-même, dans un avertissement destiné à nous rassurer : « le monde de Bigaye que je décris dans ces pages n’existe pas et n’a aucune raison d’exister à l’avenir, tout comme le monde de Big Brother imaginé par maître Orwell, et si merveilleusement conté dans son livre blanc 1984 n’existait pas en son temps, n’existe pas dans le nôtre et n’a réellement aucune raison d’exister dans le futur. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. »
D’ailleurs, Sansal s’inspire directement des mécanismes mis en place par Orwell dans sa fiction : la dictature est aussi et d’abord une police de la pensée qui impose une langue pauvre et unique, la surveillance est complète et les interrogatoires, fréquents. En effet, tout est sous contrôle.
Sous couvert de pure invention, on le soupçonne cependant très vite d’alerter, comme le faisait Orwell, sur des dérives bien réelles. L’écrivain britannique, en 1949, peu après les accords de Yalta, décrivait un pouvoir politique totalitaire, pas très différent de celui qui oppressait les Soviétiques. Boualem Sansal, aujourd’hui, évoque un pouvoir religieux tout aussi totalitaire dont l’Etat islamique fournit quotidiennement l’illustration.
Mais 2084 est cependant une parabole plutôt qu’un témoignage. Dans l’ordre du reportage, les informations que nous recevons de régions soumises à un despotisme radical horrifient. Dans l’ordre du roman, la vision globale est pire encore.
Il est entendu, en Abistan, qu’il y a un seul Dieu, Yôlah, représenté sur Terre par un prophète unique, Abi, dont les « divins enseignements » sont consignés dans un livre sacré écrit en abilang, le Gkabul. Tout le monde s’habille de la même manière, les hommes en burni, les femmes en burniqab, après une inévitable évolution : « Un jour, suite à quelque fièvre qui avait décimé plusieurs régions, on rallongea le burni des femmes jusqu’à la plante des pieds, on le renforça par un système de bandage qui comprimait les parties charnues et protubérantes et on le compléta par une capuche avec œillères incorporées qui enserrait fermement la tête ». On a bien lu : les motivations étaient rationnelles, il s’agissait de lutter contre la fièvre…
Dans ce pays qui ne connaît aucune Histoire, sinon 2084, la date de la Guerre sainte, aucune géographie, car il n’existe rien au-delà de frontières introuvables, Ati se pose des questions. Attitude répréhensible, évidemment, qu’il masque derrière un discours convenu tandis que son esprit bat la campagne, envisageant ce que pourrait être une religion qui ne soit pas d’Etat, ou un Etat qui ne serait pas religieux, la vie à une autre époque avec moins de contraintes, une sorte de… oui, de liberté. Concept totalement étranger en Abistan, où l’effleurer s’apparente à un crime.
Avec 2084. La fin du monde, Boualem Sansal poursuit une œuvre salutaire d’éveil – tout le contraire de ce qu’il faisait mine de déclarer dans son avertissement. La démonstration n’évite pas quelques pesanteurs, mais elle est irréfutable.


A propos de l'Académie française et de son Prix du roman dont c'est le centième anniversaire, je rappelle que la "Bibliothèque littéraire" de la Bibliothèque malgache a réédité, à l'intention des curieux, deux des trois premiers lauréats.

Les murmures confus du jury Médicis

Je m'interrogeais ici même, après la première sélection du Prix Médicis, sur la question de savoir si les jurés avaient trop lu ou pas assez - il y avait 28 livres pour les deux prix du roman seulement. Hier soir, avaient-ils trop bu ou pas assez?, les jurés se sont séparés sans rien changer à la deuxième sélection établie il y a trois semaines.
J'imagine assez bien une réunion qui dure, qui n'en finit pas, au cours de laquelle les uns et les autres se sont racontés leurs petites histoires - les femmes, les hommes, les éditeurs, la dernière rumeur politique, que sais-je? - pendant des heures. Et puis, au moment où tout le monde commençait à fatiguer, où les moins vifs avaient envie d'aller se coucher et les plus éveillés d'aller s'enfiler un verre ailleurs, quelqu'un a levé un sourcil et a lâché:
- Merde! on a oublié de parler de la dernière sélection!
A quoi quelqu'un d'autre, mais il est difficile de savoir s'il (ou elle) appartenait au cercle des précocement assoupis ou des tardivement excités, a répondu:
- Pas grave, on va garder celle de la fois dernière.
Ce qui, avant d'éteindre les lumières, fut accordé dans un murmure entendu comme un acquiescement collectif. Il était de toute manière trop tard pour faire la révolution.
Et voilà pourquoi la dernière sélection du Médicis, des Médicis, pardon, est exactement celle que je vous donnais il y a trois semaines.
Je n'y suis pour rien, je n'étais pas à la réunion.
Un rappel, est-ce quand même une information?
Aujourd'hui, on dira que oui.

Romans français
  • Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.)
  • Christophe Boltanski, La cache (Stock)
  • Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)
  • Maryline Desbiolles, Le beau temps (Seuil)
  • Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Noir sur blanc, Notabilia)
  • Hédi Kaddour, Les prépondérants (Gallimard)
  • Aram Kebabdjian, Les désoeuvrés (Seuil)
  • Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)
  • Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)
  • Antoine Mouton, Le metteur en scène polonais (Bourgois)
  • Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (Lattès)
Romans étrangers
  • Javier Cercas, L’imposteur (Actes Sud)
  • Hakan Günday, Encore (Galaade)
  • Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)
  • Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)
  • Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)
  • Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)
  • Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)
  • Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)
Essais
  • Antony Beevor, Ardennes 1944 (Calmann-Lévy)
  • Didier Blonde, Leïla Mahi 1932 (Gallimard)
  • Pierre Boncenne, Le parapluie de Simon Leys (Philippe Rey)
  • Serge Bramly, La transparence et le reflet (Lattès)
  • Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)
  • Cynthia Fleury, Les irremplaçables (Gallimard)
  • Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil)
  • David Le Breton, Disparaître de soi (Métailié)
  • Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)